Point de vue de l’usager | Henri F. Berchet
Dans une remarquable conférence qu’il a donnée tout récemment à Lausanne sous les auspices de FAutomobile-Club de Suisse (section vaudoise), le lieutenant-colonel Fouché, chef d’état-major de la gendarmerie nationale française et grand expert en matière de circulation routière, se livrant à un tour d’horizon complet, signala le problème des autoroutes, mais sans trop insister. Faut-il entendre par là que cet éminent spécialiste serait opposé à de telles routes, ou au contraire qu’il tient pour établie leur nécessité au point de ne plus s’y arrêter ? Ces deux suppositions seraient et l’une et l’autre bien éloignées de la vérité ! Le lieutenant-colonel Fouché a résumé sa pensée en insistant sur le fait que les autoroutes doivent être construites, sans délai, partout où elles s’imposent. Or, les autoroutes, qui font singulièrement défaut en maints endroits du globe, ne s’imposent pas partout.
Les autoroutes, que l’on a longtemps appelées autostrades en hommage à l’Italie qui fut la première à en créer sans toutefois leur donner leur véritable caractère, ne constituent pas une panacée.
Tous les automobilistes suisses, et sans doute étrangers aussi, qui réclament à cor et à cri des autoroutes, c’est-à-dire des routes aménagées spécialement pour la circulation automobile moderne (on ose à peine dire future !) ne méritent nullement la critique acerbe de leurs contempteurs qui les accusent de vouloir mettre-à 'sec le Trésor en poussant à la construction inconsidérée d’innombrables artères qui nuiraient aux intérêts des campagnes et détruiraient les beautés touristiques. Leur f>ut est plus logique et en même temps plus modeste : les routes principales doivent être à la mesure du trafic moderne.
Contrairement à ce que l’on imagine, la route, qui est presque aussi vieille que l’homme, n’a jamais joui’ d’une réputation sans tache.
Elle fut, longtemps avant l’invention du moteur à explosion, considérée comme la dangereuse alliée de l’ennemi en cas d’invasion et comme un coupe-gorge où sévissaient les bandits dits de grands chemins. La vapeur ayant, dans le progrès, précédé le moteur à explosion, l’enthousiasme se tourna vers la voie ferrée, en faveur de laquelle on expropria, on démolit, enfin on inventa cette inconcevable absurdité nommée le passage à niveau. Des intérêts puissants, voire nationaux s’attachant au rail, les voies maritimes et fluviales cherchant à se défendre avec une vigueur bien compréhensible, la navigation aérienne suivant de peu, la route demeura le parent pauvre des moyens de communication. Tout cela n’empêcha nullement l’automobile de se développer à un rythme ahurissant mais son règne ne fut hélas pas acquis sans des flots de sang. Ses premiers défenseurs, des passionnés de la vitesse, s’élancèrent dans la poussière d’artères tortueuses et inégales, et... commença une nouvelle ère d’accidents.
On accusa les chauffeurs, ainsi dénommés parce qu’il convenait au début du siècle de chauffer le moteur avant de le mettre en marche ! et leurs pétaradants véhicules. Malgré les efforts répétés de quelques personnalités faisant autorité, Charles Faroux par exemple, la route passa presque inaperçue. Les pouvoirs publics de tous les pays en profitèrent pour freiner le progrès, non par plaisir mais par incurie et frayeur des responsabilités : en ne faisant rien, ou pas grand-chose, en se contentant de demi-mesures, l’homme est ainsi bâti qu’il s’imagine être moins fautif que s’il se trompe çu voit trop grand ! Des chauffeurs, on fit des chauffards, des teuf-teuf, des engins de mort. Et pourtant... En cinquante ans, les constructeurs d’automobiles sont parvenus à un stade de perfection digne d’éloge. Les accidents dus à une défectuosité mécanique se comptent par unité. Une rupture de direction, des freins qui lâchent, un pneu qui éclate, cela n’existe pour ainsi dire plus. Les carrosseries ont atteint un tel point de solidité et de sécurité qu’elles forment pour les passagers un sûr bouclier. Victime du verglas, j’ai fait une fois un looping complet avant de me retrouver, de même que mon passager, sain et sauf !
Quant aux conducteurs, ils sont aujourd’hui trop nombreux de par le monde pour être tous des maîtres du volant. Mais on ne leur demande point de virtuosité ! Bien des experts accordent le permis de conduire pour autant qu’ils aient simplement constaté que le candidat est maître de son véhicule et conscient des dangers permanents et immenses de la route. Ils ont raison. Hormis quelques exceptions, les conducteurs ne sont pas des vandales ! Et grâce à des lois et règlements intelligemment étudiés (qu’il importe de tenir constamment à jour) la police peut exercer une action, difficile mais passionnante, à la fois préventive, éducatrice, répressive. S’il est vrai que la crainte du gendarme est le début de' la sagesse, ce n’est pas pour rien que c’est dans les rues et sur les routes que l’on * rencontre le plus de gendarmes ! ft cependant, des voitures bien construites, des conducteurs prudents, des lois précises, une maréchaussée vigilante, cela ne suffit point à rendre à la circulation routière le minimum de sécurité auquel elle a droit. L’explication en est simple : les routes ne répondent plus au trafic moderne.
Loin de nous l’idée simpliste qu’un bon réseau routier fera totalement disparaître les accidents. La grande majorité des accidents, du petit accrochage à la catastrophe, sont dus aux conducteurs. Mais bien souvent la responsabilité des conducteurs est diminuée par des circonstances atténuantes. Il faut faire disparaître ces circonstances atténuantes ! Et pour cela, il faut que les routes soient à la mesure de la circulation automobile. Lorsque l’on aura supprimé, tout au moins sur les artères à grand trafic, les croisements, la circulation dans les deux sens, lorsque le revêtement sera plane et antidérapant, lorsque les virages auront à peu près disparu (remplacés par de longues courbes minutieusement étudiées), lorsque des conducteurs négligents ne pourront plus éblouir les autres usagers de la route, il y aura moins, beaucoup moins d’accidents. Tous ces avantages, l’autoroute les offre. Entre Lausanne et Genève donc, comme entre Paris et Lille, etc., l’autoroute s’impose. Les Etats-Unis etnombre de nos voisins l’ont compris. Personnè ne demande une autoroute entre Fribourg et Romont, pour le moment en tout cas.
Les deux transversales Genève - St-Gall et Bâle - Chiasso en revanche sont d’une absolue nécessité, et pour commencer le tronçon Lausanne - Genève.
Là où elles se justifient, les autoroutes ne réduiront pas à zéro le nombre des accidents. Elles le feront diminuer de 70 à 80 %. Et si telle route qui fait actuellement vingt morts par an, sans compter tout ce que cela comporte de blessés et de dégâts matériels, n’en faisait plus, devenue une autoroute, que quatre ou cinq, est-ce que cela ne vaudrait pas la peine d’engager sur le champ les travaux ?
Les autoroutes, solution radicale, ne coûtent, ainsi que l’expérience l’a démontré à l’étranger, pas plus cher que de continuelles réfections satisfaisant notre amour des demi-mesures. Les crédits initiaux, notre pays sera moins qu’un autre en peine de les trouver, et des milliers d’automobilistes seraient prêts à en supporter l’amortissement par une légère augmentation du prix de l’essence.
L’automobile fait partie de nos mœurs au point d’influencer depuis un demi-siècle notre civilisation. L’autoroute n’est pas un luxe. Elle est simplement le moyen, le seul moyen pour les automobiles de rouler dans des conditions normales.