Humanisme et architecture
Giovanni Kiaus-Kocnig
1. L’absence d'une conscience humaniste, conséquence d’un manque de culture générale de la part des architectes, est un phénomène très courant dans les pays où ces spécialistes sont formés dans les universités techniques ou aux Beaux-Arts. En effet, ces écoles sont toutes deux orientées, du point de vue didactique, vers les extrémités opposées de l’enseignement de l’architecture.
La fusion de ces deux genres d’écoles a placé dès 1930 l’Italie dans une situation privilégiée. Nous nous sommes malheureusement reposés sur ces lauriers et la crise de l’enseignement est aujourd’hui complète et sans précédent.
Dans ces conditions, nous pensons intéresser le lecteur en décrivant la crise italienne — et l’architecture qui en résulte — afin de détruire ses éventuelles illusions s’il croit encore qu’il suffit d’additionner les deux enseignements en question pour résoudre le problème. L’adjonction successive de matières a donné un plafond infranchissable: on en enseigne actuellement trente-sept en Italie. Il est donc bien clair qu’il faut procéder à une transformation radicale des méthodes d’enseignement universitaire.
2. Chaque génération d’architectes porte gravée en elle l’année de son diplôme.
Exceptés ceux qui se destinent au professorat, la grande masse des professionnels reflète toujours l’enseignement reçu directement. La mise à jour obtenue en feuilletant hâtivement les revues d’architecture est superficielle. La culture de base reste celle qui a été acquise dans les universités.
S’il est difficile de reconnaître la main d'un auteur, il est d’autant plus aisé de détecter l’école qu’il a fréquentée, l’époque et les professeurs qui y enseignaient.
Dans la République fédérale allemande, par exemple, l'enseignement donné par des architectes rigoureusement rationalistes comme Eiermann, Kramer et Oesterlen a provoqué une large diffusion du langage rationaliste, codifié dans une technologie et une morphologie à peu près standardisées.
En revanche, les rares élèves de Max Tant et de Scharoun — tels W. Rausch et ChenKuen-Lee — suivent des voies complètement différentes.
En Italie, l’après-guerre n'a pas vu un renversement de positions aussi total et subit. La génération des architectes rationalistes a remplacé celle des vieux académiciens graduellement et sans fracas. En outre, les rationalistes de la première vague avaient péri en guerre ou dans les camps nazis (G. Pagano, G. Terragni, G. Banfi) ou encore étaient décédés prématurément (A. Libera). D’autres architectes, au tempérament plus inquiet et problématique, ont eux-mêmes provoqué la crise du langage rationaliste en greffant sur le tronc originel des composants organiques 29
(C. Scarpa, I. Gardella), néo-réalistes (M. Ridolfi) et même expressionnistes (G. Michelucci).
Le réveil actuel des études de l’histoire de l’architecture — œuvre avant tout de S. Bettini, B.C. Argan, R. Pane, B. Zevi et C.L. Ragghienti — a contribué à la diffusion de la culture architecturale, soit par l’enseignement universitaire, soit par la constitution d’une abondante littérature critique sur l’architecture moderne.
3. On pourrait croire, en lisant ce qui précède, que l’Italie se trouve dans une situation enviable et qu’elle est en mesure de produire une bonne architecture. Hélas, la réalité est tout autre. La preuve en a été fournie lors du dernier concours national pour les nouveaux bureaux de la Chambre des Députés à Rome. J’ai eu l'honneur de faire partie du jury avec Nervi et Michelucci. Aucun prix n’a pu être adjugé, mais nous avons pu avoir une vue d’ensemble sur l’architecture de notre pays, puisque presque tous les constructeurs d’un certain niveau ont participé. On a tout vu, depuis les arcs et les colonnes des vieux académiciens encore vivants jusqu’aux rationalistes intégraux en passant par le pop’art, par les constructivistes, les organiques, les structuralistes, les néo-baroques et les néoliberty. Toutes les tendances étaient représentées, mais aucun projet n’était convaincant. Toutefois, il a été intéressant de constater que les idées plus originales ont été émises par des personnes qui sont aussi professeurs d’histoire de l’art, comme P. Portoghezi, par exemple. Pour conclure, les meilleurs projets étaient des œuvres cultivées, pleines de citations souvent réfléchies. Mais ils étaient aussi dénués de cette intuition de la « forme juste » qui caractérisait la « patiente recherche » de de Le Corbusier dans l’hôpital de Venise.
4. Lors d’une réunion organisée par la revue Casabella, l’architecte F. Borsi a relevé, dans une conférence fort intéres30
sante sur le rôle joué par les revues, que l’architecture de tous les siècles, lorsqu’elle arrive vers les années septante, piétine comme si elle voulait établir un premier bilan. C’était le cas pour les « maniéristes » florentins de 1570, les éclectiques sous Napoléon III et sous la Troisième république. C’est en somme l’instant fatal où toutes les expériences du siècle se trouvent en état de synchronisme momentané. Presque comme lorsqu’un obstacle imprévu durant une chasse au renard provoque un regroupement général des cavaliers, qui étaient jusqu’alors échelonnés dans le terrain.
C’est justement de cette coagulation provisoire que naissent les nouveaux élans. Si on avait demandé à Buontalenti où à Ammannati où diable ils portaient l’architecture de la Renaissance, on n’aurait certes pas pu obtenir la réponse qui nous semble aujourd’hui aller de soi: «Mais vers le Baroque, voyons! » Ils étaient pourtant tout près d’y arriver, mais ils l’ignoraient. Buontalenti, avec ses fantastiques hardiesses formelles dans le chœur de la Sainte Trinité, était aussi tenté par une impossible réminiscence de Brunelleschi. Dans la villa de Artimino, il poussait le style linéaire et « écrasé » de Michelozzo. C’est justement de ces oscillations, de cette volonté d’aller en avant et en arrière dans un but de recherche qu'est née l’étiquette de « maniériste ». Elle nous apparaît justement aujourd’hui comme la manifestation non d’une fantaisie fertile non contrôlée, mais d’une maturité critique qui souffrait.
5. Eh bien, cette situation ne me déplait pas à priori, car elle n’a en soi rien de négatif. Il y a lieu toutefois de relever qu’elle est beaucoup plus complexe que les précédentes. En effet, la crise maniériste de 1570 était affaire purement italienne, la crise éclectique était européenne, mais celle d’aujourd’hui est mondiale. Plus exactement, il s’agit d’une série de crises non homogènes, décalées, voire contradictoires.
Par exemple, tandis qu’au cours des années 1955 à 1960 l’architecture italienne tentait de récupérer le « liberty », l’Amérique était attirée par le néo-classicisme décoratif. Alors que le Japon découvrait le béton armé et brutalisait la morphologie traditionnelle provenant de l’usage du bois, le mur de Berlin traumatisait cette ville et rendait vitales les propositions expressionnistes de Sharoun, jusqu’alors ensevelies dans la tranquillité de la civilisation de consommation.
C’est le danger plus aigu de ces moments d’attente et voilà pourquoi l’esprit critique devient fondamental, puisque l’histoire et la critique, le passé et le présent réussissent alors à se rapprocher et à fusionner en une seule activité. De là l’importance majeure des revues, des débats, des réunions d’étude internationales. C’est peut-être le moment le plus propice pour éliminer l’actuelle séparation absurde entre les architectes qui s’occupent d’histoire, de critique et de recherches typologiques et ceux qui se définissent eux-mêmes « compositeurs ».
Ce divorce, né durant la seconde moitié du siècle dernier dans les académies des Beaux-Arts, n’a aucun sens, car les deux activités ne peuvent s’épanouir en s’ignorant, l’une affairée à creuser des fondations toujours plus profondes, l’autre concentrée sur l’érection de murs sans fondation.
La fusion de ces deux catégories sera sans doute obtenue plus par un travail de groupes que par la création de personnalités polyvalentes. Elle sera peut-être la tâche principale que les prochains vingt ans nous assigneront.