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Ionei Schein, Paris

Photo T. Cugini

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Urbanisme — architecture — révolution Constituer la trilogie «urbanisme architecture - révolution», c’est affirmer que, tout comme la révolution, l’urbanisme et l’architecture sont des actes politiques. Partant de cette affirmation, nous allons essayer de faciliter la tâche des sociologues de l’an 2000... qui, en analysant la «révolution française» de mai 1968, ne manqueront pas de qualifier et de quantifier l’architecture de la Faculté de Nanterre et le tissu urbain de son environnement construit. Or, cette architecture est particulièrement bête et

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nous avons tous été mesquins, incapables d’une véritable

autocritique !11 quelconque; le tissu urbain adjacent est fait de vides et de bidonvilles; les liaisons circulatoires avec Paris sont celles d’un casernement isolé; la vie sociale est essentiellement ségrégationniste du fait de l’implantation urbanistique... Autant dire que Nanterre a servi de révélateur aux étudiants sociologues qui y ont pris conscience que les qualités de l’environnement construit dans lequel une société vit vingt-quatre heures sur vingt-quatre ne peuvent pas être dissociées de la nature même de ces activités et surtout des structures socio-politiques dans lesquelles ces activités se déroulent.

Enfin et évidemment, une révolution se fait dans une ville et non plus dans un palais! De là découle l’interrogation urbanistique d’aujourd’hui: ne faut-il pas donner à la ville un caractère révolutionnaire, donc de contestation permanente?

Pour ma part, je transforme l’interrogation en affirmation !

La ville telle que notre société la conçoit est génératrice de microphénomènes politiques, économiques et sociaux qui passent inaperçus pendant leur période de formation, s’agglutinent et grossissent, se déforment et déforment l’environnement même qui les a sécrétés et finissent par atteindre leur point de rupture et de non-retour sous une forme dont l’Histoire a, jusqu’à aujourd’hui,

Photo Prunin

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Photos Ionei Schein

confirmé la pérennité. Je fais référence à Régis Debray - trop oublié, alors que certaines pages écrites par lui furent prévisionnelles des événements - et qui, dès le début de Révolution dans la Révolution, écrit: «Nous ne sommes jamais tout à fait contemporains de notre présent. L’Histoire s’avance masquée: elle rentre en scène avec le masque de la scène précédente, et nous ne reconnaissons plus rien à la ptèce. A chaque lever de rideau, il faut renouer les fils. La faute, certes, n’en est pas à l’Histoire, mais à notre regard chargé de mémoire et d'images apprises.

Nous voyons le passé en surimpression dans le présent, même si ce présent est une révolution. »

Et toute l’argumentation bâtie par Régis Debray dans ce premier chapitre de son livre concourt essentiellement à démontrer la valeur et la signification contemporaine de structures révolutionnaires, et c’est le titre même du chapitre: «Libérer le présent du passé». Or, comme par ailleurs le présent est le passé du futur, on arrive à la conclusion logique dans le sens révolutionnaire du raisonnement : le futur n’a rien à voir avec le présent et ne peut pas en découler, car il est par essence une succession de «présents».

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Alors, l’environnement construit est-il une conclusion, une conséquence de la révolution? Il le fut jusqu’à aujourd’hui!

Ce n’est plus en ces termes de constatation et de définitivation des structures d’une société que les urbanistes doivent raisonner, professer et imaginer la phénoménologie de l’espace habité. Il est nécessaire de comprendre qu’en transformant les structures socio-politiques et économiques d’une société il faut aussi et simultanément transformer les structures de son environnement construit! Sinon les transformations du corps social sont non seulement déformées mais très vite annulées. On assiste alors, impuissants, à des mouvements de régression, de pourrissement, de décadence, de paupérisation culturelle, dont l’Histoire a le secret mais qui découlent toujours d’un refus non pas d’adaptation mais de transformation de l’espace habité.

A la page 125 de Révolution dans la Révolution, on lit cette très lucide conclusion: «A situation nouvelle, méthodes nouvelles.

C'est-à-dire qu'il faut se garder d’adopter, par erreur ou par tradition, des formes d’action qui ne soient pas propres à ce nouveau contenu. »

Une de ces méthodes nouvelles, une de ces nouvelles formes d’action que le mouvement étudiant aura révélé, concerne la façon même dont l’urbanisme et l’architecture seront produits, distribués et consommés. La transformation révolutionnaire de notre société prend sa source dans sa production industrielle.

Si cette production a lieu dans un cadre d’autogestion, par exemple, ou de «participation», ce n’est point la peine d’imaginer qu’elle pourra s’accommoder longtemps du paysage industriel d’aujourd’hui. Il y va ainsi de l’habitat, des transports, des loisirs.

La mutation socio-technique qui s’opère actuellement fait fi du zoning (des hommes et de leurs activités), de la ségrégation dans le temps et dans l’espace. C’est dire que l’urbanisme et l’architecture ne peuvent plus et surtout ne doivent plus faire suite à l’action sociale, politique, économique - mais produire, distribuer et faire consommer la révolution quotidiennement; ainsi seulement, la révolution permanente engendrera l’évolution continue.

*

L’action menée par les étudiants et les enseignants - auxquels se sont joints, avec quelque retard et quelques hésitations, une minorité de professionnels de l’architecture dans l’espace mythique de l’exEcole des beaux-arts - a abouti à la remise en cause non seulement des structures de l’enseignement mais aussi des structures de la profession d’architecte; cette action s’est complétée d’un soutien continu et efficace aux travailleurs. Et continuellement, comme partout dans l’Université, les étudiants architectes ont évidemment revendiqué le caractère politique de leur insurrection - mais ceux de la rue Bonaparte sont allés jusqu’au bout et se sont efforcés de formuler la signification politique de l’acte urbanistique-architectural.

Ils ont démontré aux architectes comment, en pratiquant sans vergogne le mandarinat, en monopolisant les commandes aux agences importantes, et toujours les mêmes, comment en acceptant les compromis exigés à tous les niveaux de la création architecturale par un maître de l’ouvrage qui n’est que l’expression des groupes bancaires organisés en groupes de pression, comment en perpétuant la paupérisation culturelle volontaire et intentionnelle de la profession, comment en constituant des «chasses gardées», en éternisant l’esprit «ateliercaste-clan-patron», l’urbanisme et l’architecture étaient la parfaite expression d’une société dans laquelle les architectes acceptaient une place et se prêtaient à une action dégradante et de dégradation ! Les organismes professionnels et paraprofessionnels ont, après coup, évoqué leurs «revendications» antérieures aux événements: c’est faux, car même si certains architectes ont timidement, à titre personnel, suggéré des changements, d’abord ils ont toujours été réduits au mutisme par ces mêmes organismes, et jamais les changements invoqués ne furent de fond !

Le 15 mai 1968 est rédigée la motion fondamentale:

mique». Les étudiants veulent «prendre conscience des rapports réels de l’école et de la société, ils veulent lutter contre le caractère de classe de l’école».

Le 22 mai, les architectes qui enfin se rendent compte qu’«ils sont loin d’être les seuls à être concernés par l’acte de bâtir», approuvent la motion des étudiants (du 15 mai) ainsi que la dissolution de l’Ordre des architectes. Le même jour, ils adressent une lettre ouverte au ministre des Affaires culturelles :

En moins d’un mois, 1500 signatures d’architectes inscrits régulièrement à l’exOrdre sont apposées au bas de cette lettre... d’abord les enragés et les engagés, ensuite les suiveurs, ensuite ceux qui toujours et partout ont au moins une veste en réserve...

Le 9 juin 1968, entre autres raisons formulées justifiant l’abrogation de l’Ordre des architectes, celle-ci: «... l’Ordre a été incapable de faire appliquer ses propres lois et d’assurer ne serait-ce qu’un début d’équité professionnelle...» Combien tous les architectes sont apparus naïfs et faux jetons en regard des étudiants; combien nous avons tous été mesquins, incapables d’une véritable autocritique! Nous nous jouions à nousmêmes le psychodrame des «transcripteurs de civilisation», sans aucun engagement, sans aucune responsabilité voulue, choisie. « Promoteur-programme-honoraires» et «marchandise-argent-marchandise», voilà qui a engendré et banlieues et grands ensembles, et HBM et HLM et «logécos».

Les étudiants nous ont fait découvrir, en nous donnant l’occasion enfin de discuter et de nous opposer, que «l’enseignement de l’architecture et la vie, la conception et la production du domaine bâti sont indissociables»!

Mais combien nous faudra-t-il encore combattre la routine et la bêtise, le compromis érigé en système, la ruse des relations mondaines et celle du formalisme dessiné de tant d’architectes qui oublient simultanément leur rôle de créateur d’environnement et celui de citoyen !

«Les étudiants et les architectes ont décidé d’occuper

les

locaux

de

l’Ordre

des

architectes. Par ce geste symbolique, ils «... Nous critiquons la sélection sociale

suppriment

qui s’opère tout au long des études...

bénéficiait de privilèges féodaux, de puisune

institution

vétuste

qui

Nous critiquons le contenu de l’enseignesants moyens matériels et de l'appui des

ment et les formes pédagogiques de sa

pouvoirs publics. Ils exigent l’abrogation

diffusion... Nous critiquons le rôle que la

de la loi dictée fin 1940 par l’Etat de

société attend des intellectuels...»

Vichy. Nos nouvelles structures s’élaborent au sein de la nouvelle Université autonome

Et ce sont les étudiants architectes qui ont inventé, concernant les intellectuels et leurs actions, l’expression «les chiens de garde du système de production éconoet critique par une confrontation permanente des travailleurs, des étudiants, enseignants, architectes et les associations d’usagers.»

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