Sens de l’esthétique industrielle | Freddy Buache

Pour les aveugles et pour les sourds qui sont légions dans nos sociétés — (mais ils possèdent l’art et la manière d’ignorer et de faire ignorer leur infirmité) — l’esthé.tique industrielle s’apparente encore au dilettantisme de la philatélie ou à la rêverie poétique de l’astronautique. Ils n’osent pas reconnaître ouvertement qu’elle a gagné une ferme réalité et que, même si elle ne crie pas sur les toits, elle impose sa présence avec une confiante continuité, avec la force de l’astre dont St-John Perse écrit: « Et le soleil n’est point nommé, mais sa puissance est parmi nous. » Ils méconnaissent volontairement Vesthétique industrielle parce qu’elle remet en question nombre de conceptions pétrifiées par l’habitude et ouvre l’avenir sur le risque, donc sur la vie. Elle n’est pas un raffinement d’intellectuel, ni une douce euphorie d’artiste amoureux de passéisme, mais un engagement radical, une intrusion salutaire dans le concret le plus quotidien. Elle remet à nu le mouvement dialectique qui s’établit entfé l’homme et l’ustensile ; en redéfinissant l’instrument, elle redéfinit celui qui s’en sert, dicte un nouveau comportement et, du même coup, agit au centre même de la conscience individuelle et collective. Elle attaque de front le présent dans ses plus hypocrites manifestations ; elle déchire les camouflages, fait sauter les pieux mensonges d’une éducation qui nous force obstinément 'à révérer les beautés mortes ou travesties, cette éducation qui nous masque religieusement les infinies possibilités d’une beauté vivante et vibrante, fraîche «comme l’oxygène naissant ».

Plus précisément : elle ne puise dans la tradition et la culture que le pouvoir de fonder une nouvelle tradition et une nouvelle culture.

Donc aujourd’hui, les bien-pensants guettent l’esthétique industrielle du coin de l’œil, feignent le détachement, tout simplement parce qu’ils la craignent. Et c’est pourquoi, ne pouvant plus trouver dans le culte des vertus artisanales une suffisante conviction, ils tentent de la combattre en jetant dans le public le goût des objets aux lignes vaguement modernes. Mais cette mode ne peut maintenir qu’une passagère illusion, son caractère fondamental étant précisément de se démoder. Demain, on peut l’affirmer, seules les réalisations nées de l’invention intelligente et généreuse d’authentiques stylistes affronteront le temps et donneront à notre ère technicienne un visage radieux.

Si nous jetons un regard objectif sur certains aspects des actuelles méthodes de production, nous constatons en effet que l’activité industrielle soumise à la rationalisation scientifique creuse une distance toujours plus grande entre la conception d’un objet et l’exécution de ce même objet : L’ouvrier (mieux nommé : manœuvre spécialisé) happé dans la chaîne d’une construction morcelée, accomplit un travail réduit à quelques gestes élémentaires dénués de sens immédiat et se voit privé de toute pensée créatrice. Il s’agit donc, ainsi que le remarquait Georges Friedmann au cours de sa communication présentée lors du Congrès d’Esthétique industrielle à Paris en septembre 1953, de réintroduire la pensée créatrice au niveau de la conception de l’objet et de la soutenir par la précision et le « fini » croissant dont sont capables les machines modernes. Puis, résultante logique, il faut que ces ouvriers dépossédés de la satisfaction de se sentir producteurs puissent jouir triplement du fruit de leur labeur : par la qualité, par la quantité et par... la beauté.

Je pénse que ce troisième terme marque une apparition relativement récente dans Ids doctrines économiques ; il appartient dorénavant aux sociologues de l’y maintenir. Mais c’est aux stylistes qu’incombe la tâche difficile de lui conférer sa dimension existentielle ; les arts se révéleront alors organiquement impliqués dans les relations inter-humaines et cesseront d’être seulement appliqués sur la routine comme des emplâtres sur une jambe de bois.

Bien entendu, cette théorie idéale se dessine sur un fond de jungle commerçante et la beauté de l’objet représente essentiellement à l’heure actuelle (plus particulièrement dans les systèmes à structures capitalistes-libérales), un atout économique de première importance : elle tient un rôle déterminant dans le jeu des concurrences lorsque les qualités techniques d’un produit s’équilibrent à peu près.

Les directeurs d’entreprises partisans du dynamisme en affaires l’ont compris depuis plusieurs années : la construction d’une automobile, d’une machine à écrire, d’un avion, s’élabore maintenant autant dans le bureau du styliste que dans celui de l’ingénieur. Le slogan de l’esthétique industrielle, « de la brosse à dents à l’autorail », n’est pas une vaine formule publicitaire : la synthèse harmonieuse forme-fonction est devenue une nécessité quasi psycho-physiologique de la production contemporaine dans tous les secteurs.

En Suisse, ce phénomène marque des progrès lents et continus. M. Michel Péclard peut aujourd’hui consacrer la totalité de son activité à la création de prototypes — sièges, poêles, lunettes, interrupteurs, appareils électriques ou mécaniques — qui connaissent sur le marché un appréciable succès. Il suffit de suivre avec attention ses travaux, de déceler ,1a métamorphose s’opérant d’épure en épure, pour comprendre que si l’atout commercial d’un objet ainsi traité se voit indéniablement renforcé, la finalité dernière de cette opération dépasse nettement à la fois l’esthétique et l’économie pour déboucher subtilement sur la morale.

Le styliste accomplit dans notre monde un acte révolutionnaire lumineux. Vous croyez que c’est par banal souci esthétique qu’il corrige la courbe d'une cafetière et change votre façon de Vempoigner ! Vous avez tort. Il vous rend un geste naturel que vous aviez perdu. L’ustensile mal conçu, mal dégagé d’anciennes méthodes de fabrication, sophistiqué par les cabotinages de la mondanité, vous avait volé ce geste. Vous vous étiez plié à un mensonge de la main érigé en vérité par le savoir-vivre... Le styliste vous rend ce geste et votre liberté d'action ; par la même occasion, il renvoie à son piétinement cadencé le troupeau des décorateurs, des embellisseurs, des tatoueurs, de tous ceux qui refusent de s'abaisser à rechercher la simplicité fonctionnelle et linéaire d'un objet usuel parce qu'ils prétendent nourrir l'esprit en jetant leurs œuvres gratuites en pâture à notre contemplation ; le troupeau de tous ces comédiens de la beauté, martyrs de l'inspiration, retirés de la vie et auxquels nous avons tort d'accorder tant d'importance car il faut se souvenir et se répéter cette haute parole de St-John Perse : ” Qui n’a louant la soif bu l’eau des sables dans un casque je lui fais peu crédit au commerce de l’âme...“

Seul un poète pouvait cerner à ce point mon sujet, le faire éclater par le dedans et lui donner le vermillon de la sérénité.