Xme Triennale de Milan

Michel Péclard et Freddy Buache

A l’occasion de son trentième anniversaire, le Comité responsable de la Xe Triennale de Milan a lancé un appel pour obtenir la collaboration de toutes les énergies de l’art, de la vie technique et économique mondiale. A ce propos, les principes fondamentaux qui doivent animer cette importante manifestation ont été rappelés, notamment par une référence à l’histoire de trois lustres d’activité.

Ainsi seulement pouvait se dessiner l’élémentaire continuité indispensable à l’authenticité de l’exposition de 1954.

Regard en arrière et prise de position

Les désirs inexprimés, les tâtonnements, les découvertes, les aspirations générales du début se codifient clairement dès la quatrième Triennale (1929). On signale alors la nécessité d’une production exemplaire et durable dépassant la conception de la pièce unique, exceptionnelle, et du modèle isolé. En un mot : on prend conscience des réalisations de série ; l’esthétique pressent que le fossé creusé arbitrairement entre elle et l’industrie n’est pas infranchissable.

En 1933, la Cinquième Triennale se propose de mettre en relief les créations les plus significatives de l’évolution du style et de présenter des modèles d’art appliqué, modernes et originaux.

En 1936, sensible aux problèmes du moment et à certaines exigences sociales, elle cherche à mettre en valeur dans son exposition les objets et ustensiles domestiques de l’usage le plus courant. Elle développe ainsi les principes énoncés en 1933 en proclamant résolument « l’unité des arts » sans omettre toutefois d’accorder « une juste prééminence à l’architecture ».

En 1947, la huitième Triennale s’ouvre dans le climat dramatique de l’après-guerre. Elle ne peut, par conséquent, demeurer étrangère aux questions morales et pratiques qui surgissent de toutes parts sur un horizon de ruines où s’annonce néanmoins un renouveau dans tous les secteurs de l’activité humaine. Le thème-clé, « la maison pour tous », s’appuya donc simultanément sur l’étude de ce phénomène : l’indéniable et violent développement de la production en série. On engageait de cette manière l’artisanat à reconsidérer avec une mentalité dégagée de préjugés séculaires, ime réalité sociale présente dans les plus infimes détails de la vie individuelle et collective.

En 1951, la neuvième Triennale précise encore, en l’amplifiant, ce thème approché, servi, approfondi, au cours de vingt années. Elle accorde en outre une attention particulière à l’esthétique du produit industriel et des objets utilitaires d’usage commun en créant une section dénommée « la forme de l’utile ».

Ce tableau historique succinct nous paraît faciliter grandement la compréhension du thème imposé par la dixième Triennale en 1954.

En effet, dans l’intention de continuer et de perfectionner l’expérience des manifestations précédentes et en vue de répondre aux exigences contemporaines qui convergent toutes vers ce point d’impact inéluctable : l’intervention croissante de l’industrie dans le secteur de la production (obligeant l’artisanat à se tourner vers la petite série), la base du programme a été posée de la manière suivante :

I ) Reconnaître comme l’un des problèmes les plus vify et les plus actuels le nouveau rapport de collaboration qui s’est établi entre le monde de.l’art et celui de la production industrielle.

2) Réaffirmer le rapport d’unité entre l’architecture, la peinture et la sculpture.

Et le programme ajoute : « Le moment est en effet venu de constater quels ont été les résultats atteints jusqu’ici dans les rapports de l’art avec l’industrie ët de déterminer les secteurs de la production dans lesquels le développement de ces rapports peut être fécond en nouveaux résultats.

« La collaboration entre les différents arts a été — il est vrai — affirmée par les précédentes manifestations, mais il est temps de la reconnaître comme prémices fondamentales à la création d’une nouvelle civilisation artistique, et de l’approfondir de façon à obtenir des œuvres vitales selon la précieuse définition de Vasari qui a identifié spontanéité à perfection, et qui admirait l’œuvre d’art capable d’apparaître « non murata, si veramente nata ».

Maintenant que la dixième Triennale a fermé ses portes, nous jugeons nécessaire, pour tous ceux que préoccupe l’urgence de la réintégration de la vie dans la vie, de soumettre cette manifestation à une critique objective et raisonnée. Car la signification intime de l’exposition milanaise dépasse, et de loin, la simple apparence d’un fait particulier isolé. Nous y voyons, pour notre part, le miroir fidèle où viennent se réfléchir, en une infinité de feux qui s’interpénétrent et se répondent, les multiples expressions d’un malaise contemporain dont les effets rongent à la fois nos pensées et nos actes.

Nous refusons de croire sentimentalement que la machine tue l’homme, que les apports puissants de la science et de la technique, désavoués souvent par une religion fétichiste, condamnent l’humanité à vivre séparée de son âme. Nous refusons l’esprit de réforme, facile, débilitant, réactionnaire, idéaliste et somnifère, qui prêche un retour au régionalisme folklorique et qui voit dans le pittoresque rustique ou le modernisme mal assimilé le salut d’une civilisation détraquée.

Nous pensons qu’une conception dynamique, épaulée par la réflexion purifiante des philosophes, psychologues et sociologues d’aujourd’hui, est (capable d’opérer l’union indissoluble de l’homme avec l’homme, dans une société technicisée dont l’équilibre retrouvé s’identifiera, comme par miracle, à un humanisme non proclamé, mais vécu.

II ne s’agit pas là d’une attitude intellectuelle, ni d’un acte de foi, mais d’une indestructible certitude située au niveau de la simple sensibilité dépouillée ouvrant sur une directe prise de conscience.

La Xme Triennale 

Le thème imposé a-t-il été suivi et servi ? La réponse à cette question peut être envisagée sous deux angles fort différents :

1. — Nous reconnaissons que l’idée initiale est empreinte d’une incontestable générosité et, qu’en se voulant synthétique et universelle, elle indique, sur le plan idéal abstrait, une direction qui ne permet aucune équivoque. Toutefois, nous la croyons prisonnière de son essence et de son optique méditerranéennes. Cette « mesure solaire » à laquelle un écrivain comme Albert Camus pense pouvoir ramener tous les problèmes, permet avec aisance le libre éclatement du génie individuel ou collectif ; mais elle se trouve vouée à une fin inopérante si elle ignore certaines réalités de la froide mathémaque, si elle refuse d’engrener son mouvement également sur les inévitables notions didactiques — souvent ennuyeuses pour les natures latines — issues de la sévère « Gründlichkeit » germanique.

2. — La Triennale se veut organe de combat et d’avant-garde ; mais elle ne parvient pas, lorsqu’elle s’engage .sur le terrain des réalisations pratiques, à vaincre l’atavisme néfaste qui prolonge parmi nous le goût d’une tradition omementaliste.

En bref, le choix qui est proposé aux responsables de Milan ne peut souffrir aucun compromis, sous peine d’une dispersion complète de la gerbe de forces que doit nouer une manifestation si sereinement équilibrée dans ses intentions.

En effet, nous ne nous lasserons pas de le répéter, nous ne sommes pas en présence ici d’une de ces quelconques Foires ou Comptoirs dont la finalité subconsciente est de ne troubler aucune habitude, de ne jeter aucune inquiétude mais bien plutôt, au contraire, d’affermir complaisamment le mauvais goût confortablement bourgeois de nos populations. Un coup d’œil sur le gigantesque bric-à-brac d’une automnale exposition lausannoise suffit à nous convaincre de la radicale originalité de l’initiative milanaise. Nos remarques s’insèrent donc dans le cadre d’une critique supérieure.

Ce choix originel, nous le formulons ainsi :

Ornementation ou beauté fonctionnelle

Objet décoratif ou de pur intérêt spatial

Spéculation folklorique ou recherche de la bonne forme

Exhibition de matériaux traditionnels ou affirmation de matériaux nouveaux

Mais alors, nous nous étonnons qu’à partir de données si précisément énoncées, notre visite de la Xe Triennale ne nous ait arraché qu’une demi-conviction. La cause en réside certainement dans la faiblesse des affirmations pratiques découlant de l’absence de rigueur sélective. Ce qui, logiquement, se traduit par l’interprétation indisciplinée constatée parmi les participations étrangères venant présenter à Milan des bazars, des échantillonnages tirés de grands magasins ou même de gratuites expositions d’œuvres d’art.

Dès lors, nous nous demandons sur quel critère peut se baser le jury chargé de prononcer un jugement de valeur. Exactement, il n’en possède aucun et le sens de la manifestation échappe au projet sincère dont elle est née, *

La participation suisse à la Xme Triennale

L’attitude restrictive du Département fédéral de l’Intérieur en ce qui concerne les questions budgétaires en matière culturelle est, pour le moins, étonnante.

Il nous semble, en particulier, parfaitement illogique de subordonner la participation officielle du pays à une participation financière des industriels. Il s’agit là, typiquement, d’une inconsciente atteinte à la liberté culturelle et d’une absolue méconnaissance de la forme de pensée qui régit l’organisation de la Triennale. Cette méconnaissance et ce désintéressement tissent autour du maître d’œuvre un réseau serré de difficultés de tous ordres. Il est ainsi, notamment, réduit à l’impossibilité de sélectionner avec liberté les pièces à exposer. Renvoyé à la solitude, il doit jouer un rôle de commis-voyageur, doit convaincre les directeurs d’entreprises ou les chefs de publicité, leur faire comprendre l’intérêt que présente cette manifestation et leur faire admettre que les objets doivent obligatoirement être choisis en considération de leur valeur esthétique et fonctionnelle, sans accorder trop d’importance à la finalité commerciale de l’opération (finalité très réelle mais, forcément, à long terme !) Enfin, pour couronner sa démarche, il doit encore demander de l’argent à ces industriels si souvent convaincus à grand-peine.

Après avoir renversé ces obstacles préliminaires soudés entre eux par de nombreuses complications administratives inhérentes à ce genre d’organisation, le maître d’œuvre peut enfin reprendre son épure, mobiliser ses collaborateurs techniques et envisager de passer aux réalisations concrètes.

Le pavillon suisse à la Xme Triennale

Une forme de pensée absolument stricte a orienté notre conception pour l’édification du pavillon suisse. Nous avons voulu exprimer par l’ensemble aussi bien que par le plus menu détail le thème général qui caractérisait la Xe Triennale : l’esthétique industrielle.

Tout motif entretenant quelque relation — proche ou lointaine — avec la décoration, a été banni. Tous nos efforts ont été accomplis en vue d’une purification cristalline des lignes, des plans et des volumes de notre aire d’exposition.

Mais nous tenons à préciser qu’il ne s’agit pas là d’un parti-pris d’austérité qui, considéré en lui-même, serait aussi discutable qu’un parti-pris d’ornementation. C’est, tout naturellement, une fidélité sans concession à notre conception initiale qui nous à conduits à cette recherche d’un ordre spatial, à ce terme d’irréductible dépouillement.

Par conséquent, nous avons ignoré volontairement tous les matériaux généralement utilisés pour ce genre d’exposition, papiers forts, pavatex, tissus montés plus ou moins savamment sur des lambourdes et composant des lambrequins.

Nous avons opté, au contraire, pour des matériaux réels avec lesquels l’architecte et l’architecte d’intérieur doivent lutter dans le domaine pratique : métaux légers pour la structure, étemit et bois pour les revêtements.

Nous avons laissé bruts ces matériaux et n’avons voulu à aucun prix les masquer par des décorations surajoutées.

En résumé, nous pouvons dire que nous n’avons pas cherché le yrisme ; nous avons pensé, au- contraire, que le lyrisme jaillirait spontanément de cette organisation spatiale purifiée à l’extrême.

Nous avions l’obligation d’utiliser un espace restreint (10 m. X 14 m. X 7 m.) coupé par un couloir séparant l’une des parois du cube. Nous avons donc établi notre plan en fonction du comportement « naturel » imposé au visiteur pénétrant dans ce volume. D’où la forme circulaire du pavillon. Nous avons ensuite, sur cette donnée première, régi le jeu de nos différents matériaux.

Le principal problème à résoudre fut d’intégrer dans cette forme circulaire le mur que le couloir rejetait en dehors de l’aire d’exposition. C’est pourquoi nous avons décidé d’y faire aboutir la forme développante du pavillon et l’avons considéré comme un mur extérieur. Pour cette raison, nous l’avons revêtu d’éternit, matériau de première importance dans notre pays où les différences de température sont rapides et brutales, ponctuées par la neige, le soleil, le vent. Cependant, il fallait rendre « vivant » cet éternit ; nous l’avons donc animé par la couleur. Mais le style de cette «fresque» devant éviter toute tentation décorative, nous nous sommes inspirés du seul peintre ayant compris parfaitement les nécessités de l’accompagnement pictural de l’architecture : Mondrian. De plus, pour montrer que l’éternit peut être moulé, nous avons accentué par des reliefs cylindriques l’harmonie des surfaces simples et colorées.

Notre conception de la présentation des objets procéda de la même ligne de conduite : nous les avons exposés sur tout le pourtour, placés sur des rayons utilisés eux aussi dans leur stricte expression fonctionnelle. De plus, nous avons ménagé dans la paroi de petites vitrines mobiles permettant au visiteur de considérer l’objet sous toutes ses faces. Par cette solution — angle de vision de 360° ou possibilité de prendre en main la pièce exposée — nous avons évité les reproches adressés au maître d’œuvre de la précédente Triennale.

L’éclairage, bien entendu, répond lui aussi aux thèses fondamentales que nous venons de formuler : nous n’avons recherché aucun effet de mise en scène, ni utilisé de clair-obscur expressionniste.

Nous avons étudié une distribution de lumière directe en nous souciant uniquement de sa signification fonctionnelle.

La méthode rigoureuse suivie pour l’édification du pavillon a dirigé également sans concession notre choix des pièces à exposer. D’emblée nous avons écarté les créations gratuites comme aussi les réalisations apparemment modernes qui ne se justifient, en dernière analyse, que vues sous le seul angle de la mode. Nous avons sélectionné les ustensiles ménagers, l’outillage, les petits appareils mécaniques ou électriques qui opèrent une synthèse flagrante de la technique d’aujourd’hui avec une harmonie formelle aboutie. Nous avons ignoré les tissus qui, même dans leur réussite, identifient leur spécificité à celle, empirique, de l’art « appliqué ». De même, nous n’avons pas pris en considération la céramique, car nous décelons dans ce domaine un divorce entre l’esthétique et la fonction.

En définitive, le pavillon suisse, bâti dans la perspective exacte des préoccupations qui furent celles de toutes les Triennales, a pu imposer par l’unité de son style architectural la synthèse générale et démonstrative des fécondes possibilités de collaboration pouvant intervenir entre l’art et l’industrie.

Nous avons signalé le peu d’intérêt chaleureux du Département fédéral de l’Intérieur à l’égard de la très importante manifestation milanaise dont nous avons tenté de cerner ici l’exemplaire originalité. On comprend aisément que le caractère effacé de l’attitude

officielle n’ait pas stimulé, au contraire, les milieux horlogers de notre pays qui font preuve, à ce point de vue, d’une apathie que nous regrettons vivement.

Conclusions

Témoignage vrai de l’actuelle situation de l’esthétique industrielle en Suisse, pur signe de graphique spatiale, notre pavillon a suscité des commentaires passionnés. Nous y voyons la preuve irréfutable d’une réussite, la justification des efforts accomplis par des associations comme L’Oeuvre (OEV) et le Werkbund (SWB) et l’affirmation d’une moderne vitalité artistique romande dont les réalisations dénoncent, encore trop timidement à notre gré, l’abâtardissement graphique manifesté dans tous les secteurs de notre vie économique et sociale, notamment dans la publicité et conjointement, pour ne citer qu’un exemple, dans les stands de nos foires nationales. Cette vitalité est encore très jeune, donc riche d’espoirs, et sa vigueur saura sans doute, dans un proche avenir, faire sauter les conformismes esthétiques pour inscrire dans des œuvres authentiques, avec les matériaux et au moyen des techniques de notre temps, des valeurs que nos petits-enfants, peut-être, pourront nommer civilisation.