Georges Candilis, Paris

Photo Maud Krafft

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A la recherche d’un sens nouveau au mot «architecte»

11 L’architecte

dans les conditions actuelles

ne sert à rien1

Il y a trois ans, à Paris en mai 1966, les étudiants d’architecture ont publié un ouvrage de réflexions et de recherches sur l’architecture, l’urbanisme et leur enseignement.

Le titre résume le contenu: «A quoi sert l’Architecte. » Depuis, un groupe de l’Ecole des beauxarts, au Grand-Palais, une fraction de la vieille école, étudiants et enseignants, ont essayé d’appliquer une recherche permanente sur la réforme de l’enseignement d’architecture et d’établir des débats ouverts autour du rôle d’architecte dans la société qui vient.

Cette expérience a permis une prise de conscience et une clarification du cadre actuel de la «production architecturale» qui peuvent se résumer comme une réponse à la première question: L’architecte, dans les conditions actuelles, ne sert à rien.

Pire encore, il devient un instrument conscient ou inconscient de la dégradation de sa profession.

L’architecte a perdu sa responsabilité et sa respectabilité. Sa participation à la création du domaine bâti est orientée de plus en plus par des critères quantitatifs : argent, nombre, temps. Les décisions sont prises sans lui, par un cadre complexe et confus: finance, technocratie.

Le mode de financement, les intérêts du capital jouent un rôle primordial, et le profit prédomine la qualité. L’architecte devient fatalement un élément «commercial»; il oriente lui aussi sa production «architecturale» dans le sens de son propre intérêt mercantile.

Noyé dans un système de contradictions, de confusions, d’ignorances et de camouflages, l’architecte se trouve dans une position ridicule de reliquat d’un passé périmé. Il est considéré soit comme un «artiste», juste accepté pour donner «la note» plastique de l’œuvre bâtie, soit comme un sous-technicien plus ou moins pris au sérieux par les technologues spécialistes.

L’architecte vit quotidiennement dans l’illusion de sa participation, de la création d’environnement de l’homme. En réalité, sa formation, son organisation professionnelle, le cadre de son activité,

le faux rôle que lui imposent les conditions actuelles le rejettent à une situation sociale et scientifique intolérable, hors d’échelle des véritables besoins de notre temps. L’architecte est uniquement toléré du fait de sa présence; c’est un gêneur qu’il faut avaler.

Et pourtant, la responsabilité et le rôle d’architecte, parmi les gens qui prennent les décisions pour l’avenir, deviennent de plus en plus importants. Jamais, dans l’évolution de l’humanité, sa présence n’a été aussi nécessaire. Depuis le commencement de notre siècle, l’apparition très timide de la notion dite «urbanisme» domine de plus en plus la vie de la société.

L’architecture et l’urbanisme se confondent aujourd’hui en une seule discipline, celle de l’«art de bâtir», action étroitement liée à la condition et à la possibilité, pour l’homme, de vivre, d’agir, de penser et d’aimer.

Nous sommes en présence de la croissance accélérée du champ d’action sociale de l’architecture. Les conditions nouvelles, évidentes, fatales, dues aux changements d’échelles quantitatives et qualitatives se reflètent et s’étalent sur le monde entier.

Dans la société du plus grand nombre, de la consommation et de l’ère atomique, l’homme est angoissé, obsédé et perdu.

Dès à présent, des signes annonciateurs laissent entrevoir le visage du monde nouveau où l’homme risque d’être oublié.

Le danger est grand, le moment est venu de mettre en question, de contester la situation actuelle héritée du passé périmé.

Nous avons le devoir d’assurer notre responsabilité.

Assurer et prendre notre responsabilité, participer réellement à la métamorphose de l’environnement de l’homme demandent avant tout une mise en évidence et une dénonciation des grands obstacles, des «verrous» qui s’opposent à une véritable action sociale, politique, scientifique.

Ceux qui participent à la réalisation de l’environnement constatent que, sans une vision commune et nouvelle de la société à venir, leurs efforts restent isolés, désorientés, inefficaces.

L’acte de bâtir ne peut plus être pris comme un acte isolé, privilège exclusif d’une profession ou d’un corps constitué.

C’est une action collective qui concerne tout le monde, se confond avec la vie même.

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Le terme même «architecte» est resté lié à une conception artisanale et corporative de la profession. L’architecte ne peut plus rester isolé; la multiplication des problèmes, leurs diversités à l’infini imposent à l’architecte son intégration aux équipes complexes où l’information, l’intervention créatrice des utilisateurs, les sciences humaines, les disciplines techniques et les sciences exactes trouveront leur place naturelle, leur rôle objectif, enfin leur responsabilité.

Le travail en équipe demande une formation nouvelle, un recyclage pour tous les participants, et non seulement pour les architectes, afin qu’un langage commun, une commune compréhension permettent d’établir la synthèse des décisions.

L’aspect global de la notion «urbanisation» implique également la «révision» radicale et profonde du cadre de son exercice. La spéculation foncière éhontée provoque la déformation et la dilapidation du patrimoine.

Le slogan de la nécessité de la libre utilisation du sol est déjà dépassé. C’est une véritable et permanente mobilisation du territoire qui peut provoquer l’urbanisation globale et dynamique qu’exige notre époque.

L’annonce triomphale et périodique de l’accomplissement du programme de milliers de logements, par les organismes publics ou privés, ne trompe plus personne. Des groupements de logements envahissent les villes et les banlieues, sans aucun lien avec ce qui existe, sans aucune relation avec l’avenir. Ce sont des cas isolés de leur environnement physique et social, de véritables ghettos pour les pauvres et pour les riches.

Ces ensembles défigurent notre espace urbain, donnent peut-être quelques possibilités aux gens de se caser, mais il ne faut pas les confondre avec la notion de 1’«habitat» comme il ne faut pas confondre leur «construction» avec 1’« architecture».

La production massive des logements, dictée soit par un labyrinthe administratif et technocratique, soit par la spéculation financière, prélève un véritable impôt privé sur le domaine bâti, et la collectivité imprime sur le sol le conflit et la ségrégation des classes.

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Nous vivons en réalité dans une société de consommation qui détermine la conception même de l’architecture et de l’urbanisme.

Les maisons, les écoles, les édifices publics, les sols constructibles deviennent aussi des biens de consommation.

Cela n’a rien de péjoratif, à la condition qu’il existe un moyen de contrôle de la production, un contrôle réel et non théorique.

La production à la consommation dictée, ici encore par le profit et la spéculation, abuse la naïveté et l’ignorance de l’homme, par l’intoxication d’un lyrisme et d’une saoulerie publicitaire.

L’architecture de consommation revêt un aspect ridicule et bariolé, soit dans la fiction et le futurisme gratuit, soit dans la nostalgie des formes du passé.

L’architecture gadget, l’architecture des drugstores, des pubs, des shoppings, des buildings et des «résidences» en pierre de taille exprime la décadence et la tromperie de la production architecturale dans les conditions actuelles.

Les machines sont là pour nous servir, mais on les utilise à l’envers; au lieu de produire des objets pour satisfaire nos besoins, on produit des objets qui provoquent d’autres besoins: des besoins des besoins, et l’homme est pris au piège par un système d’exploitation qui crée autour de lui un environnement artificiel de camouflage.

Les machines sont là, en marche.

L’industrialisation du bâtiment est une réalité, une triste réalité; on produit des logements en grand nombre avant même de définir quels logements il faut produire.

La force de l’habitude du passé, le manque d’imagination et d’invention, l’absence totale d’expérimentation et de la recherche fondamentale provoquent une production de logements mort-nés, périmés dès leur réalisation, logements qui reflètent une tendance de miniaturisation mesquine et ridicule du logis type de la société bourgeoise du XIXe siècle. Cette

fausse orientation provoque le paradoxe de la déconsidération du neuf et la valorisation de l’ancien et du vieux.

- la dénonciation et la suppression de la spéculation abusive de toutes formes, foncières et du domaine bâti; - l’exigence de la libre utilisation et de la mobilisation du sol; - le contrôle effectif de la production architecturale; - la réforme profonde de l’enseignement, de la formation et de l’exercice de l’architecture; - l’établissement de la responsabilité dans tous les stades des décisions demandent un grand préalable: - que 1’«habitat de l’homme» devienne son «droit», dans le sens le plus large, qui entraîne des conséquences et mutations politiques, sociales, administratives et financières.

«C’est une mise en situation de la responsabilité architecturale de la société tout entière.» (P. Lefèvre.) «C’est la seule condition réelle pour donner un sens nouveau au mot architecture. » Donner un sens nouveau, c’est établir l’architecte, la pensée, l’attitude architecturale dans son rôle primordial qu’il doit jouer dans la société nouvelle: société de consommation et du plus grand nombre.

«Au cœur même de Paris, sur la rive gauche en face de T île de la Cité où se trouve Notre-Dame, dans le très fameux Quartier latin, une étonnante concentration universitaire s’intégre et se confond à la ville même.

'Right in the heart of Paris, on the left bank facing the Ile de la Cité with Notre-Dame, is the very famous Latin Quarter, an amazing university conglomeration that is integrated and mingled with the city itself.

»100000 étudiants environ, de toutes les disciplines, celles des sciences humaines, celles des sciences positives créent ce qu’on appelle l’Université et l’Ecole de Paris; élément en permanence actif et vivant qui réclame leur participation et leur responsabilité dans les décisions de leur avenir.

‘About 100,000 students from all faculties, the Humanities and the Applied Sciences, create what is called the University and the Ecole de Paris; this is a permanently active element which is very much alive and claims its right to participate and to shoulder the responsibilities for decisions about its future.

»Le Quartier latin est un tout. Les rues, les bistrots, les boulevards, les places et placettes, les grandes écoles, les petits hôtels d’étudiants, les bibliothèques, les cinémas, les salles de conférences, les restaurants, les gens qui passent indifférents, les gens qui s’arrêtent et discutent, les étudiants de tous les pays du monde: les Blancs, les Noirs, les Jaunes forment un lieu qui provoque le contact et les échanges - le développement des idées, véritable sens de l’esprit universitaire, élément moteur pour la métamorphose de la civilisation.» G. C.

‘The Latin Quarter is complete. The streets, the cafés, the avenues, the squares and courts, the large schools, the small student hotels, the libraries, the cinemas, the conference rooms, the restaurants, the people who pass by indifferently, those who stop and talk, the students from all the countries of the world, white, black and yellow, they form part of this area which incites contact and exchanges—the development of ideas, the true meaning of the idea of university, the driving force for the metamorphosis of civilization.’ G. C.

«Im Herzen von Paris, auf dem linken SeineUfer gegenüber der Cité-Insel, wo sich die Notre-Dame befindet, im berühmten Studentenviertel, gliedert sich der Stadt selbst eine überraschende Universitätszusammenballung an und schmilzt mit ihr zusammen.

Ungefähr 100000 Studenten aller Fakultäten, der Geistes- sowie der Naturwissenschaften, bilden die Universität und Schule von Paris: ein ständig aktives und lebendiges Element, das deren Teilnahme und Verantwortungsgefühl gegenüber ihren Zukunftsentscheidungen fordert.

Das Universitätsviertel ist eine Gesamtheit.

Strassen, Gasthäuser, Boulevards, Plätze und Plätzchen, grosse Schulen, kleine Studentenhotels, Bibliotheken, Kinos, Konferenzsäle, Restaurants, gleichgültige Passanten, diejenigen, die zur Diskussion stehen bleiben, Studenten aus der ganzen Welt - Weisse, Schwarze, Gelbe bilden hier einen Ort, der den Kontakt und den Austausch - die Ideenentwicklung, wahrer Sinn des Universitätsgeistes, Antriebselement für die Metamorphose der Zivilisation - bewirkt.» G. C.

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Extraits de tout ce qui a été écrit, affiches, déclarations, motions, à propos de l’architecture, durant la révolution de mai 1968

Extraits sur les problèmes professionnels Le terme même d’«architecte» est resté lié à une conception artisanale de la profession.

L'acte

aujourd’hui complexe:

de

que

bâtir

ne peut être

le fait

d'une

équipe

information et sciences humaines, disciplines techniques et sciences exactes, mise en forme et réalisation. Etre architecte, ce n’est pas avoir de grosses affaires, mais avoir une certaine mission sociale au service des utilisateurs et non des clients.

Une

nouvelle

organisation

ne

sera

ni

strictement professionnelle, ni définitive.

Elle évoluera en fonction de la recherche fondamentale et en concertation permanente avec l’Université.

L'ARv c'Esrbe/.A MEkbe Extraits sur l’intervention créatrice des utilisateurs Appel à la participation aux travaux de la commission «déféodalisation de la profession». Le thème de ceux-ci est: une architecture pour tous et par tous.

Pour tous,

par opposition au profit de

quelques-uns, nous définissons un profit général, matériel et culturel.

Par tous,

par opposition à la notion de

l’intervention d'un seul et en respectant les cas particuliers, nous ressentons la nécessité de vastes organismes de réflexions, programmation et réalisation supposant: d’abord, l’éducation de tous dès le plus jeune âge,

en

vue de cette action de

citoyen responsable ; ensuite, le développement des qualités de création inhérentes à tous exige, pour se développer, l'élargissement dans toutes les directions du nombre et de la nature des participants.

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LA POLICE S AFFICHE AUX BEAUX ARTS

LES BEAUX ARTS AFFICHENT*,^HUE

Extraits sur la société de consommation

Extraits sur le travail en équipe

Nous voulons lutter contre les conditions

Les névroses, psychoses et autres maladies

de

de la désadaptation de l’environnement

la production architecturale qui la

soumettent en fait aux intérêts des proont rapidement suscité l’intervention des

moteurs publics ou privés.

sociologues, économistes, géographes et se

autres spécialistes qui ne sauraient nous

sert à rebours de la machine. Au lieu du

L’âge

machiniste

faire oublier par leur analyse particulière

nécessaire,

on

est

produit

là,

mais

beaucoup

on

trop

d’objets qu’il faut entretenir et même entretenir leur entretien, et ainsi de suite...

de nouveaux objets de produits d’entreti pv&dt&ó ìl'fiAi TUttià f&üûf£nri

tien et, en fin de compte, tout un monde d’entretenus...

Nous refusons la société de consommation.

Nous avons tort. Nous voulons consommer, mais consommer ce que nous avons décidé de produire.

li

j

I.UNION BRISERA

le caractère global, et d’abord politique,

*ii

tmvmuhib

du problème.

Il n’y a pas trop d’architectes, pas plus que d’ingénieurs ou de techniciens. Les

IES FRONTIERE!"

jeunes spécialistes en sciences humaines ont, objectivement, un champ considérable

I

d’intervention dans le domaine de l'habitation et de l'aménagement, mais leur activité est actuellement sous-employée

Extraits sur la spéculation L'urbanisation est un phénomène global.

parce que la formation qui leur est donnée

Son

n'est pas insérée dans les problèmes réels de la vie.

évolution

implique

des

mutations

essentielles. L’aspect des sciences urbanistiques et humaines dans la conception est un leurre et à la limite une démagogie si, en dernière analyse, seuls l'argent et les règlements en place imposent les solutions.

Nous exigeons le droit à l’architecture entendu au sens le plus large, c’est-à-dire le droit à un espace aménagé de qualité et, par conséquent, le droit à la ville, le droit à l'habitat, le droit au logement, avec toutes les conséquences que cela entraîne, politiques, administratives et financières, et, avant tout, la libre disposition des sols et la suppression

de

toutes

les formes

de

spéculation.

Photo Laubscher

En dénonçant les structures économiques basées sur la spéculation forcenée et la recherche du profit maximal qui définissent le cadre de l’urbanisme actuel où les organismes d’aménagement du territoire et d'urbanisation sont financés en totalité ou en partie par les banques d’affaires.

L’architecte, actuellement, a le choix entre être

voleur

(devenir

le grand patron

d'agence, requin financé à la recherche de nouvelles affaires) ou volé (être un bon «nègre», dessinateur d’agence), c’est-àdire se laisser exploité par les grands patrons.

Photos Ionei Schein

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