Constantin Melnikov

Anatole Strigalev

L’architecte sociétique Constantin Melnikov, l’un des plus brillants pionniers de l’architecture du XXe siècle, est né à Moscou en 1890. Sa formation professionnelle ne le prédisposait pourtant pas à une carrière d’exception et ne différait en rien de celle que recevaient à cette époque les élèves des académies et des écoles artistiques de tous les pays. A l’Ecole des BeauxArts de Moscou, le jeune Melnikov étudie des vestibules dans le style crétois, des halls ferroviaires dans le style roman, des églises dans le style russe, des musées de la guerre dans le style classique. Il reçoit son diplôme d’architecte en 1917.

Dès ses premiers travaux autonomes, Melnikov rejette le pastiche des styles historiques, s’engage dans la voie de la recherche d’une architecture exprimant son époque, une époque qui bouleverse le vieux monde et ne peut laisser indifférent un artiste.

Ainsi les débuts de Melnikov coïncident-ils avec la Révolution russe. C’est un temps incroyablement difficile mais tout aussi captivant, un temps de combats, de recherches incessantes dans tous les secteurs de la vie. On édifie une nouvelle Russie, un nouveau mode de vie, une nouvelle culture, de nouveaux rapports humains.

La construction proprement dite, toutefois, est pratiquement inexistante. L’architecture soviétique n’en connaît pas moins une activité bouillonnante. Privés de la possibilité d’ouvrir immédiatement les chantiers, les architectes s’y préparent par d’innombrables concours, des projets-propositions, des discussions professionnelles et des polémiques dans la presse, par l’enseignement aussi. Très vite une nouvelle école vient à maturité, qui va déborder au bout de quelques années sur les aires de chantiers et faire un apport considérable à l’architecture de notre pays et du monde entier.

« En ces années si remarquables pour nous autres Russes, dit Melnikov, nous fûmes pris d'une fièvre incroyable de bâtir le nouveau bonheur des hommes. Tout ce qui s’était levé à l’intérieur de chacun de nous s’orientait dans le domaine des expériences

Constantin Stépanovitch Melnikov. 1966

et des espoirs désintéressés, et après de longues années de pastiche, un art généreux apparut enfin. L’architecture se mit à parler sa langue naturelle dans les porteà-faux musclés des structures. » Les recherches novatrices les plus affirmées de ces années sont liées aux noms de Tatiine, des frères Vesnine, de Ladovski, de Guinsbourg, de E. L. Lissitski, de Nikolski, de Krinski et, bien entendu, de Melnikov, dont les études ne tardent pas à connaître la grande audience. On travaille à de nouveaux types d'édifices, à la rénovation des types traditionnels; on étudie et réalise des solutions nouvelles pour l’habitat urbain et rural, les clubs ouvriers, les centres de loisirs, les édifices sportifs, les halls d’exposition, les garages, les usines.

Constantin Melnikov joue un rôle particulier dans ce mouvement. Restant quelque peu à l’écart des groupements qui se multiplient, ne participant guère aux débats théoriques, il étudie beaucoup, travaille fructueusement, d’une manière discutable peut-être, mais toujours inattendue.

Ses projets puis ses constructions ne laissent personne indifférent. On les discute, certains les attaquent violemment, assurant qu’elles n’obéissent à aucune règle, que c’est pur formalisme.

Son métier est certes profondément individuel et nous avons là le crédo de Melnikov, qui dit « La création commence là où l’on peut dire que ceci est à moi...» L’architecte a un sens extraordinaire de la forme dans l’espace, il l’invente sans répit, harmonise la fonction, l’expression artistique à cette forme géométrique, cherche à provoquer le choc émotionnel.

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Il ne partage pas la thèse selon laquelle la forme suit la fonction. Dès lors que cette dernière est fournie dans ses détails technologiques, dit-il, les techniciens usurpent le rôle de l’architecte, étudient l’édifice et laissent à l’homme de l’art l’unique soin de son apparence extérieure. La tâche de l'architecte, affirme Melnikov, une fois saisies les exigences fonctionnelles, est de rechercher un agencement optimal de la fonction dans un espace donné, simultanément à la quête du parti spatial proprement dit. C’est ce que s’efforce de faire Melnikov dans chacune de ses études et c’est ce qu’il fait avec le premier de ses projets réalisés, le pavillon de la régie des tabacs à l’Exposition agricole de 1925, qu’il baptise «Le Gros Gris » (Makhorka). Melnikov modifie à cette occasion le schéma technologique traditionnel, dans lequel la machine à couper le tabac est disposée horizontalement. Lui donnant une position verticale, il gagne une place considérable et a ainsi la possibilité de créer un espace très découpé, puissamment expressif (disons en passant que sa nouveauté technologique fut adoptée d’emblée par les experts).

On voit pour la première fois dans cet édifice bien des procédés qui vont caractériser par la suite toute l’œuvre de Melnikov: écartèlement de l’édifice en volumes de hauteurs et de formes différentes, niveaux d’étage à cotes variables, parties en porte à faux, toiture à pan unique et angles de pentes différents, escalièr extérieur.

Mais sa réalisation la plus connue reste le pavillon national de l’U.R.S.S., le clou de l’Exposition universelle des arts décoratifs et appliqués tenue en 1925 à Paris. On peut dire que cette œuvre ouvre une page nouvelle dans l’architecture d’exposition mondiale.

Le rectangle allongé du terrain disponible, Melnikov le construit en totalité, mais en ayant soin de découper en diagonale un large escalier qui divise le pavillon en deux espaces. Une structure de légers panneaux inclinés refait la jonction en surplomb de l’escalier. Cette structure n’a rien d’utilitaire. Selon l’architecte, elle doit symboliser dans le langage de l’architecture l’unité des républiques qui forment notre pays, forte de leur assistance mutuelle. Le pavillon produit une grande impression sur tous ceux qui ont l’occasion de le voir, par son originalité, sa légèreté, son caractère de liesse et quelque chose de pathétique à la fois. Il est exécuté en bois et verre, peint en rouge avec quelques éléments de blanc: une construction d’exposition, légère, provisoire, aux formes insolites se gravant dans la mémoire, C’est en fait la pièce maîtresse de la présentation soviétique.

Tout ceci est entièrement nouveau et le contraste que fait le pavillon de l’U.R.S.S.

avec les édifices volontairement alourdis, stylisés des autres nations est unanimement relevé par la critique professionnelle et la grande presse.

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« Le gros Gris », pavillon de la régie des tabacs à l'Exposition agricole de Moscou. 1923

Le marché du quartier Novo-Soukharevski. Moscou. 1923

Pavillon de VU. R.S.S. à l'Exposition Universelle des arts décoratifs et appliqués de Paris.

Projet. 1925 Perspective Plans du rez et de V étage Coupe Façade

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A la fin de cette manifestation, la pavillon est remonté à Paris et sert longtemps de club à des organisations ouvrières. L’importance capitale de cette œuvre doit être mesurée à l’influence qu’elle eut sur l’évolution de l’architecture et de l’esthétique industrielle modernes. Cette idée d’une structure spatiale formée d’éléments en porte à faux se soutenant mutuellement (mais ne remplissant ici qu'un rôle purement décoratif), Melnikov ne tardera pas d’ailleurs à l’appliquer dans un but rigoureusement constructif.

Ajoutons qu’à côté de son pavillon, il réalise un groupe de légers kiosques fort intéressants, prémonition des centres commerciaux d’aujourd’hui, de l’art des vitrines moderne.

Un an auparavant, on avait construit à Moscou un vaste marché dessiné par Melnikov et composé d'une multitude de cellules en bois alignées en dents de scie.

Les alignements sont disposés de façon à assurer la liaison optima avec les issues et la gérance située au centre du marché.

La couleur, vive et achromatique, a un but à la fois esthétique et utilitaire: apporter un élément de variété dans les alignements formés de cellules standard et orienter le client, chaque groupe de marchandises étant désigné par sa propre couleur.

Cette composition en dents de scie, Melnikov la reprend dans des études pour l'habitat, les stationnements d’autobus dans des parcs de sa conception. 11 aime en effet travailler sur des séries de projets d’un type analogue, auxquels pourtant il donne chaque fois une solution différente.

(On lui doit plusieurs halls d’exposition, plusieurs clubs et quelques garages étudiés de cette manière.) A Moscou, Melnikov en bâtit quatre, de ces garages, et pour l’Exposition de 1925, on lui commande l’étude d’un garage pour 1000 taxis à Paris, pour lequel il exécute deux variantes. L’une propose un volume cubique de huit niveaux dont l’aménagement intérieur prévoit quatre voies de circulation ne se coupant nulle part.

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Club Zouïev à Moscou. Projet. 1927 Coupe et plan

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La seconde suggère une idée tout à fait exceptionnelle: ériger le garage sur la Seine, en surplomb d’un pont, de la voierie et des quartiers attenants, et créer ainsi une deuxième zone de construction audessus de la vieille. Melnikov fait à cette occasion l’étude d’une immense structure tridimentionnelle composée de deux consoles gigantesques se croisant comme un tréteau et s’équilibrant mutuellement. On avait là, on le voit, un développement de la structure jetée au-dessus de l’escalier du pavillon de Paris. Pour pallier au sentiment d’insécurité que les masses suspendues en un porte-à-faux très important pourraient susciter chez les gens circulant au-dessous, Melnikov les appuie aux extrémités sur des colosses au rôle purement décoratif.

Un tel parti spatial parut bien téméraire en 1925. Il devançait de plus de 25 ans la solution préconisée pour la première fois pour l’arène de Raleigh, et qui reçut par la suite une diffusion considérable. Notons également que ce sujet devançait d’une quarantaine d’années le zoning vertical que Paul Maymont propose pour Paris.

N’importe quelle étude de Melnikov recèle toujours quelque ressource négligée ou oubliée de mise en valeur de l’espace architecturé, des solutions très simples, apparemment évidentes et néanmoins absolument nouvelles.

On relève en premier lieu que Melnikov rejette l’usage qui veut que les planchers d’un édifice restent à la même cote sur tout le niveau, ou que l'on ait recours à trois dimensions seulement: longueur, profondeur et hauteur. Lui préfère utiliser et donner une activité accrue à leurs diagonales: en plan, en façade et en coupe; diagonales dans l’espace: escaliers, consoles, décrochements des toitures, éventail des rayons issus d'un point unique.

Tout en conférant une grande unité à ce procédé, l’architecte en use de mille façons sans jamais se répéter, découvrant sans cesse des partis spatiaux imprévus, de

nouvelles structures, des modes expressifs qui caractérisent selon lui l’architecture moderne.

La diagonale du rectangle est plus longue que ses côtés. Faisant des diagonales les axes de ses compositions, Melnikov obtient une majoration visuelle de l’espace dont il dispose. Ses édifices semblent ainsi plus grands de l’intérieur qu’on ne le pensait au vu de la façade. Le long d’un axe diagonal, les volumes architecturés s’appréhendent plus activement, se relient en des combinaisons inattendues.

Melnikov dit: « Mes meilleurs instruments ont été la symétrie hors la symétrie, la souplesse infinie de la diagonale, la maigreur de bon aloi du triangle et la masse impondérable de la console. » D’une manière générale, le porte-à-faux est pour lui l’élément spécifique de l’architecture du XX0 siècle, où il tient le rôle de l’architrave des Grecs et de la voûte des Romains.

Melnikov affectionne surtout les axes diagonaux qui tranchent un espace, et il en use avec un tel bonheur qu’il peut se permettre de les appliquer jusque dans les formes réputées aussi statiques que le cercle ou le cylindre. Son étude pour le club Zouïev (1927) se base sur une intersection de cinq espaces cylindriques de différentes hauteurs égrenés le long d'un axe longitudinal. La puissance de cet axe l’apparente aux diagonales de ses autres édifices. Le décalage entre la hauteur des cylindres et les cotes de plancher accuse encore davantage le règne des directrices obliques dans la composition de l’intérieur.

Les premiers dessins de la maison de l’architecte datent de 1918. Une des variantes suggère un plan circulaire qui ne s’ordonne pas selon les rayons mais selon

des obliques, plus dynamiques. L’autre — un plan carré divisé par une paroi à dièdre légèrement moins accusé que la diagonale.

Les deux sont centrées autour d’une grande cheminée. Dans le projet réalisé (1927-1929) Melnikov reprend le procédé étudié pour le club Zouïev, mais réduit pour la circonstance à deux cylindres.

D’un diamètre extérieur de 10 mètres pour une hauteur respective de 9 à 12 mètres, ils s’agencent le long d’un axe nord-sud en se pénétrant d’un tiers de diamètre. Le rezde-chaussée légèrement surhaussé distribue l'entrée, la salle à manger, quelques pièces, la cuisine, la salle d’eau, les W. C. Au second niveau, un grand séjour et la chambre à coucher principale. Une baie de vingt mètres carrés de surface orientée au midi baigne le séjour de lumière. La chambre à coucher et le studio en soupente (d’une grandeur et d’une forme identiques au séjour) sont éclairés par des lucarnes hexagonales distribuées sur toute la surface du mur (on en dénombre 38 dans le studio) et assurant une lumière diffuse et égale pendant toute la journée solaire. La configuration cylindrique de la façade nord et la disposition des fenêtres en réduisent au minimum les inconvénients.

Cette demeure produit une impression d’intimité exceptionnelle. Ce que certains, au vu de l’extérieur, taxent de formalisme, devient chaleur, lyrisme, commodité audedans, un tel parti assurant une succession d’effets spatiaux sans cesse renouvelée, résultant surtout de la mise en valeur différente des deux cylindres. On a là un exemple du procédé favori de Melnikov, la confrontation de deux espaces de forme et de volume identiques mais présentés différemment, une des manifestations de sa thèse de la symétrie hors la symétrie.

La maison de l'architecte Melnikov à Moscou.

1927-1929

i.

Succursale moscovite de la Pravda de Léningrad. Projet. 1923

Tout en appréciant hautement les recherches spatiales de F.-L. Wright, Melnikov pense qu’il n’est pas obligatoire que l’espace intérieur soit continu. L’espace total doit, certes, être sensible en chaque point, mais sans préjudice des commodités que présente l’isolation.

Le maître s’acharne à obtenir que l’architecture commande l’œil humain, un peu comme la musique commande l’oreille. Il veut découvrir en chaque occasion un thème architectural susceptible de créer l’expression recherchée, d’organiser par les vertus de l’architecture une certaine succession d’impressions.

En cette période où les conceptions rationalistes tiennent le haut du pavé, les idées de Melnikov s’avèrent beaucoup plus larges et s’appuient toujours sur la volonté de répondre aux besoins « du monde énigmatique mais réel de nos sens ».

Le critère suprême reste donc à ses yeux la concordance de l’édifice architecturé avec les règles complexes et multiples de la nature. « J’aime une esthétique naturelle créée par des hommes », ainsi formule-t-il cette pensée.

La quête d’une architecture dynamique aux espaces mouvants est un autre aspect de son œuvre. Enfant, il avait été frappé de constater qu’un seul homme était capable de mouvoir la masse énorme d’une locomotive en actionnant une plaque tournante. C’est donc que la rotation des grandes masses ne pose pas de problème technique particulier...

En 1923, Melnikov remporte le premier prix au concours pour une Succursale de la « Pravda de Léningrad » à Moscou. Le terrain exigu dictait un parti vertical.

L’édifice devait être original, prévu pour une publicité abondante et fréquemment renouvelée. L’architecte propose un groupe de cinq cylindres identiques, superposés et vitrés. Chacun d’eux est doté d’une baiewindow trapézoïdale s’élargissant vers l’extérieur. Les quatre cylindres supérieurs tournent indépendamment autour d’un escalier central et se fixent sous n’importe quel angle, l’aspect général de l’édifice pouvant ainsi présenter une infinité de combinaisons.

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Malnikov revient à cette idée de la rotation d’une importante masse architecturée à l’occasion du concours pour un Mémorial Christophe Colomb à Saint-Domingue (1928). L’architecte imagine deux cônes renversés réunis par les sommets, à l’intersection desquels il situe le sépulcre de Colomb. Il veut symboliser par là l’Ancien et le Nouveau mondes réunis par la découverte du grand navigateur. Le cône supérieur est doté de deux pales triangulaires actionnées par le vent. Le monument devient mobile, ses formes changeantes.

Les eaux de pluie doivent s’accumuler à la base supérieure du cône et venir ruisseler sur la châsse de verre qui protège la tombe.

Les pales tournantes, actionnées rarement et au hasard, doivent aveugler les descentes pluviales une fois une certaine cote atteinte, toute l’eau étant alors dirigée dans une turbine dont la mise en marche permet de faire tourner l’ensemble de l’ouvrage.

Mémorial Christophe Colomb à Saint-Domingue. Projet. 1923

Théâtre des Syndicats moscovites (MOSPS). Projet. 1931

C’est visiblement une conception cosmique du mémorial qui a suggéré à l’architecte d’y faire participer les éléments: vent, eau, pluies tropicales, de façon à ce que la nature s’inscrive dans l’architecture comme dans sa propre chair. Le jury du concours, sans estimer possible de primer le projet, fait savoir par lettre qu’en tout état de cause, il a soulevé des débats passionnés.

En 1931, Melnikov participe à un autre concours pour lequel il revient à cette idée de rotation dans un but fonctionnel des plus intéressants. 11 s’agit du projet pour le Théâtre des Syndicats moscovites (MOSPS).

Il dessine la salle de 3000 places en forme de cône tronqué où il prévoit un vaste parterre et cinq balcons. Deux machineries indépendantes doivent l’ajuster au choix au plateau de l’une des trois scènes de taille et de destination différentes qu'il dispose selon les rayons de la salle. On sait que cette idée allait être reprise à maintes occasions par la suite.

Le projet du Théâtre des Syndicats moscovites n’était que l’une des nombreuses propositions de salle transformable étudiées par Melnikov. Entre 1927 et 1929, il dessine sept clubs ouvriers et en réalise six.

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Le Palais de la Culture Maxime Gorki, Moscou.

1928

Le club de l'Usine «.Caoutchouc», Moscou. 1927

Les clubs de Melnikov représentent une partie fort intéressante de son activité.

Bien que n’ayant pu être réalisés dans tous les détails des projets, ils offrent un exemple édifiant du travail qu’il consacre à ce type d'édifice si nouveau à l’époque. Sept clubs.

Autant de solutions spatiales. Autant de modes de transformation de la salle.

L’esprit inventif du maître ne semble pas avoir de limite.

Mais le programme d’un club, quoique apparenté, diffère notablement de celui d’un théâtre. Un club est un édifice à usages multiples, moins représentatif, où l’on doit pouvoir utiliser les locaux d’une façon variée et judicieuse, bien qu’ils s’incrivent dans un volume bâti relativement modeste.

Melnikov commence par rejeter à l’extérieur une partie des escaliers, à concevoir un système de salles de formes, d’aires et de hauteurs différentes. Ses solutions s’avèrent très avantageuses pour les clients (des organisations syndicales), le cube imposé fournissant toujours un maximum de suface utile.

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Nous avons avec le club Roussakov, à Moscou, la construction la plus connue et la plus controversée de Melnikov dans ce genre d’édifice. Dans ce bâtiment bien dans l’esprit de l’époque, doué d’un beau dynamisme, l’architecte propose toute une série de procédés nouveaux. La composition s’ordonne autour de deux axes très sensibles, dirigés l’un à la rencontre de l’autre: le premier, que l’on peut qualifier de centripète, orienté sur la salle, la scène, et le second, symétrique, rythmant le volume extérieur par un mouvement centrifuge des masses. L’édifice est bien rattaché au sol par des escaliers à ciel ouvert, d’actives et importantes consoles l’inscrivent avec bonheur dans l’environnement urbain.

Le club s’organise autour d'une salle au plan découpé que des diaphragmes mobiles permettent de diviser en des combinaisons variées offrant au total une somme de six auditoriums indépendants. Tous les locaux sont dotés d'un éclairage naturel de qualité.

Dans une variante pour le club Zouïev restée sur le papier, on trouve également quatre salles circulaires indépendantes, disposées en redan et pouvant, selon les besoins, être réunies ou isolées. Un système de transformation analogue (une grande salle obtenue par la réunion de trois volumes parallélipipédiques) est prévu de même dans le petit club de l'Usine Frounze.

Dans le Palais de la Culture Maxime Gorki, une salle restangulaire de 1000 places est divisée par une cloison amovible en deux locaux d’égale grandeur, et dans le club de l'Usine Bourévestnik, on trouve le procédé inverse: la salle peut être couplée au gymnase disposé sur le même axe.

Sous les planchers amovibles des salles de ces deux clubs, Melnikov prévoit deux piscines et il étudie l’agencement des installations de façon à en permettre une utilisation réellement polyvalente.

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Le club Roussakov, Moscou. 1927

Le club de la Manufacture de porcelaine de Doulovo. 1928

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Plans du R.-de-ch. et de l'étage

Projet de cité-jardin dans la région de Moscou. 1931 Façade de la gare

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Le club ouvrier qu’il réalise dans la localité de Doulévo (connue pour sa manufacture de porcelaine) ne présente pas moins d’intérêt. Tout en se rapprochant davantage du club Roussakov, il ne le répète pas le moins du monde. Cette fois l’architecture est commandée par le désir de relier l’édifice au parc environnant. La scène doit desservir indifféremment la salle et un amphithéâtre de verdure à aménager dans le parc.

Ici aussi la salle est transformable par couplage avec un local situé plus haut et en retrait.

La recherche d’une riche succession d’impressions, se modifiant selon les points où l’on se place — un aspect extrêmement caractéristique pour de nombreuses constructions de Melnikov — est ici particulièrement sensible.

Chaque étude de Melnikov séduit par une fantaisie intarissable, une conception de l’espace d’une ampleur étonnante, une échelle très lisible. Mais il arrive qu’en appréhendant sur l’une de ses façades l’édifice réalisé on ait l’impression d’une perte d’échelle par rapport au projet. Cette impression change encore quand on fait le tour de l’édifice et qu’on entre à l’intérieur: la richesse de l’agencement spatial, la multiplicité des points de vue, l’effet de surprise permettent de découvrir des aspects de cette architecture que l’auteur était seul à se représenter clairement sur la planche à dessin.

D’une manière générale, les plans de Melnikov ne sont pas aisés à lire. Il faut jouir d’un solide sens de l’espace; mobiliser toutes ses facultés d’imagination pour bien saisir derrière ces orthogonales les masses extérieures et les espaces intérieurs dans les trois dimensions.

« Voir l’architecture dans le projet équivaut à entendre la musique dans la partition, dit Melnikov. Il n’y a aucune différence, si ce n’est que l’auteur d’une symphonie a cet immense avantage de pouvoir demander une exécution et de faire ainsi une appréciation correcte de son travail. »

Palais des Soviets à Moscou. Projet. 1931

N. B. Ces dernières années Constantin Melnikov s'était consacré au professorat à l'Ecole des Travaux publics de Moscou. L'architecte est actuellement âgé de 75 ans. A l'occasion de ce jubilée la Maison de l'Architecte de Moscou a organisé une grande exposition rétrospective de son œuvre dont le point culminant fut une soirée à laquelle prirent part des architectes en vue de sa génération, différentes personnalités des Arts et des Lettres (Ilya Ehrenbourg fit une intervention particulièrement émouvante) et de nombreux jeunes.

A.K.

Exposition Melnikov organisée en 1933 dans le cadre de la 5e Triennale d'architecture et d'arts décoratifs de Milan.

De l’avis de Constantin Melnikov l’architure mondiale d’après-guerre continue de puiser dans l’arsenal des idées nées et mûries aux années vingt. La faiblesse de la période actuelle, il la voit dans l’importance exagérée que l’on accorde à la technique, dans le flot des nouveautés vieillissant aussi vite qu’elles sont apparues et portant un caractère plus technique qu’architectural.

« L’art de l’architecture mène actuellement un dur combat pour son existence, écrit Melnikov; on est en train de le stratifier en quelque sorte, et ce n’est que la couche supérieure, d’une joliesse assez écœurante, que l’on appelle architecture, toutes les entrailles, toute la structure étant abandonnée à l’ingénieur qui, en se violentant la cervelle, tue l’art. » 11 serait injuste de déduire de cette rude appréciation que son auteur sous-estime l’importance de la technique dans l’architecture d’aujourd’hui. Ses propres réalisations et projets sont là pour témoigner de son sens profond des structures, de sa quête constante de formules nouvelles, encore en friche. Mais Melnikov a soin d’affirmer en même temps que « les structures architecturales possèdent une âme.

Savoir la faire vivre c’est créer une architecture. »

En son temps, avant d’étudier l’architecture, Melnikov avait terminé la section de peinture de l’Ecole des Beaux-Arts de Moscou. Il pense aujourd’hui que cette circonstance lui fut précieuse. Devenu architecte, il a suivi avec beaucoup d’intérêt et de déférence les recherches des artistes de son pays et de l’étranger; son œuvre, de même que toute l’architecture de cette époque, a tiré un profit certain de ces essais. Mais il faut dire que Melnikov lui-même, en tant que peintre (et il a beaucoup travaillé dans ce domaine), est resté toute sa vie un traditionnaliste et n’a jamais tenté d’expériences formelles, restant le fidèle disciple de ses maîtres qui furent Korovine, Malioutine, Kassatkine.

Toute l’audace de sa recherche, l’insatisfaction vis-à-vis des réalisations du jour d’hier, la volonté de placer au service de l’être humain des formes toujours renouvelées, ne se sont concentrées pour cet homme que dans l’architecture. Et c’est elle qui aux yeux de Constantin Melnikov est l’art le plus complet, l’art qui recèle des virtualités d’expressions vraiment inépuisables.

Anatole Strigalev, architecte (Traduit du russe par Alexandre Karvovski.)

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