Traductions françaises Dariush Borbor

L’influence des jardins persans sur la décoration islamique

Avant de parler de l’influence des jardins persans sur la décoration islamique, il est indispensable de retracer brièvement leur histoire, leur caractère et leur dessin.

Le mot paradis, Firdaus en persan, qui est le nom donné primitivement à un jardin clos, appartient à l'ancienne langue perse. Il s'est intégré au vocabulaire européen par l'intermédiaire de /’Economique de Xénophon où l’écrivain raconte l’histoire de Cyrus promenant Lysandre dans son jardin de Sardes. Le « paradis » planté à Sardes en Lydie quatre siècles et demi avant la naissance du Christ est la première mention historique du jardin perse dont l'origine est bien antérieure à l'Islam et sans doute à Cyrus aussi.

Xénophon nous rapporte que Lysandre fut fasciné par la beauté des arbres, la régularité de leur espacement, la rectitude de leur alignement et la précision de leurs angles. Nous apprenons que Cyrus ne se contenta pas de dessiner le jardin mais qu'il fut aussi un horticulteur et planta de ses propres mains une partie du « paradis » de Sardes. Ce que vit Lysandre était peut-être un chahar-bagh.

Le dessin des jardins persans Le chahar-bagh ou « quatre-jardins » qui constitue la base du dessin de tout jardin persan traditionnel consiste en deux avenues bordées d'arbres se coupant à peu près en leur milieu et divisant l'espace en quatre sections rectangulaires. Dans des dessins plus compliqués les quatre sections peuvent devenir plus nombreuses, tout en demeurant le développement de l'idée fondamentale du chahar-bagh.

Le jardin persan donne à l'eau un rôle important. Le grand bassin ou le réservoir est invariablement placé à l'intersection des deux avenues. La position du bassin peut différer selon la nature du terrain. On pourra le trouver placé près du point le plus haut ou aussi devant un pavillon. Il sera même parfois divisé en une série de bassins plus petits échelonnés le long des avenues.

Si tes bassins sont nombreux, ils sont généralement reliés ensemble par un canal peu profond couvert de tuiles bleues ou émeraude. Des arrangements de fontaines et de petits jets d'eau sont également prévus si le terrain est en pente. La plupart des bassins sont de forme géométrique avec des bords légèrement surélevés par rapport au sol, si bien que l'eau qui court déborde dans le canal entourant le bassin.

A voir le spectacle à distance on a ainsi l'impression d'une grande nappe liquide suspendue dans l'espace.

Les climats tempérés à chutes de pluie fréquentes rendent inutile l'arrosage des plantes, ce qui a favorisé le développement des jardins aux formes libres. Le caractère des jardins tropicaux est lui aussi dicté par des conditions climatiques spéciales. Dans le désert les arbres et les plantes exigent d'être arrosés deux fois le jour. La disposition des arbres en ligne droite, leur espacement régulier sont entièrement dictés par l'économie d'irrigation et la surface de captage des racines. Il n'est donc pas étonnant que le jardin persan possède, vu la rareté des averses, les caractéristiques géométriques essentielles et la plantation d'arbres réglementaire.

Le jardin persan traditionnel est dessiné avec une série de canaux peu profonds appelés jubés, distribuant l'eau à toutes les parties du jardin.

Dans les endroits où les parterres de fleurs ou d'autres plantes doivent donner une impression de masse on a prévu, pareils à des enclos, de petits champs de paddy rectangulaires, reliés au réseau du jubé principal. Ces surfaces ont les bords légèrement relevés et gardent, quand on irrigue, quelques pouces d'eau. Certains attribuent l'idée du chahar-bagh à l'ancienne origine cosmologique du monde divisé en quatre parties,

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comme il l’est dit dans le second chapitre de la Genèse: « Une rivière sortit de l'Eden pour arroser le Jardin. Elle se partagea et eut quatre sources. Le nom de la première est Pison. Le nom de la deuxième est Gihon. Le nom de la troisième est Hiddekel et la quatrième s'appelle l’Euphrate . S’il y eut jamais un Paradis ou Jardin d'Eden, il est probable qu'il était dessiné à la manière du chahar-bagh.

L’Islam et l’image humaine Pour se rendre compte de l’influence des jardins persans sur la décoration islamique il est nécessaire de souligner que Mahomet n’était pas opposé à la peinture des formes humaines.

Azraki, le premier historien sérieux à décrire la reconstruction de la Kaaba par Quraysh en 608 de notre ère, mourut en 858. Il relate que, outre les images du prophète ornant les murs il y avait, sur une colonne voisine de la porte, une peinture d'Abraham et une autre de Marie avec Jésus sur les genoux. Plus significatif encore: quand Mahomet entra dans la Kaaba en 630, dit l'historien, il ordonna de préserver l'image de la Vierge et de l'Enfant qui resta en place jusqu'à la destruction de la Kaaba en 637.

A l’avènement de l'Islam la plupart des peuplades nomades de l'Arabie vivaient dans des tentes de poil de chameau. La petite proportion même de sédentaires ne comprenait pas plus d'un dixième de la population et logeait dans de temporaires demeures de torchis, de nature vraiment rudimentaire. Mahomet en personne, quand il était à Médine, vivait dans une modeste maison de pisé au toit fait de feuilles de palmier recouvertes de boue. Il est donc peu probable que les premiers arabes musulmans aient pu exercer une influence quelconque sur les Syriens et les Perses conquis, du moins en ce qui a trait à l'architecture ou à la décoration. Ceci est corroboré par le fait que les premiers musulmans ne se préoccupaient pas particulièrement de l'endroit où ils priaient. Quand le fameux palais de Ctésiphon fut pris, son grand vestibule servit de salle de prière malgré les peintures qui ornaient ses murs. Au début de l'Islam, les musulmans de Perse utilisaient les bâtiments existants. La Mosquée du Vendredi à Persépolis était à l’origine, selon Muqaddasi, un temple du Feu entouré de colonnes, au toit supporté par des têtes de taureaux. L'influence persane se répandit d'ailleurs rapidement en Arabie et l'on nous dit que les bâtisseurs persans qui introduisirent la décoration de mosaïque lors de la reconstruction de la Kaaba en 684 chantaient en persan tandis qu'ils travaillaient. En effet les artisans persans apportèrent leurs chants, leur musique, voire leur connaissance des instruments aux autres parties de l'Islam et apprirent aux Arabes comment fabriquer ces instruments. En réalité la croyance généralement répandue que le monde musulman considérait comme mauvais les jeux et la musique ne semble pas avoir été strictement observée, en Perse en tout cas. Les traditions sassanides étaient gardées avec une telle ferveur que l’Islam s’y délaya comme le morceau de sucre dans un bol d’eau chaude. L'eau en fut un peu adoucie, sans changer sa couleur ni sa nature profonde. Modifiée pourtant par les principes arabes elle a gardé sa teinte et la présence édulcorante n'y fut pas longtemps perceptible.

C'est en Perse également que se développa en premier l’emploi de l'écriture kufique comme motif artistique, abondamment utilisé pour la décoration des édifices, des livres des métaux, de la poterie, des textiles. Il se pourrait que l'écriture originale, primitivement utilisée par les Arabes soit la seule contribution à la décoration islamique dont l'authenticité serait indéniable. Elle tire son nom, en effet, de la ville de Kufa en Irak. Mais elle a été si déformée, on a tant joué avec qu'elle est devenue un élément symbolique du décor plutôt qu’une graphie. Un splendide seau de métal incrusté est visible au musée de l'Ermitage. Il date de la période seldjoukide et porte cinq bandes de décoration concentrique. Deux d'entre elles présentent des scènes de chasse et de festins. Trois sont ornées d'inscriptions kufiques et naskhi.

Des têtes et des corps humains sont plaisamment et presque malicieusement juchés au haut des verticales des lettres naskhi.

Il est exact que le portrait n’a pas été un genre répandu à l'époque de l’occupation islamique mais il est difficile d'attribuer le fait à l'influence de l'Islam parce que les artistes persans, même avant lui, ne donnaient pas volontiers dans le portrait. Ils n'ont d'ailleurs jamais cessé de représenter l'image humaine sur la porcelaine, l'argent, les objets en métal. La peinture des miniatures poursuivait les traditions antiques et elle présente une étroite affinité avec les bas-reliefs classiques sculptés dans la pierre, trouvés à Persépolis ou Tagh-e-Bostan.

Dans les deux cas le sujet et l'image humaine sont traités symboliquement plutôt que fidèlement à la vie. Les règles de la sculpture telles qu'elles existaient en Grèce ou à Rome ne se sont jamais implantées solidement en Perse.

Il est difficile de l’imputer à un manque de connaissance ou au degré d’habileté des artistes.

L'idée de symbolisme doit avoir eu une raison antérieure d’ordre religieux ou cosmologique.

Il serait même possible que ce courant de symbolisme pré-islamique en Perse ait plus tard influencé les Arabes dans leur représentation de l'image humaine. Un motif qui s’est intégré à la vie quotidienne. C'est peut-être coïncidence pure s’il a atteint la perfection de sa forme à l'époque islamique.

Si l'on analyse les éléments de décoration des différentes périodes on remarque que les figures humaines et animales apparaissent dans chaque branche de l'ornementation islamique: poterie, miniature, céramique, tissus, livres illustrés. Sur les porcelaines, les peintures de danseurs et de musiciens sont courantes. Les anciennes pièces Ray sont animées de grandes figures décoratives, cavaliers, musiciens, oiseaux et bêtes. Un bol au musée Victoria et Albert montre un prince et deux serviteurs. Il est daté de 1242. Au XIVe siècle la poterie persane présente des figures humaines, — bêtes et oiseaux mis à part, — en costume mongol. Dans la variété safavide des porcelaines appelées Kubatcha une riche peinture polychrome réaliste d'hommes et de femmes vêtus à l'européenne s'est popularisée.

Aucune de ces pièces n'avait été conçue à l'intention d'un musée ou pour être mise sous clé et sortie par l'élite aux grandes occasions.

Toutes étaient utilisées chaque jour par chacun.

L'influence sassanide fut sans doute plus nettement véhiculée par les objets de métal des débuts de la période islamique. Douglas Barrett dit: « Les plats et les pots magnifiquement ciselés, avec scènes de chasse et figures de divinités et d'animaux fantastiques suscitaient une grande admiration. Vendus aux peuplades nomades sur les frontières de la Perse ils leur donnèrent le goût de ces choses longtemps avant qu'elles se répandent dans le monde de l'Islam ».

Une cruche d'argent et un bol de la période seldjoukide, au musée d'Etat de Berlin, sont décorés d’hommes et d'animaux. De nombreuses images humaines de la période islamique ont une valeur illustrative. C'est de nouveau là une tradition pré-islamique poursuivie. De telles illustrations s'admirent sur de fins tissus, pareilles aux images d'un livre. Les sujets le plus typiques sont tirés d’un livre de poèmes épiques, le Shah-Namé, ou de la tragique légende de

Laili et de Majnum. Ils n’ont aucune portée religieuse. Le dernier est illustré sur une soie rouge et blanche à fil d’argent. On le voit au musée Victoria et Albert. On connaît bien d’autres pièces à images humaines et l’une d’entre elles est signée du célèbre tisserand Ghiya-al-din.

Les scènes de chasse, thème traditionnel d'illustrations, apparaissent même sur les tapis. L'un d'eux est visible au musée de l’Art et de l'Industrie, à Vienne. C'est un tapis de chasse en soie pure et argent doré. Outre les chevaux, les cavaliers et une grande diversité d’animaux tels que lions, loups, ours, léopards et lièvres, l’ensemble est entouré d'une bordure avec des figures ailées représentant probablement des anges.

Le symbolique usage des tapis destinés à donner à un jardin l'aspect d’une tente ou d’une chambre a une origine pré-islamique et le fameux tapis de la salle d’audience du grand roi Chosroès, à Ctésiphon, était apparemment un tapis de jardin en argent, en or, avec des milliers de pierres précieuses. « Printemps au Paradis »: le nom donné à ce tapis à cause de ses motifs floraux doit être bien antérieur au temps où les Arabes le découpèrent pour en distribuer les morceaux à leurs armées.

L’art et la décoration sassanides font un usage abondant des feuilles de palmier, des pampres onduleux, des fruits et des lourds feuillages, des motifs floraux. L'image humaine peinte ou sculptée n'y a jamais trouvé autant de popularité. Les tapis datant de la période islamique ont continué selon la même veine. Les dessins en étaient très stylisés mais un tapis à fleurs du milieu du XVIe siècle, actuellement au musée Poldi Pezzoli de Milan est intéressant en ce sens qu’il porte, sinuant sur toute sa surface, quelques arbres dessinés de façon réaliste. Le tapis de jardin a poursuivi et atteint son apogée pendant le règne de Shah Abbas et il illustre en détail le chahar-bagh. L’un des plus admirables est aujourd'hui au musée de Jaipur, en Inde. Fait avant l'an 1632 de notre ère il fut probablement tissé près d'Ispahan et son dessin s’inspira plus que probablement des fameux jardins de la ville. L'ameublement d'une maison islamique était d’une austérité extrême; on insistait surtout sur les sols avec, dans les chambres, un tapis d’un mur à l’autre. Les parois étaient toutes blanches et les occasionnelles fenêtres de verre de couleur étaient là pour atténuer l'extraordinaire intensité de la lumière inondant le pays. Souvent on plaçait des coussins autour de la pièce. Il n'y avait ni tables, ni chaises. Le tapis apparaissait donc quasi ininterrompu et donnait l'impression d'un jardin vu de l'étage supérieur d'un pavillon.

La tradition de la peinture telle qu'elle se manifesta en Europe ou dans certains autres pays n’a pas existé en Perse, même avant l'Islam. Les conditions de vie et des questions d'économie, d'ailleurs, agirent sur l'arrivée hâtée d'une sorte d'industrialisation primitive.

L'abondance des ouvrages de tuiles sur les mosquées islamiques a persuadé bien des gens que ces formes avaient été adoptées, de même que les motifs floraux, afin d’éviter la représentation de l'image humaine. Le décor floral, souvent symétrique, se prête beaucoup mieux à ta couverture de larges surfaces spécialement incurvées, — telles que voûtes et dômes, — que des représentations contorsionnées du corps humain, même s’il s’agit d’œuvres de MichelAnge. L'ouvrage de tuiles floral usité dans l'architecture des mosquées était né du besoin d’une technique de construction plus rapide.

La construction de pierre de la période sassanide ou présassanide n’était pas aussi économique.

Elle ne répondait pas non plus au besoin de solidité de l'édifice. Il est certain que la brique était le plus pratique de tous les matériaux.

A certains égards elle le reste à notre époque encore. Mais la brique, pourtant, ne pouvait satisfaire l'œil du Persan qui aspirait à du gai, du coloré en contraste avec l'austérité du désert.

Alors le décorateur couvrit la brique de tuiles polychromes. De chaque partie il fit une tranche d’un quart en fabriquant quatre tuiles de même

dessin. Le procédé permettait une exécution vraiment rapide, qui n'aurait pas été possible si des formes humaines avaient été reproduites sur la couverture. Cette technique est en somme l'un des tout premiers essais d’art industriel.

La représentation de l’image humaine a eu beaucoup plus de succès dans la technique de la peinture que dans l'ouvrage de tuiles. Ainsi voyons-nous la figure humaine abondamment illustrée dans les livres, en miniatures, en tableaux, en fresques, voire dans des ouvrages de métal. Il y eut quantité de peintures murales de formes humaines, même dans la période islamique, mais elles ne durèrent pas tant que la tuile. Dans le grand complexe du Bazar de Lashkari, en Afghanistan, d’importantes représentations murales de personnages en beaux costumes peints à la période ghaznavide, d'autres peintures trouvées dans les palais des califes de Bagdad et les palais persans comportaient souvent des portraits peints sur les murs, mais avant l'Islam même la traditoti de l’art du portrait n'était pas aussi stricte dans ces pays, bien qu’ils présentent certaines œuvres de haute qualité. Selon C. H. Butler qui découvrit Hammam as Sarakh en 1905, il y avait là les restes d’un médaillon peint ayant contenu un buste grandeur nature. Seules les épaules, une partie de la nuque, une oreille avec son anneau, une partie de la coiffure restaient visibles. Les couleurs en étaient demeurées brillantes. Elles avaient été manifestement mises avec habileté.

Le fond était jaune, la draperie des épaules rouge foncé et la coiffure, un vaporeux voile blanc, avait des transparences adroitement indiquées. Selon Musil il y eut toutefois plus encore que ce médaillon puisque, dit-il, « sur toutes les parois en bon état subsistaient des restes de peinture et il est évident que toutes les salles étaient autrefois peintes ». Malheureusement toute trace de cette décoration a maintenant disparu.

Dans l'art de la miniature, la forme humaine est abondamment usitée. Une autre caractéristique de ce genre est qu'il présente invariablement un jardin comme fond et que, si des maisons apparaissent, elles ne sont jamais plus importantes qu'un pavillon. Un exempte Kashan bien connu montre comment Chosro posa pour la première fois le regard sur Shirin qui était au bain. La représentation de la nudité de la femme n’est pas rare dans la peinture de la période islamique. Certaines pièces Kashan tendent à montrer une grande quantité des beautés alors populaires, avec leurs sourcils arqués et leurs yeux en amande.

Un autre aspect intéressant de la peinture persane est l'usage vraiment particulier qu'elle fait de la perspective, ne l’appliquant pas en général à tout le tableau mais très souvent recourant à elle uniquement pour ce qu’elle désire souligner, laissant au reste une forme plane. Une couverture de livre en cuir peinte à la laque au XVIe siècle et visible au British Museum montre une série de figures humaines et d’animaux dans un jardin. La peinture entière est ainsi réalisée en forme plane, sauf pour le pavillon de jardin à deux étages et son escalier, au centre du dessin, réalisés en perspective afin de faire ressortir le prince assis sous le dais.

C'est une technique fréquemment observée dans les délicates peintures persanes. Le procédé contraire se trouve dans une page du XVe siècle du Shah-Name, au British Museum. Elle représente te fameux héros Rostam endormi, protégé d'un lion par son cheval. Le lion, le cheval, les épaisfeuillages des arbres, des arbustes, sont tous vus en perspective tandis que le dormeur apparait en forme plane. Cette transition du plan à la perspective est exécutée avec une telle maîtrise que l'œil n'en distingue pas le passage.

Nous avons essayé de montrer dans les paragraphes précédents que la représentation de la forme humaine a été abondamment employée dans la période islamique. La raison de l'adoption des motifs floraux comme éléments décoratifs doit donc être imputable à certains éléments étrangers à la religion.

Les racines des motifs floraux dans la décoration islamique Dans un pays tel que la Perse, à climat désertique type, avec des étés extrêmement chauds, des pluies clairsemées et de grandes distances entre les villes il importe de ne pas minimiser le plaisir psychologique de l'eau et de la verdure. L'ombre d'un arbre solitaire, le bruit de quelques gouttes s'égrenant en perles dans le jour brûlant semblaient presque un miracle à l’habitant du désert. Nous sommes en train d'esquisser les raisons de la présence du motif floral dans la décoration islamique en l'attribuant au manque de verdure dans les pays de l'Islam, généralement caractérisés par un climat aride. Nous prétendons que l'emploi du motif floral pour la décoration n'était pas le résultat d'une interdiction mais avait une cause plus profondément enracinée, que l'on pourrait trouver dans les mots rf’Ibn Jubayr décrivant la beauté du trésor de la Grande Mosquée de Damas. Il dit: « Il était orné de mosaïques polychromes aussi belles qu’un jardin».

Le symbolisme et la symétrie dans la décoration islamique résultent du désir d'une exécution plus stricte des édifices religieux monumentaux. Ce désir éliminait le genre de réalisme que les artistes européens cherchaient à atteindre en peignant des créatures humaines flottant sur les murs et les plafonds des églises et des cathédrales. Les décorateurs persans étaient plus avisés dans le choix d'un sujet adapté aux formes architecturales particulières de leurs bâtiments que, disons, Michel-Ange avec les peintures de son fameux dôme. Ces peintures ne constituent pas une décoration architectonique. Leur valeur est en elles-mêmes et aussi dans la victoire remportée par l’artiste mais elles ne présentent pas la même étroite ajfinité avec la structure.

L'emploi du motif floral remonte à plusieurs siècles avant l'avènement de l’Islam, selon le commentaire d'Arthur Pope: « Cette passion de la couleur était favorisée par le paysage.

Pendant des mois chaque année une grande partie de l’Iran était triste et morne pour devenir soudain, au printemps seulement, un rayonnant épanouissement ; les flancs des montagnes sont de vivantes tapisseries, les prairies un étalement de luxuriantes floraisons, les vallées des bassins profonds tout émaillés de fleurs. Le désert stérile, hostile, terrible intensifie l'effet du jardin avec ses feuillages, ses fontaines, sa sécurité et son abondance. Cette vision du Paradis (Paradaiza) favorise toutes les pensées, tous les arts et même le dialogue quotidien. La profusion florale est devenue un symbole sacré de vie et de bonheur, à exploiter à chaque occasion et de toute manière. Il était alors naturel que l'on cherchât à conserver sous une forme plus durable la fugitive beauté du jardin ».

Ceci veut dire que le Persan comme le musulman, abstraction faite de la religion ou de la foi, préservait sa joie, sa soif du jardin. Il s'efforçait de le garder dans te temps et l'éternité. Il aspirait à le symboliser avec ses couleurs dont il ne jouissait que trois mois l’an et à le retenir à jamais. Il l'enfermait dans ses tapis et dans ses monuments. Il s’asseyait sous le dôme fleuri comme sous l’arche des branches entrelacées d’une frondaison. Il désirait mourir sous un arbre. Comme le dit Omar Khayyam:

« Ah! De la grappe soutiens ma vie finissante Et lave mon corps d'où la vie s'enfuit.

Roulé dans les replis de la feuille de vigne Ainsi enterre-moi au doux flanc d’un Jardin ».

Dans les formes décoratives hautement stylisées, certains éléments du jardin se sont maintenus. Le vase et le fût, motif commun à bien des portails de mosquées, avec les écoinçons pour représenter l’étalement de la plante est une manière commune de représenter le jardin en termes de matériaux de construction. L'idée de l'arbre de Vie semble avoir été singulièrement exagérée par les historiens occidentaux.

Il ne représente pas forcément et directement la vie mais ce désir de l'eau qui, dans les déserts, amène la rapide croissance des arbres et des

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plantes, des fruits et des fleurs si chers au cœur oriental.

Les écoinçons latéraux des dômes sont vraiment comme le point d'où l'arbre se divise en branches.

Une fois sous la coupole on a l'impression de se dresser entre quatre hauts arbres à la ramure déployée au-dessus de notre tête.

En conclusion, l'idée du dessin du jardin a existé dans l'esprit de l'homme depuis te jour de la Création. Dans ses moments d'extase l’homme a toujours imaginé de merveilleux jardins associés à sa béatitude. Il a raconté leur origine, le jardin d'Eden avec sa beauté et son charme. Il espère jouir de la Vie Eternelle dans le jardin exotique du Paradis. Mais nulle part comme en Perse le jardin n'a influencé la mode, les arts, les habitudes, la philosophie, voire la religion. Comme le chante Hafez:

« Quand la rose de la prairie, du Néant se fait printemps, Quand à ses pieds l'humble violette baisse la tête en l'adorant, La terre n'envie plus l'Immortel Jardin, quand lis et rose sont souverains Mais à quoi bon si le mortel, sur cette terre se cherche en vain? ».

Les forces conquérantes de l'Islam n'ont imposé en décoration aucune idée: elles n'en avaient point. En tout cas, dès le IXe siècle déjà la

Roberto Segre

histoire ayant trait à la prise de Jérusalem.

Il dit: « Omar visita la basilique de Constantin et pria au haut de la volée d'escaliers conduisant à l’entrée. Ensuite il se rendit à Bethléem et pria dans l'abside sud de l’église de la Nativité ».

Il est parfaitement évident que l'art et la décoration persans n'ont jamais eu de qualités individuelles. Us apparaissent plutôt comme un art définitif, à la forme et au chemin clairement tracés. L’artiste, le décorateur travaillaient sur le même thème. Ce qui comptait le plus était le but au lieu du nom. Ce point n’est pas apparent dans les divisions de l’art seulement.

Aucune autre culture ne s'est en effet souciée de garder une telle unité dans les arts entre eux, partant dans leur décoration.

On pourrait attribuer le fait à une civilisation artistique culminante parvenue à son apogée à la période safavide. Arrivée à sa fin elle fut condamnée à mourir au début du XVIIIe siècle.

A moins que ce ne soit là le résultat d’un grand manque d'imagination ce qui serait plutôt invraisemblable si l'on en juge par son extrême souplesse.

L'origine de cet art statique avait pour base le besoin psychologique de verdure en toute saison allié à la nécessité d’une forme d'industrialisation et de production en masse de certains objets décoratifs plutôt que des interdictions religieuses.

L'étude de la recomposition des volumes de masse — élément perdu — puis retrouvé par l'architecture moderne — amène Louis Kahn à l'examen détaillé de châteaux et de forteresses, où il découvre les règles géométriques complexes sur lesquelles on s’est basé pour ériger les murs délimitant espaces et volumes, règles oubliées par l'élémentarisme contemporain.

On a l'habitude d'étudier l’architecture militaire sous son aspect technique plutôt qu'architectural. En d'autres termes, elle est considérée comme un ensemble d’œuvres d'ingénieur et elle est, par conséquent, exclue de la plupart des manuels « classiques » traitant d'architecture.

Cette conception est erronée, bien que plusieurs fortifications, dès la Renaissance, aient été dessinées par des ingénieurs. En effet, les préalables techniques, tels que stratégie et balistique, n'ont jamais déterminé le choix entre plusieurs solutions de valeur égale, pas plus que l'introduction d’éléments fonctionnels, matériels et d'ambiance. Sans doute, les formes répondent à un respect extrême de la fonction, sans concessions décoratives, plutôt qu’à une recherche de style, mais cette absence d’éléments décoratifs n'implique pas nécessairement une absence de forme, de volume, d'espace, qui sont en définitive pour nous les seuls éléments représentatifs d'une conception architecturale.

Durant le Moyen Age, les fortifications répondent, du point de vue formel, à l'unique critère suivant: la relation directe d'homme à homme, d'attaquant à défenseur, basée sur l’inventaire réduit des armes de cette époque, permet une grande liberté dans la composition des murs de protection; la présence dominante du milieu naturel — sommets rocheux, montagnes ou collines — impose par elle-même la forme du plan ou, en d’autres termes, la structuration « organique » de l'architecture; la nécessité d'une nette limite, d'une protection absolue de l'espace social intérieur amène le caractère fermé, unitaire et volumétrique, Vunité-château, des formes verticales.

Dès la Renaissance, les rapports d'homme à homme sont influencés par la présence du canon.

Les trajectoires linéaires, diagonales et paraboliques des projectiles d’armes à feu modifient la forme. Le caractère inexorable des lois physiques, géométriques et mathématiques impose une réponse architecturale dans le sens d'une réduction de la liberté de la composition, qui est remplacée par des formes régulières. Les bastions trapézoïdaux, les murailles polygonales ou en étoile, les carrés constituent le répertoire défensif de

la Renaissance, basé sur les expériences de Léonard de Vinci, de Filarete et de Francesco di Giorgio. Et pourtant, cette régularité n’est pas seulement le produit de la nouvelle stratégie militaire. U y a aussi la beauté propre aux corps géométriques réguliers. L'unité-château se transforme peu à peu en unité-cité, base de la nouvelle structure défensive. La projection urbanistique de cette dernière, tout en conservant son caractère de forme fermée, se manifeste par la création répétée d'ilots urbains libres, opposés aux cellules féodales.

La perfectibilité des schémas géométriques provoque une répétition de modèles de fortifications, mais impose en même temps la recherche d'une transformation qui dépasse la cristallisation du traité. Michel-Ange démontre que l'élément technique et scientifiquement objectifreprésenté par la trajectoire du boulet n'implique pas obligatoirement une configuration architecturale déterminée. Les fortifications de Florence évoquent par leur plastique la présence d’hommes en mouvement au-delà des bastions. Leur point de départ n'est pas seulement le mouvement fixe parabolique, mais aussi la relation dynamique entre le nombre infini des positions de feu des attaquants et le nombre infini des points de défense. Selon Michel-Ange, la dynamique de ta guerre, l'ouverture d'actions stratégiques, qui changent de fois en fois, ne sauraient déterminer une forme architecturale fermée. Les murailles de la ville n'ont donc pas une configuration géométrique homogène, mais au contraire, chaque front défensif répondant à une situation spécifique, il est représenté en conséquence par des volumes architecturaux différents.

La plus grande complexité et efficacité des armes atteinte durant le Baroque conduit à des formes élaborées et projetées au-delà des remparts et des murailles continues. La défense implique l'occupation du territoire rural par des éléments de retardement. Vauban est le créateur d’un système architectural et urbain, qui allie la forme carrée de la Renaissance à la solution dynamique de Michel-Ange. La pureté de composition des premières forteresses, réduites à des formes géométriques simples, a été remplacée par une succession échelonnée de formes et d'espaces, qui expriment la géométrie complexe du Baroque. Ici, l'architecture militaire poursuit un but réellement pratique.

Lorsque la situation permet une action à distance, en dehors des places fortes, les bastions très ouvragés demeurent inutilisés, réduits à un graphisme visuel, mais assez

Les fortifications coloniales de Cuba

Au vingtième siècle, l'architecture militaire n'est plus d'actualité. Les dernières grandes fortifications — bastions, murailles, forteresses — appartiennent au siècle précédent, malgré les constructions, cyclopéennes et inefficaces, des lignes Maginot et Siegfried. En effet, les moyens d'agression dont l'homme dispose aujourd'hui ont provoqué ta disparition de l'architecture en tant que moyen décisif de défense. Ou plutôt, il subsiste une certaine négation de l'architecture représentée par les alvéoles invisibles et souterrains qui abritent les centaines de fusées prêtes à amener le suicide collectif de l’humanité. Devant la bombe atomique, il n'y a pas de défense architecturale possible. L'unique solution consiste à se réfugier dans les entrailles de la terre, à revenir à la caverne des origines, tout en l'équipant avec les moyens de confort modernes, dont fort peu d'ailleurs survivraient à la catastrophe.

L'architecture n'a aucune part à la guerre moderne, définie sur la base des deux aspects extrêmes qu'elle peut revêtir: les fusées intercontinentales et le corps à corps en terrain libre. Lorsque le soldat utilise une construction comme abri, U ne s'agit plus d'un édifice destiné à cet usage, à moins qu'il ne fasse partie d’une ceinture de défense, encore utilisée dans les guerres régionales, à objectif limité. Dans ces conditions, les fortifications militaires du passé représentent aujourd'hui une expérience architecturale, qui n'est toutefois pas seulement historique, mais aussi plastique, spatiale, urbanistique, d'ambiance, donc humaine. En effet, les murailles étaient en définitive le cadre physique à l'intérieur duquel se déroulait la vie sociale d'une collectivité. Il suffit de penser aux châteaux du Moyen Age ou aux cités de la Renaissance. Il y a des périodes dans l’histoire de la culture occidentale où l’existence de l'homme en face de la nature s'affirme par l’architecture militaire, qui s’exprime par des structures géométriques soit ajoutées aux formes naturelles soit opposées à elles. Les grandes masses cubiques, par exempte, peuvent signifier — à part leur but de protection — le désir de redessiner, de rationaliser le milieu physique.

En face de la montagne naturelle, libre composition organique, apparaît alors une montagne artificielle et régulière, nette par ses pierres quadrangulaires et par ses jeux d’ombres et de lumières. L'idéal de beauté des architectes éclate dans les formes géométriques pures. Le génie de Boullée utilise ces gigantesques masses de pierres pour représenter la clarté absolue de la raison à l'échelle de la Communauté humaine.

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Perse avait échappé au contrôle direct des califats pour remettre sa vie sociale, artistique et politique dans les pas des Sassanides. La nécessité d'une technique de construction accélérée, imposée en fait par l'époque sassanide amena graduellement le remplacement de la lente et encombrante technique de la construction de pierre par un style alerte de construction en brique. Pour varier la couleur terne de ta brique on eut recours aux tuiles à dessin floral géométrique, solution rapide tant qu'il s'agissait de couvrir des murs et des plafonds.

La forme humaine continua d'être peinte à la fresque jusqu'à la fin de la période islamique et l'hostilité contre cette représentation ne fut jamais vraiment marquée. L'ornementation prit en Perse des formes et des couleurs somptueuses, dans la plupart des périodes. A l'époque de l'Islam elle poursuivit normalement son chemin, sans y regarder beaucoup à la religion.

Si elle atteignit une qualité et une vigueur exceptionnelles, on ne saurait affirmer que ce fut à cause de l'Islam. La verve montrée par l'art et la décoration persans pendant Pére islamique était effectivement la continuation d'une haute spiritualité établie sous les Sassanides.

L'indifférence des premiers musulmans envers l'image humaine et le lieu du culte est bien expliquée par Eutychès qui rapporte une curieuse

larges pour permettre la circulation des habitants de villes en pleine croissance. Ils deviendront les boulevards de Paris et de Vienne.

Les fortifications américaines ne sont pas une simple projection de l'architecture militaire européenne, mais apportent des solutions originales. Leur originalité découle d'ailleurs du phénomène historique de base: l'Espagne découvre et conquiert un continent fabuleusement riche qu'elle est obligée de défendre contre les autres pays européens, lesquels convoitent ces extraordinaires et faciles bénéfices.

Par le monopole, L’Espagne établit un contrôle absolu des richesses américaines, en concentrant les échanges entre les deux continents sur quelques points clefs des Caraïbes: St-Jean de Porto Rico, Saint-Domingue, Portobelo, Carthagène des Indes, Veracruz et La Havane. Tous les ans ou tous les deux ans, la flotte espagnole traverse l’Atlantique, ses galions chargent les richesses accumulées dans les ports que nous venons de citer et retournent en Espagne.

Relevons cependant que cette navigation n'est pas arbitraire. La connaissance des grands courants marins et les vents impliquent un certain circuit: entrée par les Petites Antilles, sortie vers VAtlantique-Nord par le détroit de Floride. C'est à cause de ce circuit que Cuba prend une importance capitale pour deux raisons: d'une part l’étroitesse des détroits du Yucatan et de Floride, d'autre part la situation idéale du port de La Havane qui est le point où la flotte se concentre avant le retour en Espagne.

La position espagnole est d'ailleurs tellement forte que T Angleterre, la France et la Hollande renoncent à s'approprier les territoires par la guerre traditionnelle et recourent à un moyen beaucoup plus économique et efficace, qui caractérisera la lutte dans la Mer des Caraïbes: la piraterie. Durant plus d'un siècle (de la moitié du XVIe à la fin du XVIIe), les noms légendaires de Francis Drake, John Hawkins, Henry Morgan, Piet Hein, Jacques de Sores, etc., terroriseront les ports et les flottes espagnoles, victimes de déprédations féroces. Il est aujourd'hui difficile de concevoir qu'à cause d'une poignée d'aventuriers, l'Espagne a dû investir des sommes considérables pour construire son chapelet de fortifications américaines. Et pourtant, c'était indispensable, étant donné justement la périodicité des voyages de la flotte, qui impliquait la concentration des richesses dans les ports des Caraïbes. Une attaque heureuse contre une ville ou une flotte chargée représentait un bénéfice de plusieurs dizaines de millions de dollars d'aujourd'hui.

Lorsqu'en 1628 l'escadre de Piet Hein attaqua devant Cuba la flotte espagnole, elle s'appropria un trésor qui permit à la Compagnie Hollandaise des Indes Occidentales d’allouer un dividende de 50 % à ses actionnaires. En 1631, la flotte commandée par Tomas de Larraspuru réussit à échapper au pirate hollandais Jool’s, alors qu'elle transportait une cargaison de 80 millions de dollars.

Tout comme l’exploitation d’un continent était un fait nouveau à cette époque des débuts du capitalisme, de même la création d'une structure défensive à l'échelle intercontinentale était un problème original. L'Espagne n'était pas en mesure de le résoudre. Elle sortait à peine de la guerre nationale de reconquête contre les Arabes, qui s'était déroulée aussi sous l’aspect d'une architecture militaire bien définie.

En effet, les châteaux castillans, érigés au fur et à mesure que la reconquête du territoire ibérique avançait durant ce conflit qui dura plusieurs siècles, correspondaient aux traditions moyenâgeuses et n'avaient aucun rapport avec les nouvelles techniques guerrières. C'est pour cette raison que l'Espagne eut recours à des spécialistes étrangers pour ériger son système de fortifications américaines. Une famille d'architectes italiens, les Antonelli, s’occupa ainsi durant près de trois générations des ouvrages défensifs, leur donnant une allure très différente des constructions semblables espagnoles.

Jusqu’à l'arrivée de Battista Antonelli en 1586, les fortifications existantes avaient tenté de répondre à la menace des pirates. En 1537 La Havane avait été rasée par un pirate français et en 1555, Jacques de Sores avait incendié la ville et détruit les forts qui la défendaient.

Il s'agissait d’ouvrages faits avec peu de moyens financiers et techniques. Ils constituaient la première transplantation en Amérique des principes de défense de la Renaissance. La situation stratégique spéciale n'avait modifié en rien tes axiomes rigides énoncés par Francesco di Giorgio. Le Château de la Force de La Havane, construit en 1558 par Bartholomée Sanchez, appartient à cette époque. Il témoigne pourtant de la présence d'une main d'œuvre expérimentée dans l’usage de la pierre, peu courant en une période marquée surtout par la boue et la paille. Le plan est carré, symétrique, avec quatre bastions trapézoïdaux, entourés d’un fossé lobé. Le tout forme une masse compacte de pierre, excavée à l'intérieur pour fournir des espaces habitables dans les bastions eux-mêmes.

C'est la première forteresse américaine où apparai le chevalier enfermé dans ses casemates, qui entourent un petit patio. Malgré sa solidité, les murailles avaient 5 m. 40 d'épaisseur du côté interne et 5 à II m. pour les bastions externes, il ne joua jamais un rôle décisif dans la défense de La Havane. Une fois érigés les châteaux du Mono et de la Punta, on te transforma pour qu'il puisse servir de résidence aux gouverneurs de Vile. La différence entre les conditions européennes et américaines était que dans le premier cas les agresseurs venaient par voie de terre et dans le second de la mer. Le principe des cités fortifiées italiennes, situées en plaine ou sur des éminences, aurait pu être appliqué en l’espèce, puisqu'il représentait un cercle fermé de toutes parts. Mais en Amérique, les villes étaient généralement des ports placés soit au bord de la mer soit au fond de baies profondes, où la flotte s'abritait. Cette caractéristique imposa la construction de forts à l'entrée des rades, qui prolongeaient les défenses de la cité proprement dite. C’est dans cet esprit que fut conçu le château de la Fuerza, relié aux murailles de la ville et placé dans la plaine, au bord de la mer, sans tenir compte des hauteurs qui entourent La Havane, d’où il aurait été facile de le réduire à merci.

L'œuvre de Battista Antonelli, continuée à son retour en Espagne en 1608 par son fils JeanBaptiste, puis par son neveu Cristobai de Roda, s’écarte des schémas de l'époque. Il s'agit des fortifications de Carthagène et Saint-Domingue, du Morro de Porto-Rico, du port de Veracruz et de Vile de San Juàn de Ulùa, du château de Santiago de Araya au Venezuela, des forteresses du Morro et de la Punta à La Havane. Bien que le Morro de Santiago de Cuba soit postérieur à cette série, il fi ut lui reconnaître une certaine ressemblance avec les éléments importés par Antonelli, due peut-être à son fils, qui visita la ville en 1639.

La présence à Cuba des trois fortifications principales de l’Amérique latine, soit le Morro de La Havane, le Morro de Santiago et, un siècle plus tard, la forteresse de San Carlos de la Cabana, n'est pas fortuite, bien que Vile n'ait jamais eu de richesses minières ou économiques propres, ce qui fait que ses défenses furent payées par tes revenus du Mexique ou les deniers de la Couronne. La forme allongée de Vile qui ferme l'arc des grandes Antilles et l'existence de ports naturels utilisables par les galions permettait la création d'un système de défense apte à protéger les routes maritimes principales, soit le canal de Floride défendu d’ailleurs de Vautre côté par le fort de StAugustin et le détroit des Bahamas, contrôlé à ses extrémités par les forteresses de Matanzas et de Baracoa.

Cette activité intense déployée sur un laps de temps très bref montre que la Couronne espagnole était consciente de l'impérieuse nécessité d'organiser la défense des Caraïbes. Elle lui accorda une priorité absolue sur les autres constructions. Voilà le pourquoi du contraste entre l'architecture rustique et primitive des

villes et la perfection formelle et technique des constructions militaires. Il était plus important de protéger les trésors que d'abriter les hommes. La parfaite symétrie de la Renaissance tend à disparaître devant la diversité des lieux géographiques et les impératifs de la double défense, sur mer et sur terre. Lorsque les conditions le permettent, on maintient la forme carrée, avec des prolongations asymétriques vers les points stratégiques importants.

C’est le cas du château de San Salvador de la Punta à La Havane (1590) et de celui de Santiago de Araya à Cumana (1604). La massivité compacte de la pierre du château de la Fuerza est remplacée par la combinaison entre matière et forme. Cela donne une plus grande souplesse planimètrique et altimétrique, qui réduit la forme à une ceinture continue autour du patio d'amples dimensions.

En étudiant les défenses de La Havane, Antonelli constate l'insuffisance du château de la Fuerza et propose la construction de deux forteresses, dont les feux croisés barrent Ventrée de la rade, fermée au surplus par une chaîne flottante. L'érection du château des Très Reyes del Morro commence en 1589 et est achevée en 1630. L'architecte italien ne peut s'accrocher ici ni à des polygones réguliers ni à un schéma existant. En effet, la forme irrégulière du promontoire pierreux qui ferme la baie impose un polygone cassé et un système de terrasses dégradant jusqu'à la mer, afin d'obtenir des rideaux de feu successifs. La dernière batterie, appelée « Les douze Apôtres » se trouve au ras de Veau.

Les murs des terrasses sont d'une perfection géométrique nette et précise, qui fait ressortir les deux volumes principaux sur le plan horizontal de Veau, dans un contraste d'ombres et de lumières. La masse de pierre représente un défi aux fragiles squelettes des bateaux qui attaquent. Il ne s'agit pas de mimétisme avec la nature, mais de mettre en relief l'existence même de l’ensemble par sa forme et sa couleur, qui est ocre et blanche. Il y a un appel à ta confrontation ouverte et directe, dans la certitude absolue du résultat final.

Bien entendu, du côté de la terre, où il s'agit de se défendre d'attaques possibles à revers, on retrouve les bastions massifs, presque symétriques, défendus par les séries de canons alignés sur les faites ou placés devant les profondes meurtrières qui trouent les flancs des ouvrages.

Le profond fossé sec coupe nettement le rocher du reste du terrain et ce divorce n’est même pas compromis par le chemin d'accès principal, qui est réduit à un étroit passage voûté, placé sur un côté des bastions. C’est le désir de maintenir les distances, de se transformer en une sorte d’ile, de reconstituer la nature en empêchant l'œil de l'observateur de découvrir une coupure entre cette dernière et l'œuvre de l’homme.

La situation du Morro, éloigné de la ville, oblige l'architecte à faire en sorte que toutes les fonctions vitales des soldats puissent se dérouler à l'intérieur des murailles, pour compenser l'absence du milieu urbain. C'est pour cette raison que la place d'armes n’est pas le typique champ de manœuvre ouvert, puisqu'elle est occupée par des édifices de plusieurs étages, tels que quartiers de la troupe, mess des officiers, habitation du commandant, chapelle. Le patio ainsi transformé est sillonné par des chemins rayonnant vers les bastions et les terrasses. Les rampes et escaliers indispensables forment une structure dynamique, associée à l'action, au mouvement des hommes, en opposition à l'approche linéaire de la flotte des agresseurs. Antonelli a réussi à insérer dans cet ouvrage deux traditions opposées. qui forment pourtant un tout homogène: l'intégration organique dans la nature, héritage du Moyen Age, et l'abstraction géométrique du rationalisme de la Renaissance.

La Havane, avec trois forteresses importantes et ses murailles qui V entourent de toutes parts, devient ainsi ta première place forte des Caraïbes. Ses défenses dépassent les possibilités des pirates. L’architecture militaire se traduit en symbole de la ville. Lorsque Philippe 11 lui accorde le droit de porter blason en 1592, ses

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armoiries, trois châteaux sur le fond azur du golfe du Mexique et une clef, représentent bien son importance dans le commerce avec le Nouveau Monde. Elle sera dès lors la clef de tout le système défensif des Caraïbes, centre et noyau du premier complexe commercial colonial. On la surnommera d'ailleurs« Clefdu Nouveau Monde et rempart des Indes Occidentales ».

Le Morro de Santiago de Cuba, appelé aussi château de San Pedro de la Roca, appartient à plusieurs époques architecturales. Commencé en 1643, détruit en 1662 par une attaque anglaise, fortement endommagé par un tremblement de terre en 1678, il fut enfin achevé au début du XVIIIe siècle. Il rappelle la conception du Morro de La Havane par la symétrie des bastions, les volumes dégradés librement vers la mer, la netteté des terrasses, l'accentuation des valeurs chromatiques (ici, c'est la couleur pourpre qui domine). Cependant, alors qu'à La Havane la masse construite se développe sur une plate-forme horizontale, la forteresse de Santiago absorbe verticalement la différence de niveau de 80 m. entre ta plate-forme supérieure et la mer. La déclivité est forte, les points stratégiques dominant la baie se trouvent à plusieurs niveaux, la mer est ouverte et l'approche par voie de terre facile. Par conséquent, les volumes cubiques massifs s'opposent alternativement aux diagonales des rampes et escaliers d'accès. La forme fermée, autonome en elle-même a disparu. Il n'existe plus de coupure radicale entre les espaces internes et externes, entre l'espace à ciel ouvert et les voûtes artificielles creusées dans la roche, étant donné que la descente vers les terrasses successives se fait par une série continue d'escaliers entrecoupés de talus et plates-formes. La place d'armes a éclaté en deux espaces délimités par de hautes murailles, qui encadrent les points de vue vers le paysage des environs. Les locaux fonctionnels, dortoirs, salles d'armes, poste de commandement et dépôts constituent l'image négative, le vide des volumes principaux. Les voûtes profondes rappellent les refuges primitifs de l'homme, un espace conçu comme antimatière.

Celui qui créa cette forteresse ne chercha pas seulement à résoudre les problèmes posés par la stratégie militaire. Il tint compte aussi de l'échelle monumentale du paysage — unique présence, puisque la ville se trouve à cinq milles — auquel il a intégré l'œuvre. Voilà pourquoi l'accès est harmonieux, la géométrie des bastions commence au ras du sol, le fossé est symbolique et la porte d'entrée n'est que

F. da Silva Dias

et en particulier Cuba, ont toujours pour l'Espagne. Elles coûtent 60 millions de dollars, autant que le butin pris par les Anglais à La Havane et n'empêcheront pourtant en rien le proche déclin de l'empire colonial.

Les constructions militaires ont pour but de défendre la ville des attaques par voie de terre, raison pour laquelle les hauteurs environnantes ne sont cette fois pas oubliées. La forteresse de San Carlos de la Cabana prolonge le Morro par une barrière de 700 m. de longueur sur la côte orientale de la baie. Elle est élevée sur une colline qui domine la ville et la côte. Au fond de la rade il y a le château de A tarés et dans la zone occidentale celui du Prince. Les innovations apportées par les techniciens français remplacent la tradition italienne. En effet, ces constructions répondent entièrement aux principes de Vauban, surtout le château de la Cabana, construit entre 1763 et 1774. Le projet est l’œuvre de M. de Vallière et la réalisation fut confiée à Silvestre Abarca. Tandis que tes autres châteaux, séparés de la ville, gardent un périmètre fermé homogène, celui-ci est résolument tourné vers la terre, coupé de la baie par un simple mur. On pourrait dire qu'il s'agit d'un fragment longitudinal de fortifications, dans lequel figurent toutefois tous les attributs typiques, tels que polygone fortement fragmenté de la muraille, les doubles bastions principaux, les bastions libres, les ouvrages de protection extérieure au-delà du fossé, etc. Le perfectionnement de la technique complique la structure intérieure, aussi parce que le nombre des défenseurs est devenu plus grand. En réalité, malgré leur architecture plus élaborée, ces fortifications respectent la forme choisie pour les précédentes.

Les critères européens sont respectés beaucoup plus strictement que les manuels ne veulent bien l'admettre.

La Havane, devenue la place forte la plus importante de l'Amérique latine, n'utilisa jamais ses nouvelles et formidables défenses. Les possessions continentales espagnoles disparurent en effet bientôt. Dès le XIXe Siècle, les fortifications servirent ici aussi, comme en Europe, à la protection du pouvoir politique contre les mouvements révolutionnaires intérieurs, en constituant une ceinture de répression autour de la ville. Elles renversèrent donc le rôle que les architectes leur avaient confié. Perdant tout caractère d'actualité fonctionnelle, elles restent un témoin muet du développement humain.

L’architecture populaire au Portugal

Les facteurs qui permettent à une architecture purement populaire de subsister aujourd'hui encore sont les suivants:

— la position géographique du pays, qui est séparé de l'Europe par les Pyrénées et par l'Espagne;

— les traditions apportées par les populations qui ont successivement occupé la péninsule ibérique, depuis celles d'origine germanique jusqu'aux Arabes;

— un développement économique lent, encore éloigné de toute phase d'industrialisation.

Il est bien clair que ces facteurs vont disparaître avec la modernisation des voies de communication, l'altération — pour timide qu'elle soit — des structures économiques et le remplacement des procédés traditionnels de construction par des méthodes plus rapides. Toutefois, on trouve toujours de vastes régions où les caractéristiques se maintiennent telles quelles ou avec de légères différences depuis des siècles.

L'association des architectes portugais fit procéder il y a dix ans environ à une enquête sur l'ensemble du territoire de la métropole. Elle permit de révéler toutes les manifestations de cette architecture, dont la richesse est due en grande partie aux variations géographiques du pays.

Sa position et sa forme de rectangle allongé du

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timidement décorée. L'architecte, en face de la violente opposition naturelle entre la superficie horizontale de la mer et le profil escarpé de la Sierra Maestra, a intercalé les murailles de pierre, nettes et verticales, comme s'il avait voulu projeter la majesté de la montagne vers la mer au moyen d'une sorte d'écho humain.

La forme change continuellement, afin que le feu des canons puisse couvrir un nombre quasi infini de diagonales. Vers la mer le caractère volumétrique est pur et menaçant, dicté par les lignes des meurtrières creusées profondément dans la masse de pierre. En revanche, vers la terre le volume, converti en profit, disparait presque et devient un simple graphisme géométrique, incorporé à la ligne sinueuse de la déclivité naturelle. C'est de cette manière que les Espagnols ont réussi à rendre impénétrable la baie de Santiago de Cuba, par ta présence du Morro tout d'abord, puis par l'érection de forts secondaires, ceux de la Estrella et de Santa Catalina, qui prolongent les défenses à l'intérieur de la rade.

Si les fortifications de La Havane, élevées au XVIIe siècle, se révélèrent efficaces contre les attaques des pirates, elles succombèrent en face d'une armée conventionnelle. En 1762 l'Espagne participe à la guerre de Sept Ans entre la France et l’Angleterre. Les Anglais — connaissant d'une part l'importance stratégique de La Havane et désireux d'autre part de pénétrer économiquement dans les Caraïbes — portent la guerre en Amérique au lieu de ta limiter à l'Europe. Une flotte puissante, la plus grande masse armée réunie jusque-là dans le Nouveau Monde, traverse l'Atlantique. Commandée par Sir Georges Pockoc et par le Comte de Albemarie, elle se compose de 200 bateaux, 8000 marins et 12 000 soldats. Après 44 jours de siège par mer et par terre, les défenses tombent, après l'occupation par les ennemis d'une hauteur dont on domine le Morro et la ville.

Une fois La Havane récupérée, les Espagnols décident d'agrandir et de moderniser les fortifications, pour faire face non plus aux pirates, mais à de véritables armées d'invasion. La solution choisie maintient la conception des points d'appui obligatoires, de la place-forte, défendue passivement, qui est pourtant caduque. Le statisme intellectuel de l'Espagne respecte trop la tradition, sans assimiler l'expérience dynamique qui avait apporté tant de succès aux pirates des Caraïbes. Les nouvelles masses de pierre sont gigantesques et correspondent bien à l'importance économique que les colonies,

nord au sud font que le Portugal est influencé simultanément par deux climats: le méditerranéen, chaud et sec, dans la partie méridionale et l'atlantique, humide et frais, au nord. Ces deux influences conditionnent directement les cultures, le peuplement, les structures urbaines, les formes et expressions architecturales.

La sécheresse impose la monoculture, les latifundia dilaté aussi par l'assolement, un calendrier agricole à phases espacées, une faible rentabilité du sol et le recours à une main d'œuvre salariée. Voilà l'image du Portugal méridional: entre les grandes propriétés surgissent des bourgades compactes, qui abritent les travailleurs ne possédant pas de terre.

En revanche, dans le nord les vents de l’Atlantique permettent une rotation de cultures durant toute l’année, la polyculture, les petites propriétés et la dispersion de la population. Le territoire est parsemé de petites parcelles, chacune avec sa ferme et ses installations agricoles. C’est la cellule familiale qui cultive la terre, minutieusement et en profitant de chaque pouce carré.

Que ce soit au nord ou au sud, la maison ou l'agglomération urbaine n’est érigée en plaine que rarement. Que ce soit pour des motifs de défense ou pour économiser le sol fertile des vallées, elle se trouve généralement sur une éminence, ce qui implique le recours constant

à des murs, des escaliers et des rampes. L’adaptation au terrain exclut la ligne droite pour adopter ta superficie légèrement arrondie ou la multiplication des volumes qui s'accrochent aux coteaux et brisent, dans des changements de clair-obscur, la lumière crue du soleil méridional ou surgissent dans des teintes d'aquarelle entre la brume du nord. L'image des agglomérations est constamment renouvelée. Sa connaissance exige une vision cinématographique permettant la synthèse des symboles, qui surgissent à chaque déviation de rue.

La capacité des populations à « habiter » se révèle dans l’habitation elle-même et dans les espaces communautaires. Créées sans la tutelle d'une occupation de zone, les agglomérations d'origine populaire sont un organisme vivant.

Il croît suivant des lignes de force, en plein accord avec la loi de sa propre existence, avec un parfum d'intuition. La base de son développement est la conjonction ruelle — « largo » (boulevard ou rue principale), qui constitue l'encadrement des dites lignes de force. Ces dernières sont les pièces d'une structure, les tissus qui maintiennent le corps uni et achevé.

La banlieue est une notion inexistante. Ce n'est que plus tard que la spéculation favorisera l'accroissement cancéreux des agglomérations.

Les activités apparemment individuelles de leurs auteurs, soit les milieux populaires qui les ont

construites et les habitent, ne sont cependant pas une aveugle addition d'édifices. Elles révèlent, au contraire, un vigoureux sentiment collectif, particulièrement éloquent dans la création de “ largos ”. La force émanant de la nécessité de la vie en commun, de la cohabitation, de l'affirmation sociale donne naissance à une loi tacite, qui fait reculer les édifices et surgir dans la chair vive de l'agglomération un espace vivant aux caractéristiques très spéciales. Son fonctionnement a une importance considérable dans les cités méridionales.

Les fêtes, foires, manifestations, parfois les corridas y ont lieu. Elles sont l'affirmation de la ville en tant que cellule sociale. L'art s'affirme ainsi comme le plus collectif de tous. C'est un spectacle dans lequel les acteurs sont en même temps auteurs, où la couleur des bâtiments, le dessin des planchers, la floraison des arbres sont une peinture dans toutes les dimensions, constructrice d’espaces, émanation d'une fonction strictement épidermique.

Eduardo Corona

Dans les villages du sud, les maisons sont rapprochées et forment un tout. L'architecture et l'urbanisme ressortent du même procédé.

La ville-sculpture est une succession spontanée et multiforme de volumes blancs et d'amples superficies, où les ouvertures sont réduites et apparaissent comme des rectangles noirs. La maison donne sur la rue par une façade qui définit clairement les parties communautaire et privée, soit l'espace extérieur aux violentes clartés et l'intérieur aux pénombres délicates.

Cela correspond au mode de vie du sud: la vie quotidienne est fortement axée sur le patio, cet espace semi-fermé, qui constitue une solution intermédiaire entre l'extérieur et l’intérieur.

Il est protégé par des plantes croissant sur de légères pergolas, de manière à permettre l'entrée des rayons du soleil en hiver et à créer un microclimat frais et reposant en été. Le patio peut être enchâssé dans les murs ou donner sur la rue, mais dans ce dernier cas il est tout de même entouré de murs assez hauts pour l’isoler des

passants et des voisins. On y exécute les travaux domestiques et artisanaux, qui se font à ta maison lorsque la pluie ne permet pas l'activité à l'air libre.

Si l'architecture du sud a un caractère centripète, celle du nord présente une tendance opposée. Les constructions s’ouvrent davantage vers l'extérieur et les locaux de transition prennent la forme de vérandas couvertes. Ces dernières servent aussi, dans les habitations rurales, à différents usages, en particulier à sécher les produits de la terre.

Il est inutile de chercher une préférence, chaque type d'architecture populaire correspondant de manière cohérente au milieu géographique et aux facteurs humains qui en sont la base. Il constitue une leçon, en ce sens qu’il signifie que l’intuition et l'amour peuvent vaincre les faibles moyens matériels dont peut disposer un constructeur populaire.

Nous trouvons chaque jour des preuves de notre affirmation, bien qu'elles ne soient pas très nombreuses. En effet, si le développement du pays est rapide dans certains secteurs, son effort ne se porte généralement pas sur la construction d’habitations. On peut dire que notre architecture d'aujourd’hui est réalisée selon une technique des plus perfectionnées, mais qu'elle fuit souvent un fonctionnarisme stérile. C'est en définitive un équilibre entre le progrès technique et l'intention plastique.

Les architectes brésiliens affrontent, dans un pays en plein développement, les problèmes humains et sociaux, la planification intégrale dans les domaines physiques, économiques, etc., avec toutes les thèses complémentaires qu'ils impliquent. Le but final qu'ils poursuivent est d'offrir à leurs concitoyens des cités et des habitations dignes et valables. Ils savent que c’est leur devoir et que cela implique de leur part une bonne dose de sacrifice et de dévouement. Puisse l'architecte devenir l’agent direct d'une implantation culturelle décisive non en tant qu'individu isolé, mais comme artiste lié à tout ce qui se passe dans son milieu.

Les illustrations qui accompagnent cet article ont une valeur certaine en tant qu’exemples de ce que les architectes brésiliens ont accompli ces dernières années et de ce qu'ils font aujourd'hui.

A côté de quelques grands maîtres comme Niemeyer, Reidy et Rino Levi (décédés tous deux dernièrement), Mindlin, Jorge Moreira et

Vilanova Artigas, il y a plusieurs jeunes dont le mérite est indiscutable.

Les œuvres qui ressortent du lot sont avant tout celles de Brasilia en général et de Niemeyer en particulier. Il s’agit de l'Institut des Sciences, du Stade, de la Cathédrale et du récent Palais du Ministère des Affaires étrangères. Dans toutes ces constructions, les éléments préfabriqués — conçus par l'Institut des Sciences lui-même — sont caractéristiques de l'importance acquise au Brésil par cette méthode de construction. Vilanova Artigas y a aussi adhéré, ainsi que d'innombrables ingénieurs-calculateurs en béton armé, qui comptent parmi les meilleurs spécialistes du monde. Cette tendance est celle de Paulo Mendes da Rocha, Eduardo Alfonso Reidy, Henrique Mindlin et d'autres plus jeunes comme Sergio Ferro, Rodrigo Lefèvre, Telésforo Cristofani, Ruy Ohtake, Ubirajara Ribeiro, Bonilha e Sancovski, etc.

Le dessin industriel, malgré le petit nombre d'exemples que nous présentons, est devenu un domaine familier.

Nous espérons pouvoir dorénavant présenter aux lecteurs de cette revue un panorama toujours plus complet de l'architecture brésilienne et les œuvres les plus marquantes de nos constructeurs, qui contribuent d'une manière décisive au développement de ce pays.

Brésil

Varchitecture brésilienne est liée d’une part à l’évolution culturelle du pays, d’autre part à un amalgame de différentes contributions, qui l’ont influencée surtout ces derniers temps.

Cela signifie que depuis l'époque de la colonisation portugaise, notre architecture a su sauvegarder une expression propre, bien définie, et utiliser le progrès technique pour se perfectionner ou se mettre en valeur. Par exemple, le rationalisme, tellement important dans l'architecture occidentale du siècle dernier et des débuts du siècle actuel, a aussi influencé le Brésil. Il a permis le développement et la consolidation de l'art de construire dans ce pays, sans compromettre ta « santé plastique » de l’architecture populaire brésilienne, comme l’explique à satiété Lucio Costa. Nous avons su profiter des apports étrangers ou, encore mieux, nous avons réussi à les introduire dans nos principes fondamentaux, de manière à ce que la culture demeure authentique. L'aspect actuel de notre architecture doit être interprété à la lumière non pas des mouvements européens ou des tendances générales de notre époque, mais uniquement de la tradition de notre peuple, de son évolution. L'impulsion décisive fut donnée par la personnalité merveilleuse de Le Corbusier, qui visita le pays en 1929.

Ses précieux conseils furent repris par la conscience de Lucio Costa et par l'imagination créatrice d'Oscar Niemeyer, qui fixèrent les conditions essentielles de notre architecture contemporaine.

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