FREDDY BUACHE | Introduction à l’esthétique industrielle
En découvrant les moyens de désintégration de l’atome, l’époque contemporaine a pris de façon définitive son nouveau visage. Déjà l’électricité, l’automobile, l’avion, le cinéma, la psychanalyse amorçaient une révolution au centre névralgique de cet « accord des sensibilités et des cœurs » qu’André Malraux nomme une civilisation.
Aujourd’hui, cette révolution s’achève radicalement par le fonctionnement des cerveaux électroniques et par la réalisation des rêves les plus audacieux de tous les Jules Verne du passé. Nous vivons l’ère des communications rapides, de l’information par l’image ; le temps et l’espace ont perdu leur valeur traditionnelle. Le monde entier est à portée de l’œil et de la main. Bientôt, peut-être, violerons-nous les domaines interstellaires !
Partout le machinisme impose son rythme, et l’industrialisation est devenue une nécessité vitale. L’agriculture elle-même a perdu ses charmes agrestes chantés durant des siècles par les poètes. Le tracteur, la charrue à socs multiples, la moissonneuse-lieuse, ont pris possession des campagnes. Sur une époque révolue, une nouvelle forme de civilisation s’est élaborée.
Il est absolument vain de lutter de manière émotive contre cette situation en prônant un retour au Parthénon. On ne peut pas faire échec au progrès. Je pense qu’on doit l’accepter pour mieux le dominer et tenter d’insufler ainsi une âme aux diverses créations d’une société qui court le risque constant de se déshumaniser. A ce propos, l’histoire des Beaux-Arts, depuis un demi-siècle, nous donne une leçon qu’il faut méditer.
La leçon de l’art moderne.
La mécanisation du travail et des loisirs a transformé profondément la mentalité de l’individu de la civilisation technicienne. Cette transformation a trouvé son expression la plus précise dans les œuvres d’art réalisées dès le Fauvisme. Les paysages lumineux chers aux Impressionnistes perdirent leur pouvoir poétique au profit des objets les plus communs qui, décomposés, devinrent les sujets préférés des Cubistes. Le corps humain luimême fut « objectivé », écartelé, démembré, pour jouer un rôle sans supériorité aucune sur une carafe, un verre ou un trousseau de clefs.
A la suite de Delaunay, les artistes éprouvèrent le besoin de charger leurs œuvres d’un potentiel dynamique. Et simultanément, la question du matériau fut reconsidérée. Le préjugé de l’idéalisme esthétique qui préconisait l’emploi des matières dites « nobles » fut abandonné. On démontra que le ciment, le fil de fer, la tôle, le laiton, les papiers collés, peuvent engendrer la Beauté aussi bien que le marbre ou le bronze.
Cette mise en question de l’esthétique à partir de ses éléments fondamentaux s’accompagna d’une prise de conscience : la gratuité de la création artistique au cœur d’une société soumise à de nombreuses contradictions économiques, psychologiques et morales, sauta aux yeux des plus perspicaces qui s’attachèrent à redéfinir la fonction de l’artiste et de son œuvre. Alors se vérifia ce sentiment que tout débat engagé sur la question du contenu de l’œuvre porte à faux ; car ce qui importe, c’est le sens social de l’œuvre d’art, et ce sens ne réside pas dans le sujet (comme le prétendent les défenseurs du réalisme socialiste), mais dans la fonction de cette œuvre. Fernand Léger, le premier, attira l’attention sur ce fatal aboutissement de la peinture de chevalet : la stérilité. Il réclama la réintégration de l’art dans la vie au moyen de la collaboration avec l’architecture. Cette revendication, certes, a été entendue. Pourtant, nous passons ici du domaine de l’histoire à celui de l’espoir.. Cependant cette politique ne donne pas les résultats escomptés, pour la bonne raison qu’il n’est pas possible d’opérer un retour à l’artisanat dans un monde noyé par les contingences de la production industrielle. L’idée procède probablement d’un louable souci de sauvegarde du métier et du bon goût ; toutefois, il ne faut pas oublier que très souvent elle n’est inspirée que par le sentimentalisme gâteux des amoureux de la rusticité frelatée et du folklore artificiel. Au reste, quoi qu’il en soit, ce qu’il importe de constater, c’est qu’elle n’est parvenue qu’à paralyser les formes dans les limites rigides de la codification administrative ou du pseudo-moralisme débilitant des ligues vertuistes pour la protection des régionalismes désuets.
Retour à l’artisanat ?
Aujourd’hui la leçon de l’art moderne demeure avant tout une théorie. Malgré la renaissance de la céramique, de la tapisserie, de l’affiche, le mariage des arts et des arts appliqués avec la réalisation quotidienne est loin d’être consommé.
Les travaux de Mondrian montrent la voie, comme ceux de Léger, comme aussi les études accomplies par les architectes nordiques (notamment en ce qui concerne l’influence de la polychromie de l’habitat sur l’habitant).
Mais la confusion demeure extrême. Et la « décoration » sous le masque hypocrite d’un modernisme fallacieux continue d’envahir les meubles et les immeubles.
La double postulation simultanée.
D’une part, l’art moderne vit son aventure ; les artistes se satisfont de moins en moins de la seule signification esthétique de leurs créations. Ils réclament le droit de jouer un rôle au sein de la collectivité et ils exigent que ce rôle ne soit ni celui du sorcier, ni celui du prêtre ou du martyr, mais simplement et concrètement celui d’un homme exerçant son métier parmi les hommes.
D’autre part, le règne du machinisme et de la productivité, aveuglément soumis aux lois économiques, développe sa puissance arithmétique et comptable ; cependant, l’on y voit se dessiner — encore timidement — le désir de jeter sur le marché des produits répondant (par leur forme, leur couleur, leur embal-
läge, etc.) à l’appel du bon goût issu d’une certaine sensibilité contemporaine. Bien sûr, il ne faut pas s’y tromper ; ce désir est déterminé presque exclusivement par des facteurs d’ordre financier admirablement résumés par le titre à l’emporte-pièce de l’ouvrage de Raymond Lœwy : La laideur se vend mal. Mais dans le cas particulier, les raisons qui ont donné naissance à ce désir sont moins importantes que ce désir lui-même dont l’existence est indéniable.
Nous nous trouvons donc en présence d’une double postulation simultanée, ou, si l’on préfère, de deux aspirations de natures différentes qui tentent de se rejoindre : 1 ) celle de l’esthétique qui éprouve le besoin de collaborer avec la vie quotidienne et l’industrie ; 2) celle de l’industrie qui comprend lentement tout ce qu’elle pourrait gagner en collaborant avec l’esthétique.
Que ces deux aspirations ne se rejoignent pas, c’est l’évidence même. Il en découle ce manque de style, cette crise de civilisation, qui caractérise l’époque actuelle.
Cette jonction s’accomplira certainement dans un avenir plus ou moins rapproché ; il en jaillira l’étincelle incendiaire d’un style original, achèvement transfigurant d’une pensée transcendante animant une technique enfin transcendée.
Solution par l’architecture.
Au cœur de ce complexe social en mal de style, une synthèse globale pourrait s’établir grâce à l’architecture. Car cet art, placé au croisement des conceptions esthétiques et des préoccupations utilitaires, tient une positionclé. Malheureusement, cette situation privilégiée porte en elle une contre-partie sombre : les réalisations de l’architecture entraînent la dépense de grandes sommes d’argent, c’est pourquoi aujourd’hui elle existe surtout à l’état de projets.
En dépit de cet inconvénient majeur, les travaux de Le Corbusier, Wright, Neutra et quelques autres ont frappé le public et influencé fortement les données fondamentales et les méthodes modernes de la construction.
Soucieuse d’utiliser toutes les ressources techniques offertes par notre époque, l’architecture actuelle ne veut plus et ne peut plus ignorer les possibilités innombrables de la préfabrication. Cette évolution irrite bon nombre d’esprits chagrins et décadents qui croient y déceler l’annonce de la mort prochaine de cet art. Us ont tort.
J’ai, au contraire, la conviction que ces conditions nouvelles, loin d’affaiblir l’architecture, la libèrent. Dans la mesure, bien entendu, où les problèmes que posent cette industrialisation sont étudiés et résolus par des hommes conscients et sains qui ne gardent pas en eux la nostalgie du passé. Ils peuvent alors travailler avec des matériaux nouveaux, jouer avec l’espace et la couleur, édifier des ensembles exaltants et salubres dont le lyrisme éclairera l’urbanisme en balayant à tout jamais ces banlieues sinistres où la multiplication obssessionnelle de la même maison proprette avec jardinet parvient à peine à donner l’illusion d’un bonheur standardisé.
Le préfabriqué employé par des imaginations sereines sauvegarde l’essence de la fantaisie comme celle de l’ordre ; il peut s’harmoniser au site et créer une aire habitable qui, sans choir dans les complaisances somnifères du « nid douillet », fonde une atmosphère où peut s’épanouir le bien-être physique et psychique.
La révolution architecturale de notre temps ne remet pas seulement en question l’expression plastique et l’organisation interne de l’habitation. Elle entraîne à sa suite les autres arts et, par voie de conséquence, elle suscite une formulation inédite du rapport de l’homme avec le monde et avec les autres hommes.
Ce rapport est devenu strictement instrumental ; la maison elle-même, selon la très juste et très réaliste définition de Le Corbusier n’est qu’une « machine à habiter ».
Il faut donc accorder une attention soutenue à la forme et à la fonction des instruments de tous ordres qui, incrustés en nous, ont fini par s’identifier à nos corps : l’automobiliste est lié organiquement à sa voiture comme l’escargot à sa coquille, l’aviateur est un oiseau et, au téléphone, notre bouche trouve le pouvoir de faire porter son cri à des centaines de kilomètres !
De ces constatations il découle que penser l’instrument, c’est penser l’homme ; c’est jeter au milieu d’un univers inhumain la base d’un humanisme.
Sous l’impulsion de l’architecture qui donne toutes les lignes directrices à ce sujet, cette tâche est celle de l’esthétique industrielle.
L’esthétique industrielle.
D’emblée une précision s’impose ; l’esthétique industrielle n’est pas la publicité, ni l’étude du marché. Sans les remplacer, elle contient ces deux branches, mais elle se situe ailleurs.
Sur la trajectoire qui conduit un objet manufacturé de la matière première à la consommation (ou à l’emploi), elle occupe une place particulière. Sa raison d’être réside en une volonté tendant à imposer à la production en série des prototypes simples et fonctionnels.
Fonctionnel ! Voilà écrit le mot dangereux, source de confusions extrêmes. Car la majorité de nos contemporains n’ont pas encore réussi à comprendre exactement ce que l’on entend par là. La beauté fonctionnelle leur semble une locution monstrueuse synonyme de « beauté utilitaire ». Or, il n’existe aucune parenté entre la signification du mot « utilitaire » et celle du mot « fonctionnel ».
La fonction n’est pas seulement la fin dernière d’un objet, elle est la liaison intime du moyen de production et de la finalité utilitaire. Il ne s’agit donc pas d’une qualité élémentaire, mais d’une constellation de qualités spécifiques dont l’objet considéré doit être le support. C’est pourquoi l’on appelle styliste celui dont le travail est la création de prototypes répondant à cette conception.
Le rôle du styliste n’est donc pas seulement d’épurer les formes. Il doit tenir compte préalablement de la rationalisation des méthodes de production et de l’élargissement du secteur de vente. Ce n’est qu’à partir de ces deux
données initiales qu’il peut passer à la réalisation de l’ébauche, non sans prendre en considération des facteurs importants tels que, par exemple, le prix de revient et la résistance de la matière première.
un ordre uni la simplicité et la technique. Ils satisfont les intérêts du producteur comme ceux du consommateur et réjouissent l’œil, la main et l’esprit de tous.
Les arts impliqués.
La beauté fonctionnelle ne peut naître qu’au terme de la résolution de tous ces problèmes.
Le styliste doit posséder, par conséquent, un sens pratique inné et des connaissances multiples. Il ne suffit pas qu’il soit bon plasticien. Il doit être encore technicien et constructeur, homme d’imagination et de raison, penseur précis et curieux, libéré de tout partipris. Il pourrait recevoir sa formation dans une bonne école professionnelle, mais je pense qu’un avenir prochain prouvera que des centres de recherches du type « Bauhaus » sont nécessaires.
Situé entre le constructeur et le producteur, mais ne pouvant faire abstraction de la finalité commerciale des ouvrages auxquels il collabore, le styliste possède la possibilité d’opérer cette synthèse que, dans notre société déséquilibrée, l’architecte seul était en mesure de réaliser : synthèse de l’harmonie avec l’utilité, de l’art avec la vie quotidienne de notre ère technicienne.
Les différents arts appelés ainsi à concourir à la création d’un objet ou d’une machine ne peuvent plus être dits « appliqués ». Obéissant à des lois identiques à celles qui régissent les rapports de l’architecture intégrée avec le paysage, ils bannissent l’artificialité surajoutée propre à la décoration pour confondre dans un ordre uni la simplicité et la technique. Ils satisfont les intérêts du producteur comme ceux du consommateur et réjouissent l’œil, la main et l’esprit de tous.
Suisse romande et FORMUTIL.
Ceci dit, il faut remarquer que l’histoire de ces trente dernières années prouve magnifiquement que la Suisse romande méconnaît toutes ces questions avec une belle continuité.
Elle aurait, maintenant, pour une fois, l’occasion de faire une exception en vouant immédiatement un intérêt soutenu à l’esthétique industrielle. En effet, en dépit des travaux de Max Bill et des « Gewerbeschulen », elle n’est guère en retard sur la Suisse alémanique.
M. Michel Péclard, assisté de M. Léon Nessim, vient de créer un atelier d’esthétique industrielle intitulé FORMUTIL et comprenant les sections suivantes : mécanique de précision, menuiserie et ébcnisterie, modelage, forge et tôlerie, laboratoire de photo, atelier de dessin et grand hall de montage. Cette usine est en voie de construction aux portes de Lausanne. Elle vouera ses efforts notamment à l’étude approfondie de l’utilisation rationnelle des matériaux : bois, matières isolantes, ciment, béton, éternit, aluminium et ses alliages, verre et plexiglas, matières synthétiques, etc.
On souhaite que FORMUTIL devienne rapidement un actif foyer de création de prototypes de tous genres, administrant ainsi la preuve concrète de la nécessité et du pouvoir de la cause qu’entendent défendre MM. Péclard et Nessim.