Sculpture — urchitecture
Martin Puichis
Au début du siècle, un climat d’émulation peu fertile empêcha le progrès de la sculpture. 11 en résulta que cet art, le plus ancien de notre civilisation, eut beaucoup de difficultés à trouver de nouvelles formes d’expression. Paradoxalement, cette situation arrivait à un moment où la société avait besoin d’un grand nombre de sculpteurs d’esprit avancé, car, pendant la même période l’urbanisme et l’architecture changeaient de conceptions. La nouvelle « Ville Verte » se donnait pour tâche d’élargir les distances entre les bâtiments, complétant les espaces avec des parcs, jardins, et larges voies de circulation. Les villes prenaient une nouvelle échelle, autrement plus agrandie.
Les cités avaient besoin d'être humanisées, besoin de transformer l'expression exagérée de leur apparence campagnarde en des centres urbains bien conçus. On parla donc de l’intégration des arts, de l’association de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. Mais au moment de passer à l’application concrète, tous ces principes demeurèrent paroles en l’air. Avec beaucoup de mal, on réussit cependant à les appliquer à quelques bâtiments importants — UNESCO à Paris — et furent mises sur pied quelques associations comme «l’Œuf» ou «le Mur Vivant». Pour le reste, surtout des laïus et des bobards ! Car, plus que des décisions, il fallait que les artistes aient les mêmes buts et parlent le même langage.
Quelqu’un a dit que depuis la préhistoire, la peinture est en décadence. Que faut-il alors penser de la sculpture contemporaine, si l’on comparait qualitativement notre faible inventaire d’aujourd’hui à celui assyrien, grec, ou de renaissance? En ces temps, l’architecture et la sculpture formaient un tout. Le temple grec forme une sculpture, comme plus tard l’église gothique. Au début du siècle, la démocratisation de l'architecture, le refus de toute décoration, la simplicité des proportions, l'utilisation de nouveaux matériaux et moyens de construction, accusèrent le divorce entre deux arts qui dans le passé formaient une famille très unie. L'architecture industrialisée, démunie du secours de la sculpture devint vite banale, monotone et sans aucune personnalité. Mais, à son tour, la sculpture au lieu de s'adapter, restait fidèle à la culture gréco-latine aux méthodes traditionnelles d'exécution et aux matériaux classiques. Sans le support architectural elle est devenue comme un arbre privé de racines. Pour s’abriter elle se réfugia dans les musées, s’enfermant dans ces harems de l’art, comme honteuse de se voir dédaignée.
Un académisme rétrograde eut vite fait de s’emparer de cette occasion d’avoir à sa discrétion un art qui pour exister était prêt à tous les compromis. La sculpture continua donc son activité et pour plaire à ses protecteurs, resta sage et pompier! Une garde bien montée assurait qu’en sculpture il n’y aura pas de Manet, de Monnet, de
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Renoir, de Van Gogh, de Kandinsky, de Mondrian ou de Klee. On réussit, tout aussi bien que ce maire d’Aix qui avait juré que de sa vie, aucun tableau de Cézanne n’entrerait dans le musée de la ville.
La sculpture devait rester « propre » et ne pas se « salir » comme fit la peinture. Dans un monde mécanisé, elle garda donc son tablier de petit contremaître, les sculpteurs restant des artisans bricoleurs, avec à leur tête quelques types de génie.
Mais un art qui rejette les conceptions de son temps, ses matériaux et ses méthodes de travail, ne peut durer qu’à la périphérie de cette activité. C’est ce qui arriva. On finit par se dispenser de sculpture. Et cela, non pas tant faute d’argent — le fameux I % de France—, mais parce qu’on n’a pas su s’adapter aux nécessités du moment, faute d’intégration aux nouvelles conditions d’une nouvelle société. Pourtant cet esprit réactionnaire, contre la création d’un nouveau climat, rencontra progressivement d’importantes oppositions. Parmi les efforts de ces dernières années, il ne faudrait pas oublier de mentionner ceux des Symposiums Internationaux de Sculpture tenus depuis 1959, qui permirent, indépendamment des résultats, de larges confrontations d’idées. Le dernier en date, celui de 1965, tenu à Long Beach College en Californie (USA), prouva qu’en sculpture il est possible de faire du nouveau, rompant avec les anciennes traditions d’échelle de matériaux et méthodes de mise en œuvre, qu’on peut sculpter avec du béton, du bois collé, et qu’on peut mouler des tôles en acier inoxydable, avec de la dynamite sous l’eau, comme a procédé Kowalski; qu’on peut faire de la sculpture non seulement à la main, mais aussi avec une machine.
II n’est donc pas surprenant que le début du XXe siècle fut très pauvre en œuvres sculpturales modernes. Les travaux d’un Maillol ou d’un Rodin furent loin d’ouvrir une nouvelle voie. A ce moment, Brancusi de son côté luttait tout seul pour ses idées, en isolé. Par contre, dans cette atmosphère d’opposition aux nouvelles conceptions, les classiques Bourdelle et Mestrovitch prirent des positions de premier plan. Le dernier avait déjà en 1930 un grand musée à Belgrade contenant ses œuvres, et des commandes dans le monde entier. Il exécuta en Roumanie de nombreux travaux, étant bien mieux apprécié que Brancusi; entre autres œuvres, une statue équestre figurant un ancien roi du pays chevauchant un formidable étalon. La place du centre
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de la ville où fut placée la statue — aux environs de 1937 — était mal proportionnée pour servir à l’emplacement d’un tel monument. Les dimensions, longues et étroites du parvis, ne permettaient de voir la statue que de côté. Comme le cheval était perché sur un socle très haut, les passants apercevaient du cheval plutôt son ventre où trônait un formidable appareil génital d’un format exagéré. C’était réellement choquant.
Nous voilà donc obligés de faire la critique de travaux qui jouissaient, il y a peu de décades, d’une reconnaissance internationale unanime. Il faut donc en conclure que la sculpture est victime d’une très grave crise. Cette situation dure encore. La sculpture reste, même de notre temps, classique dans son essence, n'ayant ni d'envergure, ni d'imagination, ni de souffle.
Car de l'autre côté de la barricade, certaines protestations matérialisées à l'aide de bouts entortillés de ferraille, de tôles rouillées grossièrement soudées, ou de bois assemblés à tort et à travers, ne peuvent pas constituer, à cet état pompier, la réponse réaction ou la solution chemin pour la sculpture de demain, étant uniquement des actions superficielles de diversion qui cachent les véritables maux. Il existe certainement des artistes dont les œuvres nous émotionnent, comme la «Joie de Vivre» (1927) de Lipchitz, « Evocation d’une Forme »(1950) de Jean Arp, «Dyad» (1949) de Barbara Hepworth, et avant tout « L’Oiseau Volant » et la « Sculpture pour des aveugles » de Brancusi. Mais dans l’ensemble, vue comme un des arts d’expression les plus importants de notre civilisation, la sculpture contemporaine limite ses moyens à quelques clichés. Le spectacle sculptural reste mineur. Les sculptures ont l’air de bibelots agrandis, minutieusement ou grossièrement finis.
Le refus d’aborder de nouvelles voies se manifesta encore par la conservation des matériaux classiques comme le bronze, la pierre et les marbres. Lourde, exécutée dans des matériaux rares et précieux, longuement travaillée par des procédés manuels, voilà les critères qui prévalent encore de nos jours pour apprécier la valeur d’une sculpture. Il est vrai que pour l’essai d’autres textures et modes d’expression, Gabo sculpta avec du nylon, Pevsner avec du verre, et Moholy Nagy avec du plexiglas. Mais ces essais restent isolés, et non suivis par des courants formant écoles.
Pour ce qui est de l’échelle et des proportions, la moyenne des sculptures d’aujourd’hui ne dépasse pas 1 à 2 mètres comme dimension. Minis jupes, minis conceptions, minis sculptures. Le seul monument ayant rompu avec l’œuvre de type musée est encore celui de Brancusi. Il s’agit de la « Colonne sans fin » de Tugurju (Roumanie), haute de 40 m, formant un ensemble avec la « Porte du Baiser » et la « Table du Silence ». Travaux de maturité — à
60 ans — ces œuvres sont les dernières et les plus significatives de toute sa carrière.
Il exécuta ce travail gratuitement et on lui paya uniquement les matériaux et la maind’œuvre nécessaires à sa réalisation.
Gorjean, l’ingénieur qui fit monter la colonne, me confia qu’il a dû prêter à Brancusi l’argent nécessaire pour son train de retour à Paris. Voilà un aspect de la situation matérielle de nos artistes de génie.
Actuellement, l’intérêt du public pour la sculpture est très réduit. Les expositions de sculptures sont rares. Dans les musées, les visiteurs sont plutôt attirés par la peinture dont la couleur séduit. Le cadre étroit des salles d’expositions réduit l’envergure de l’expression sculpturale. Le public de notre temps est blasé et cherche le spectacle extraordinaire. Il connaît par le développement du tourisme la nature et la splendeur de ses éléments. Les manifestations sportives, le cinéma, la télévision l’ont habitué aux exploits peu communs. L’accroissement des villes, l’intensité de la circulation, les vitesses de déplacement, la cadence de l’activité quotidienne, rendent difficile l’arrêt de son attention. Pour donner aux masses l’équivalent du choc qu’ils éprouvent dans le spectacle quotidien, il faut que la sculpture refasse l’inventaire de ses moyens. Exactement comme ont fait le théâtre en s’inspirant du cinéma, la musique classique du jazz, ou la peinture de l’affiche.
L'imagination des artistes unie à la technique moderne pourrait réaliser une nouvelle sculpture d'un caractère autrement plus puissant. Ces nouvelles œuvres d'art seront l'expression de l'union de la science et de l'esthétique, de l'artiste et de l'ingénieur.
La prise de cette voie implique de nouvelles attitudes idéologiques et philosophiques concernant les rapports de l’art et de la science. Nous devons agir contre l’antagonisme existant entre ces deux disciplines, antagonisme que certains se plaisent à encourager. La sculpture dans ces nouvelles conditions ne peut donc plus rester l’œuvre d’un artisan isolé, avec une simple culture primaire, indépendamment de son talent. Le sculpteur doit avoir une vaste éducation scientifique et artistique. Ses œuvres devront être établies en collaboration avec un grand nombre de spécialistes. Il aura de grands avantages, car ces sculpturesarchitectures n'étant pas habitées, et n'ayant pas de charges portées à supporter, vont permettre l'adoption de nouvelles formes libres, autrement plus courageuses qu'en architecture. A un moment où la
banalité de certains programmes de constructions d'habitations réduit l'envergure de l'architecture, il revient aux sculpteurs de reprendre l'initiative si brillante de Kasimir Malewitsch et de sa sculpture « Architecture Dynamique ».
Les futurs monuments pourront avoir des formes complexes paraboliques-hyperboliques, simples et composées, avec des dizaines de mètres de haut. Une technique avancée comme celle des voiles en béton armé, simples ou précomprimées, peut favoriser la réalisation de formes absolument nouvelles, jamais encore exprimées.
D’autres structures dont l’expression artistique a été insuffisamment explorée peuvent donner lieu à d’autres recherches.
Avec des matériaux usuels —gravier, sable, déchets de marbre, etc., ■—• des méthodes de mise en œuvre simples — coffrage en bois, fer, matériaux plastiques, etc., des dépenses relativement modestes, on peut réaliser toutes sortes de compositions sculpturales dynamiques qui illustrent bien notre époque de mouvement. Un tel spectacle sculptural peut atteindre un niveau très intense. Des unités d’une même famille de formes sculpturales semblables peuvent être réunies dans des arabesques aériennes, formant de véritables jeux permanents d’artifice dans l’espace. Sous l’action du vent, suivant la façon dont elles ont été calculées, ces formes peuvent être flexibles et avoir des balances qui amplifient le mouvement de leurs lignes.
La véritable place d’une telle sculpture est dans le plein air, avec le ciel et l’ensemble de la nature pour lui servir de cadre. Une sculpture dans un musée est un pauvre oiseau en cage. Une sculpture en plein air pousse, grandit et s’épanouit. Elle a sa vie et son histoire. Elle subit la patine du temps, de la pluie et de la neige. Une sculpture enfermée dans un musée sent la naphtaline. Sans air, une sculpture se fane.
N’est-ce pas pitié de voir tant de formidables sculptures de l’antiquité enfermées dans les musées, qui se meurent faute du ciel et de la nature où elles sont nées? Tous ces chefs-d’œuvre d’un passé si glorieux de notre civilisation semblent comme enterrés.
Nous avons assez de cimetières de sculptures, faisons de la sculpture vivante.
M.
Pinchis
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