René Sarger, Paris

11 Comment

ne pas sombrer définitivement

dans ie salariat?

Mai 1968 et les étudiants en architecture La grande presse internationale, dans sa recherche de l’événement spectaculaire et du reportage à sensation, a été servie particulièrement en mai et juin de cette année. Pour elle, c’est soudainement qu’une révolte spontanée avait explosé et allait mettre en cause les bases mêmes de la société française.

D’autres, au contraire, ont cru voir dans ces événements une volonté systématique d’exaspérer les étudiants par l’occupation policière de la Sorbonne; par la répression de leurs manifestations, et cela afin de susciter l’escalade de la violence qui, en mettant en marche la machine à faire peur, ne pouvait que renforcer le régime combattu par les étudiants eux-mêmes.

En fait, le mouvement des étudiants a incontestablement révélé la crise profonde de l’Université française et, audelà, celle du régime, qui en est fondamentalement responsable.

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On sait que l’enseignement supérieur n’est pas démocratique dans son recrutement : moins de 12 % des étudiants sont fils d’ouvriers et de paysans.

Mais ce qui est caractéristique de la société française contemporaine, c’est la «prolétarisation» des fils de la petite et moyenne bourgeoisie.

Les étudiants, dans leur grande masse, ne sont pas seulement inquiets du chômage et de l’absence de débouchés, mais ceux qui se préparent à des professions libérales se voient de plus en plus contraints à accepter des positions de salariés, avec ce que cela suppose pour eux d’aliénation de leurs propres libertés.

Moins de 10 % de diplômés architectes ont pu, l’an dernier, s’établir à leur compte. Lorsque, il y a plus d’un siècle, les artisans et paysans se trouvèrent soudain transformés en ouvriers, les mêmes révoltes grondèrent en Europe, et toutes les utopies socialistes fleurirent : depuis les associations fraternelles jusqu’aux phalanstères. Comment ne pas sombrer définitivement dans le salariat?

Telle était la question qu’il fallait résoudre en détruisant, par la violence, les structures de la société afin que règne «la libre association des hommes», dégagés de tous les privilèges de l’époque. Cet esprit de contestation atteint maintenant de nouvelles couches sociales. Avec d’autres mots sans doute, les étudiants ont retrouvé inconsciemment les mêmes raisons de révolte que leurs aînés, il y a plus d’un siècle. Ils repassent par les mêmes angoisses, par les mêmes révoltes, par les mêmes rêves utopiques : ils parlent de révolution mais ne savent pas encore la faire.

Ce qui est nouveau, c’est qu’en particulier les étudiants architectes, dans leur grande masse, ont atteint cette première prise de conscience.

Sans doute, comme à l’aube des premières luttes ouvrières, a-t-on vu apparaître de nombreux groupes anarchistes et plus «révolutionnaires» les uns que les autres, qui ont pu entraîner, derrière les drapeaux rouges et noirs, des fils de bons bourgeois tout étonnés, puis rapidement épouvantés de ce que leurs enfants mettaient en marche. Trotskystes, maoïstes, anarchistes, guévaristes, etc. tenaient des stands dans la cour d’honneur de l’Ecole nationale supérieure des beauxarts!

Bien qu’on y conspuât volontiers le Parti communiste et la CGT comme traîtres à la révolution, certains des patrons d’atelier, qui venaient prendre le vent sans participer au mouvement, souriaient par précaution en entendant chanter L’Internationale, puis, ayant assisté à une ou deux assemblées générales journalières, parlaient entre eux de viol des foules en notant les meneurs parmi les enseignants et les étudiants ayant voté la motion du 15 mai1.

Or, dans les semaines qui précèdent le vote de cette motion, tout avait déjà démarré à l’école, suite à l’arrestation d’étudiants lors des manifestations à Paris, protestant contre l’occupation de la Sorbonne par la police.

Le 7 mai, une trentaine d’enseignants architectes, à l’Ecole des beaux-arts, proteste vigoureusement «contre la répression gouvernementale» et crée un secteur syndical affilié au SNE sup.

Ce sont pratiquement tous les enseignants du groupe C rive droite auxquels vont se joindre rapidement les enseignants des groupes C rive gauche et quelques patrons et assistants des groupes A et B2.

Le 10 mai au soir, de nombreux élèves et quelques enseignants du groupe C participent à la manifestation qui se termine par l’émeute au Quartier latin.

Une immense banderole précède la quasi-totalité des étudiants des BeauxArts et des enseignants SNE sup. qui participent, le 13 mai, à la grande manifestation de protestation se déroulant pendant cinq heures dans les rues de Paris.

Un comité de grève est créé et le travail des commissions commence qui, pour certains, se continue encore.

Ces commissions ont fait appel aux architectes déjà dans la profession comme «à tous ceux qui participent à la création architecturale».

Pendant plus d’un mois, la «vieille école» devient une Université d’arts, ouverte à tous, une véritable usine à penser, à détruire les tabous, à organiser la propagande interprofessionnelle et l’agitation (c’est aux Beaux-Arts que s’installe l’atelier d’affiches qui vont fleurir sur tous les murs de Paris et de la banlieue).

Très rapidement, la commission de «déféodalisation de la profession» prend la décision symbolique de dissoudre l’Ordre des architectes.

Le 18 mai, l’assemblée générale communique cette exigence à la presse.

Le 20 mai, un grand meeting, auquel participent plus de 1500 personnes, architectes, étudiants, enseignants, décide l’occupation des locaux de l’Ordre. Dans la nuit, le Conseil supérieur et le Conseil régional sont occupés. Une lettre demandant la suppression de cet organisme réunira, dans la semaine qui suit, plus de 1700 membres de l’Ordre.

Mais le plus important est l’exigence de réforme de l’enseignement et des méthodes pédagogiques.

Les étudiants veulent participer à l’organisation et à la gestion de l’enseignement ; et, pour ce faire, ils veulent la suppression de tous les privilèges tels que le Conseil supérieur de l’architecture, le Prix de Rome et l’institution du patron omniscient. Ils veulent, que les écoles d’architecture soient cogérées par les enseignants et les étudiants et liées à l’Université3.

Des contacts sont pris entre l’Ecole spéciale et l’ex-Ecole des beaux-arts. La première, étant une école libre, réunit une assemblée générale et bouleverse son conseil d’administration. Les élèves s’assurent de la majorité statutaire grâce à l’appui d’anciens, acquis à leur cause, et décident de la réforme de l’enseignement après avoir obtenu la démission du directeur de l’école, et en nomment un nouveau.

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A l’Ecole des beaux-arts, la situation est en même temps plus difficile et plus simple.

Plus difficile, car elle est école d’Etat et que seul le ministre a pouvoir pour ordonner. Les assemblées générales ne sont pas statutaires et n’ont aucun autre «pouvoir» que «révolutionnaire».

Plus facile aussi, parce que le Ministère des affaires culturelles a déjà, depuis deux ans, commencé un processus de réformes (jugé, sans doute, «réformiste» mais irréversible) et que son attitude vis-à-vis des étudiants et enseignants participant aux mouvements est loin d’être celui du Ministère de l’éducation nationale vis-àvis de l’Université.

Si le recteur Roche a fait appel aux forces de police, au début du mois de mai, les représentants du Cabinet Malraux, chargé de mission à l’administration de l’école, avant même que son directeur M. Untersteller ne décède, permettent l’utilisation des bureaux par le comité de grève, assistent aux assemblées générales et protestent en juin lors de l’entrée de la police chargée de faire évacuer l’école.

Certains des préalables sont levés qui permettent aux étudiants et enseignants de travailler à la réforme des programmes et des méthodes pédagogiques.

D’autres ne le sont pas encore. Le serontils rapidement? La réponse est entre nos mains, étudiants et enseignants des école d’architecture.

professeur à l’ex-ENSBA, membre de l’AG de l’Ecole spéciale d’architecture.1

1 Nous reproduisons in extenso cette motion rédigée dans l'enthousiasme avec ses faiblesses et ses fautes, mais avec toute sa force percutante.

‘ Déjà depuis trois ans. une «réforme de l’enseignement» est engagée oui scinde l'Ecole des beaux-arts en quatre groupes, noyaux de quatre futures écoles à Paris: - le groupe A, rue Bonaparte: - le groupe B, rue J.-Callot; - le groupe C rive droite. Grand Palais: - le groupe C rive gauche, future Ecole de Versailles.

’ Si l’Ecole spéciale d’architecture dépend du Ministère de l’éducation nationale, les écoles des beaux-arts de Paris et de province sont sous la tutelle du Ministère des affaires culturelles.

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MOTION DU 15 MAI "Pourquoi prolongeons-nous la lutte? Contre quoi luttons-nou? Nous luttons contre une université de classe, nous voulons organiser la lutte contre tous ses aspects: 1) Nous critiquons la sélection sociale qui s'opère tout au long des études du primaire au supérieur au détriment des enfants de la classe ouvrière et des paysans.

Nous voulons lutter contre le système des examens des concours, principal moyen dB cette sélection.

2) Nous critiquons le contenu de l'enseignement et les formes pédagogiques de sa diffusion. Parce que tout est organisé pour que les produits du système n'acquièrent pas une conscience critique aussi bien à l'égard de la connaissance que de la réalité sociale et économique, 3) Nous critiquons le rôle que la société attend des intellectuels: Être les chiens de garde du système de production économique, Stre des cadres technocratiques. Paire en sorte que chacun se sente bien à sa place, surtout ce "chacun" est à une place d'exploité.

Que signifient ces critiques pour ce qui est de l'Ecole d'architecture?

Pour ce qui est de l'Ecole de peinture et de sculpture? C'est bien sur aux commissions de le définir précisément, mais nous pouvons déjà le dire pour ce qui est de l'Architecture: - nous voulons lutter contre la domination de la profession sous la forme du Conseil de l'Ordre ou d'autres organismes corporatifs, sur l'enseignement. Nous sommes contre le système du patron en tant que méthode pédagogique, nous sommes contre l'idéologie conformiste que le système diffuse. L'enseignement de l'architecture ne doit pas être la seule répétition de ce que fait le patron jusqu'à ce oue, finalement, l'élève soit une copie conforme.

- nous voulons lutter contre les conditions de la production architecturale qui la soumettent, on fait, aux intérêts des promoteurs publics ou privés. Combien d'architectes ont-ils accepté de réaliser des Sarcelles grands ou petits? Combien d'architectes tiennent compte dans leur cahier des charges des conditions d'information, d'hygiène, de sécurité des travailleurs sur les chantiers et le feraient-ils, qu'aucun promoteur ne répondrait à leur appel d'offre? Et l'on sait qu'il y a trois morts par jour en France dans l'industrie du bâtiment.

- nous voulons lutter contre un contenu de l'enseignement particulièrement conservateur, particulièrement peu rationnel et peu scientifique où les impressions et les habitudes personnelles continuent de prévaloir sur des connaissances objectives.

L'idéologie du prix de Rome est encore vivace!

En deux mots nous voulons prendre conscience des rapports réels de l'Ecole et de la Société; nous voulons lutter contre son caractère de classe. Cette lutte, nous devons savoir que nous ne pouvons la mener seuls. Nous ne devons pas tomber dans l'illusion que les Universitaires pourront instaurer dans leurs facultés des noyaux d'autonomie réelle par rapport à l'ensemble de la société bourgeoise. C'est au côté des travailleurs, qui sont les principales victimes de la sélection sociale qu'opère le gstème d'enseignement, que les universitaires doivent lutter.

La lutte contre l'université de classe doit être organiquement liée à la lutte de l'ensemble des travailleurs contre le système d'exploitation capitaliste.

Il faut donc nous engager: à remettre en cause les rapports qui régissent actuellement la profession et l'enseignement.

- remettre en cause la séparation actuelle de l'ENSBA avec l'enseignement supérieur, - refuser d'effectuer toutes formes de présélection à l'entrée de 1 ' Ecole.

- lutter contre le système actuel des examens et des concours.

- nous préparer à la lutte contre les décrets de réforme.

- établir les rapports réels de lutte avec les travailleurs.

Sur toutes ces questions nous devons avoir les débats les plus libres.

Tous les enseignants doivent se prononcer.

Des formes d'organisation de lutte doivent être trouvées.

COMITE DE GREVE