Claude Schnaidt, Ulm

Les architechnocrates

Un homme nouveau est en train de naître et de proliférer: l’architechnocrate; heureuse synthèse entre l’architecte du passé et le technocrate moderne. Comment reconnaît-on un architechnocrate?

Contrairement à l’architecte, il ne se distingue plus par ses cravates, la coupe de ses cheveux ou celle de ses habits. Il est discret et préfère les conseils d’administration aux réunions publiques, les dossiers confidentiels aux manifestes.

On le rencontre néanmoins partout, dans l’antichambre des ministres et dans les grandes agences climatisées, mais aussi dans les petits ateliers romantiques et poussiéreux. Il peut être patron ou salarié, et il n’est pas forcément issu de famille bourgeoise. Il se trouve à l’aise dans la société de consommation, ce qui ne l’empêche pas de la critiquer à l’occasion. Il est moderne. Son vocabulaire est emprunté à la cybernétique, au structuralisme, aux publications sérieuses. Bien qu’il se plaise à manier les idées, il se méfie des idéologies et prédit leur disparition prochaine. Il veut faire régner la rationalité, l’efficience, la technique pure.

Il a une confiance illimitée dans le machinisme, les ordinateurs, l’organisation. D’après lui, le progrès technique nous apportera l’abondance, les loisirs, la société sans classes. Il a des solutions techniques pour tous les problèmes.

Comme architecte, il se croit omniscient et pluricompétent ; en tant que technocrate, il se considère comme spécialiste de la coordination, de la prévision et de la synthèse. Il exerce son métier dans un champ d’intérêts divergents et se veut arbitre. Cela lui permet de flirter avec la gauche et de passer de temps en temps pour progressiste. Lorsqu’il dénonce le mauvais fonctionnement de la démocratie, il ne dissimule pas son intention de prendre le pouvoir. Les œuvres de l’architechnocrate peuvent être conventionnelles ou utopiques, banales ou fantastiques.

Elles sont toujours plus importantes que les hommes auxquels elles sont prétendument destinées. L’architechnocratie n’a pas encore de style et ce n’est pas sûr qu’elle en trouve un.

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nous débattons partout et en tout dans la plus complète

incohérence1 Comparé à l’architecte traditionnel et esthétisant qui forme la majorité des effectifs de la profession, l’architechnocrate pourrait paraître sympathique. Il use de méthodes scientifiques et contribue, dans une certaine mesure, au renouvellement de l’art de bâtir. D’un autre côté, il est suspect par la démesure de ses ambitions. Ne serait-il pas, à la fois, coupable et victime d’un aveuglement dangereux?

Essayons de répondre à cette question.

Les technocrates apparaissent là où le pouvoir technique échappe à la classe possédante et lorsque celle-ci voit son pouvoir économique compromis par la concentration financière. Les tâches d’organisation, de prévision et de planification indispensables au fonctionnement du système sont alors confiées à des spécialistes se sentant d’autant plus irremplaçables que la société prive les individus des compétences nécessaires à l’exercice de l’autogestion.

Pour accomplir leur tâche, les technocrates ont besoin d’être autonomes par rapport aux groupes antagonistes de la société. Ils tendent, par conséquent, à se situer au-dessus de l’affrontement des intérêts contradictoires et revendiquent un rôle d’arbitre. Ils méprisent les luttes politiques auxquelles ils opposent la supériorité et l’universalité de la raison pure. Ils cherchent à dépolitiser les relations humaines de manière à éliminer les variables embarrassantes pour la mise en équation de leurs problèmes. Ils pensent que c’est aux ordinateurs «incorruptibles» et à l’Etat «neutre» de faire le reste. Que vaut, en réalité, cette volonté d’indépendance politique? De gauche quand il s’oppose aux représentants du capital, le technocrate est de droite dans ses heurts avec les travailleurs. Il trouve sa bonne conscience dans cette position inconfortable. En invoquant les reproches de la gauche, il rassure la classe possédante et lui démontre que l’ordre établi peut parfaitement s’accommoder des solutions qu’il préconise. A la classe ouvrière, il se présente comme un progressiste en faisant état de ses frictions avec les capitalistes. Ce dédoublement de personnalité est un leurre. Vouloir satisfaire également ceux qui sont au pouvoir et ceux qui n’y sont pas, c’est nécessairement faire le jeu des premiers. Qu’il le veuille ou non, le technocrate est au service du capital.

Les technocrates veulent améliorer et rationaliser le système. De concert avec

eux, l’architechnocrate s’emploie à faire fonctionner des plans. Sa tendance vers l’efficacité et la rentabilité le porte à concentrer son attention sur les moyens plutôt que sur la fin de ses réalisations.

Sa fonction le gêne à remettre en question les données qu’il met en œuvre.

Prenons l’exemple de la circulation dans les villes. Les solutions de l’architechnocrate consistent à percer des trous, détruire des maisons, abattre des arbres, construire des parkings pour laisser passer le flot des voitures. La courbe d’expansion de l’industrie automobile est pour lui un tabou. Il ne doute pas un instant de la nécessité même de l’automobile. Il veut faire de la ville une machine à circuler. Comme les résultats de sa première opération sont aussitôt annulés par l’afflux de véhicules individuels qu’elle facilite, l’architechnocrate procède à une deuxième opération. Le ralentissement des transports en commun continue toutefois à s’accentuer, ce qui renchérit leur exploitation. On augmente alors les tarifs, car, dans l’optique de l’Etat capitaliste, les entreprises de transport public ne doivent pas être déficitaires. L’augmentation des tarifs encourage naturellement tous ceux qui possèdent une automobile à l’utiliser en ville. L’architechnocrate tente, par conséquent, une troisième opération, et ainsi de suite, à l’instar de certains chirurgiens à la mode. Si rien ne se passe, on confie le problème aux ordinateurs. Plusieurs grandes villes envisagent de placer dans toutes les rues des capteurs chargés de retransmettre par radio à des calculateurs les paramètres vitesse et nombre de voitures nécessaires au réglage de la circulation. Ces calculateurs agiront en retour sur les feux de signalisation, en les coordonnant de manière à permettre une circulation fluide et continue. L’ordinateur devra, grâce aux programmes élaborés avec des modèles mathématiques préétablis, faire à chaque instant le point de la circulation et assurer l’ordre que la police et les urbanistes n’arrivent pas à rétablir dans les villes. Dans le cas où cette idée s’avérerait inopérante, les supertechnocrates ont déjà d’autres plans dans leurs cartables. Dernièrement, un brain-trust a trouvé la solution définitive pour Los Angeles. La communication directe entre les hommes et les mouvements qu’elle nécessite sera remplacée par un immense réseau cybernétique.

Chacun restera chez soi et sera relié aux 15

autres par l’intermédiaire de quelques boutons et écrans. Plus d’écoles, plus de bureaux. La machine à enseigner des gosses sera branchée sur le cerveau électronique de l’administration scolaire centrale. Leur père commandera depuis son salon les machines de son usine ou le computer de son bureau. Les rues seront désertes. On y rencontrera seulement les jeunes gens qui, poussés par le besoin de perpétuer l’espèce, seront à la recherche de contacts plus directs.

Il y a d’autres solutions au problème de la circulation dans les villes. Ce sont celles auxquelles les architechnocrates ne pensent jamais. Par exemple: créer des transports publics assez rapides, denses, confortables et bon marché pour dissuader les gens à utiliser leur voiture.

La technique, si elle était rationnellement

en commun, c’est être amené à un choix économique et politique que l’architechnocrate est incapable de faire.

En matière d’habitat, l’architechnocrate procède de même. Il conçoit le logement, l’immeuble, le quartier conformément aux critères de notre société bureaucratique de consommation dirigée. Il néglige les prolongements sociaux de la cellule familiale parce qu’il considère, entre autres, la multiplication des appareils individuels électroménagers comme un progrès. Celle-ci n’est profitable, en fait, qu’aux fabricants et aux marchands.

De nombreuses études ont montré que les prétendus progrès dans l’équipement de la maison n’ont pas allégé les horaires de travail de la ménagère. Au contraire, le temps gagné à brosser électriquement les habits est largement absorbé par

orientée, permettrait déjà la construction de moyens de transport plus parfaits et mieux appropriés aux besoins de la collectivité que l’automobile. Les tapis roulants, monorails, wagons sans fin et autres véhicules, mis au point pour des grandes expositions, pourraient devenir d’un usage courant; ce qui ne devrait pas empêcher une amélioration immédiate des moyens de transport existants.

Cela coûterait beaucoup d’argent mais certainement moins que le coût direct et indirect de l’anarchie présente. L’architechnocrate ne se lance pas dans de tels calculs parce que les causes de l’hypertrophiede l’automobilismene l’intéressent pas. Se poser trop de questions à ce sujet, envisager de réduire le nombre de voitures à des proportions compatibles avec les exigences vitales des agglomérations urbaines, repenser les transports

l’entretien de l’appareil et par l’usage intensif qui en est fait. Les 45 % des heures de travail, dit utile, de l’ensemble de la population sont consacrés au travail ménager non rémunéré. La solution juste devrait consister à remplacer une grosse quantité de travail ménager à faible rendement par une quantité moindre de travail industriel à haut rendement. En d’autres termes: convertir le travail ménager individuel en travail collectif.

Pour cela, il devrait y avoir à proximité de chaque logement un poste où l’on trouve un atelier de lavage, repassage, raccommodage, un snack-bar, des plats cuisinés, des légumes épluchés, des nettoyeurs, une garderie d’enfants, une infirmerie, etc. L’idée n’est pas nouvelle.

Le Corbusier l’avait eue parce qu’il n’était pas un architechnocrate. Dans ses «unités d’habitation», il avait prévu les

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«... repenser les transports en commun, c’est être amené à un choix èconomiaue et politique que l’architechnocrate est incapable de faire...» ‘... to redesign public transport is to be faced with an economic and political choice that the architechnocrat is incapable of realizing . . .' «. . . eine Neudurchdenkung der Kollektivtransporte anzustellen bedeutet für den Architechnokraten, vor eine wirtschaftliche und politische Wahl gestellt zu sein, die er zu treffen unfähig ist . . .»

locaux pour ces services. Mais les experts décrétèrent qu’ils ne seraient financièrement pas rentables. Ils ne furent donc pas créés.

L’architechnocrate entretient volontiers l’espoir que l’ordinateur va résoudre tous nos problèmes. Sans aucun doute, l’ordinateur est appelé à devenir l’auxiliaire irremplaçable de l’architecte. D’abord pour le libérer de tous les travaux routiniers et fastidieux. Ensuite pour le relayer dans l’accomplissement des tâches qui dépassent son entendement. Les machines peuvent et doivent classifier, analyser, calculer, évaluer, intégrer, contrôler, corriger, dessiner. Elles devraient pouvoir se charger aussi de l’élaboration

des solutions. Puisqu’elles sont capables de traiter des systèmes de très haute complexité, elles semblent prédestinées à la résolution des problèmes d’architecture qui présentent, en général, une très grande quantité de paramètres et des combinaisons innombrables. Mais si les machines sont en mesure d’effectuer des opérations inaccessibles aux hommes, elles ne peuvent cependant rien faire sans informations. Elles ne font que traiter correctement, rapidement, infatigablement des informations que seuls les hommes peuvent leur fournir. Et ces informations doivent être complètes et énoncées avec une exactitude absolue.

Or, le drame est qu’en matière d’architecture nous n’avons pas d’informations exactes et, même souvent, pas d’informations du tout. Par exemple: combien d’habitants doit compter une unité de voisinage? Quels sont les types de comportement des familles dans l’habitation?

Comment mesurer le degré de confort?

Quelle fraction des charges les remplissages absorbent-ils dans une ossature?

Pourquoi certains lieux sont-ils plus animés que d’autres? Comment se transmettent les vibrations dans un bâtiment?

Qu’est-ce que la qualité et, par conséquent, la valeur d’une maison? Quelles sont les relations entre le coût de l’isolation et du chauffage? Lorsqu’on dispose d’indices d’appéciation, quelle doit être leur hiérarchie? L’inventaire de notre ignorance est malheureusement interminable.

Nous n’avons pratiquement rien de sérieux à emmagasiner dans la mémoire des ordinateurs et nous ne pouvons pas, en conséquence, les utiliser avantageusement. Les tentatives effectuées dans ce domaine ne sont pas convaincantes parce qu’elles consistent, sauf exceptions très particulières, en une manipulation dans le vide de symboles sans substrat expérimental valable. Ces pratiques regrettables donnent la certitude des mathématiques à des conclusions dont les prémisses n’ont que la valeur de l’intuition ou de la supposition. Les vraies solutions, celles que les ordinateurs pourraient déjà nous fournir, ne dépendent

certainement pas des prophéties de quelques architechnocrates mais des recherches que nous saurons réaliser pour faire avancer l’état de nos connaissances.

Tandis que le technocratisme progresse parmi les architectes, l’environnement et la vie quotidienne des hommes se détériorent inexorablement. Les Mégalopolis qui sont en train de se former sont frappées d’apoplexie à la moindre défaillance des infrastructures sursaturées. Des régions entières dépérissent et se métamorphosent en paysages désertiques et de fermes abandonnées. Le peu de théories que nous avons se trouvent en désaccord avec les faits qu’elles cherchent à expliquer. Nous nous débattons partout et en tout dans la plus complète incohérence. Où sont la rationalité et l’efficience que le technocratisme prétend nous apporter? Nous devons bien constater que les architechnocrates ne font pas ce qu’ils disent et qu’ils ne sont pas tels qu’ils aiment à se représenter. Quelquesuns d’entre eux ont peut-être des compétences exceptionnelles, mais elles sont employées unilatéralement. Les architechnocrates peuvent être très haut placés, avoirdes relations influentes; leur pouvoir de décision reste cependant limité. Ils élaborent des solutions, mais les puissances d’argent et le pouvoir politique choisissent entre elles la plus conforme à leurs intérêts. Les architechnocrates laissent croire à la technicité de leurs solutions, bien que celles-ci soient conditionnées par de multiples facteurs complètement étrangers à la technique. Ils sont contre toutes les idéologies, mais ils s’en forgent une pour justifier et compenser leur impuissance à faire régner la technique et la raison pures.

Le technocratisme,en architecturecomme dans tous les domaines, n’est qu’un mythe soigneusement entretenu pour dissimuler notre misère épouvantable.

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