L’art et la construction Freddy Buache
Le 7 septembre 1954, M. Eugène Küttel, député, présentait au Grand Conseil vaudois un projet de loi dont les principaux articles sont les suivants : Article premier : Dans tous les projets de construction et de réfection exécutes par l'Etat (édifices publics, places, rues, quais et sites cantonaux) un pourcentage de 1 % au minimum du coût total de l'œuvre devra être affecté à la décoration monumentale.
Si la construction ou la réfection ne se prêtaient pas à l'ornementation, le 1 % sera tout de même retenu et versé au Fonds cantonal ARTS ET LETTRES. La somme ainsi prélevée ne pourra pas être utilisée à d'autres fins que l'achat ou l'exécution d'œuvres plastiques et à l’organisation de concours.
Article 2. Le pourcentage destiné à la décoration sera mis à la disposition du Département des travaux publics pour être utilisé à l'organisation de concours et à la réalisation d’œuvres artistiques (peinture, sculpture, mosaïque, vitrail, tapisserie, céramique, décorations intérieures et extérieures) à l’occasion de travaux qu’il dirige ou entreprend.
Le Département des travaux publics veillera à ce que le pourcentage soit régulièrement utilisé.
Article 3. Pour l'exécution des travaux de décoration visés par la présente loi, on pourra procéder soit par concours général, soit par concours restreint, soit encore par appel de l’artiste.
Article 4. Les jurys appelés à juger les concours seront désignés pour chaque concours selon les normes acceptées par les groupements professionnels. L’architecte du projet et le maître de l'ouvrage ou son représentant feront obligatoirement partie du jury.
» Dans une déclaration préliminaire, M. Eugène Küttel rappelait une parole du philosophe Charles Secrétan : « Le berceau des arts est au bord du Léman, car ils y dorment de leur plus beau sommeil. » Puis il remarquait notamment : « L'idée n'est pas nouvelle — il n'y a là aucun risque d’aventure, de déboires, de déceptions : la France, quelques cantons suisses, les P.T.T. en ont consacré l'usage depuis plusieurs années. Des villes aussi s'en sont inspirées : Zurich et Bâle notamment. Le texte même que j'ai préparé est calqué dans ses grandes lignes sur l'arrêté voté le 18 juin 1949 par le Grand Conseil de Genève.
Dans ces différentes collectivités, les organisations professionnelles, les édiles responsables, le public dans son ensemble, se félicitent des occasions de travail procurées aux artistes d'une manière toute fonctionnelle, l'embellissement des édifices publics, des parcs, des jardins, des sites, enrichit incontestablement le patrimoine culturel d’un peuple.
L’art monumental est celui qui favorise le mieux l’accès aux jouissances artistiques des grandes communautés : à ce titre nous ne pouvons que souscrire à son rayonnement spirituel, car il demeure depuis la plus haute antiquité l’art populaire par excellence ...
... Depuis le début du siècle, l’architecture a fort heureusement réagi contre l’abus de la surcharge ornementale. Ce retour à une vérité plastique plus dépouillée a été facilité par l’intervention de nouvelles techniques et plus particulièrement du béton armé...
... Le principe d’un pourcentage réservé dès le début ala décoration dans toute construction nouvelle ou réfection importante, aura Davantage de faire intervenir la participation des artistes dès les premières esquisses des travaux projetés. L’élément ornemental ne sera plus ajouté après coup, au hasard de commandes cadrant souvent fort mal avec le gros œuvre réalisé d’une manière indépendante. Ce sont là d’anciennes pratiques que les tendances modernes de l’architecture rejettent avec raison : elles aboutissent presque toujours à des réalisations disparates, manquant totalement d’unité.
Cette menace permanente d’échecs ne peut être éliminée que grâce au travail en équipe de Varchitecte et des artistes décorateurs... » Le ton et l’inspiration de ce texte, cette manière de proposer d’emblée une solution concrète, s’opposent singulièrement aux vagues et optimistes promesses habituellement exprimées dans les hémicycles gouvernementaux lorsqu’il s’agit de questions culturelles. Sincèrement, il faut donc espérer que ce projet deviendra prochainement une réalité.
Quelques commentaires me semblent pourtant indispensables. Mais avant de les formuler, je tiens à préciser immédiatement qu’il serait grave et dangereux d’ignorer les limites de la solution proposée par M. Küttel à un problème qui, en définitive, s’identifie à la crise de civilisation que nous vivons actuellement. Limites et superficialité d’une solution que nous devons considérer néanmoins comme la meilleure à laquelle nous puissions souscrire, perdus que nous sommes dans le puzzle éclaté du monde contemporain.
Je pense qu’on ne peut prétendre sérieusement redonner vie et âme à une communauté égarée dans la galerie des glaces de l’idéalisme bourgeois, sans envisager froidement la destruction de tous les miroirs déformants qui depuis des siècles nous emprisonnent entre les reflets illusoires d’une vérité tronquée. L’art ne retrouvera pas son pouvoir purificateur même au-delà des plus intelligentes et des plus généreuses réformes. Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale il a exprimé la terrible angoisse des hommes et a exigé une libération située au niveau de la conscience individuelle et collective. On lui a répondu par la surproduction, les défilés militaires et un conflit plus sanglant que jamais. Aujourd’hui ce cri est repris et amplifié par d’autres bouches : il appelle de flambantes aubes et la reconstruction totale de tous les systèmes, économique, politique, social, moral, offrant enfin à l’esthétique la chair vive au travers de laquelle pourra s’incarner un esprit nouveau. Le Corbusier, avec sa clairvoyance coutumière, a résumé ce programme en trois phrases : «C’est le concept de vie qu’il faut changer, c’est la notion de bonheur qu’il faut dégager; le reste n’est que conséquence.» Je ne vois pas un mot à y ajouter.
Nous vivons dans un monde où l’artiste authentique doit accepter
la solitude et un salaire payé seulement d’espérances. Si par faiblesse ou par complaisance, il s’abaisse à collaborer à l’affermissement de l’ordre établi, il doit savoir qu’il se condamne du même coup à prendre le visage morne du prêtre ou du fonctionnaire, c’est-à-dire du parasite. C’est à ce titre et au nom d’une ancienne mystique du Beau que la bourgeoisie accomplit quelques sacrifices pour l’entretenir. Elle lui demande, en retour, de graver des médailles, de sculpter les monuments aux morts, de fixer dans la pierre ou le bronze l’image des hommes célèbres, de colorier les drapeaux, de décorer les places ou les édifices publics.
Est-ce à dire que l’artiste se trouve écrasé sous le poids d’une malédiction irréductible ? Je ne le crois pas. Car rien ne justifie plus la tour d’ivoire. L’art est devenu un métier et ceux qui le pratiquent ont le devoir de ne pas le laisser s’anéantir en religion contemplative, donc en fuite devant l’événement. Ils doivent refuser toute passivité intellectuelle, s’engager dans le moment historique et créer en toute liberté au moyen des techniques et des matériaux de notre temps.
Ces réflexions rapides jettent sur la loi proposée par M. Küttel la lumière crue des évidences oubliées ; cette loi porte en elle l’ambiguïté inséparable de toutes les actions humaines et il appartient aux bénéficiaires de lui choisir un sens. Je n’y décèle que deux éléments discutables. Premièrement, l’emploi du terme « DÉCORATION » qui ne devrait plus être utilisé aujourd’hui que dans les arrièreboutiques des pâtissiers ; secondement, l’organisation de concours et la formation de jurys. Cette méthode très démocratique facilitera certainement l’application de la loi, mais elle risque fort d’y laisser prédominer le sens négatif ; j’entends que la loi, ainsi, ne contribuera pas à autre chose qu’au développement forcené de la prolifération d’œuvres inertes qui déjà jonchent nos regards, témoins lamentables des égarements de jurys défunts et toujours prêts à renaître de leurs cendres. (Un jury est une hydre imbécile, caractère inexplicablement permanent et sans rapport logique avec les êtres souvent intelligents et sensés qui le composent.) Quant au sens positif de cette loi, je ne le vois pas dans les encouragements et les occasions de travail qu’elle peut procurer aux artistes.
En effet, même si je dois blesser des susceptibilités, je prétends que cet aspect apparemment social ne peut pas être pris en considération pour la bonne raison qu’on tend, de la sorte, à conférer aux artistes une mission particulière de prêtre ou de fonctionnaire.
Non, le sens positif de cette loi réside essentiellement dans la possibilité qu’elle offre aux architectes et urbanistes de pouvoir s’entourer d’artistes qui partagent leurs idées en ce qui concerne le changement du concept de vie dont parle Le Corbusier. Ensemble, s’accompagnant comme s’accompagnent le chœur et l’orchestre, ils pourront dresser dans notre pays des monuments d’une sereine vitalité. Et les résultats de cette collaboration dynamique n’enrichiront pas quantitativement notre patrimoine national ; ils affineront notre hygiène mentale pour le présent, décrypteront les valeurs du passé, — généralement dissimulées sous le fatras d’une tradition sentimentale et folklorique, — en préparant pour l’avenir un espace harmonieux, sain, respirable, dans lequel le bonheur ne sera pas seulement chanté, mais vécu.
Alberto Sartoris compte actuellement, et depuis près d’un quart de siècle, parmi les architectes les plus justement connus du monde entier. Ceci, pour deux raisons. La première, parce que Sartoris n’est pas qu’un architecte, et un professeur, mais avant tout un historien et un philosophe de l’architecture moderne. La seconde, parce qu’il s’est voué très tôt à la défense de l’architecture nouvelle, à une époque où elle était à peine née, où ses créateurs hésitaient, où il fallait beaucoup de courage pour se lancer tête baissée, avec cette foi qui déplace les montagnes, à la conquête d’un style nouveau, adapté aux besoins techniques d’un siècle à la fois révolutionnaire et logique dont les possibilités sont incommensurables.
Dans la lignée des Le Corbusier, des Niemayer, de quelques autres, il a innové. Et en Suisse son nom est définitivement attaché à l’église de .Lourtier, cette fameuse petite église du Val de Bagnes (Valais) qui fit couler tant d’encre et qui servit de point de départ à une des querelles les plus vives que l’architecture suisse ait connues !
Alberto Sartoris, Italien et, officieusement, Suisse presque tout autant, a parcouru le nouveau comme l’ancien monde. Il a étudié l’évolution de l’architecture en Amérique du Sud, en Russie, dans bien d’autres pays, et ses travaux, livres, conférences, constructions, ont influencé le cours de cette évolution.
Parmi son œuvre livresque, vaste et éclectique, la place de choix revient à son Encyclopédie de l’Architecture nouvelle, qu’il a divisée en trois tomes, Ordre et Climat méditerranéens, déjà paru, Ordre et Climat américains, qui vient de voir le jour, Ordre et Climat nordiques, qui sortira dans le courant de cette année. L’ouvrage réservé à l’architecture moderne aux Amériques, un gros volume grand format de plus de 700 pages, ne contient pas moins de 800 illustrations. Faut-il ajouter qu’il est admirablement présenté, étant imprimé, illustré et mis en page avec autant de soin que de goût.
« A l’instant de dire notre sentiment sur l’ordre et le climat américains de l’architecture fonctionnelle, il faut marquer qu’il s’agit là d’une œuvre engagée en plusieurs directions et sur un espace très étendu. Une immense trajectoire décrite par différents mouvement esthétiques et constructifs nationaux projette ses formes nouvelles sur divers continents. » C’est ainsi que l’auteur, Alberto Sartoris, introduit son livre, expliquant d’emblée pourquoi selon lui la zona dite américaine dans son encyclopédie s’étend à l’Océanie, à l’Inde, à l’Afrique du Sud, etc. Puis, avec une lucidité rare, il rappelle les origines méditerranéennes de cette architecture qui ne constitue pas en elle-même une fin mais une étape de son épanouissement.
Tous ceux qui s’intéressent à l’architecture, aux beaux-arts, voire tout simplement aux manifestations tangibles, aux témoins du génie de l’homme, liront ce livre, admireront ses illustrations, et le garderont dans leur bibliothèque telle une somme à laquelle on se réfère comme on revient aux sources.
(Hoepli, éditeur, Milan.) Henri-F. Berchet.