Continuité de l’architecture

Aujourd’hui, dans le domaine de l’architecture et de l’art, les tendances contemporaines dénotent nécessairement une transition. Chacune a sa manière de sentir, de voir et d’interpréter ce qui est beau et ce qui est utile.

D’autre part, comme il n’est guère possible, ni désirable, de revenir en arrière, il s’avère que les motifs générateurs doivent cependant tenir compte de cette lumière intérieure qui a donné naissance au passé et a nourri jusqu’ici la vie de l’esprit.

Bien que le monde extérieur, auquel s’apparentent les gestes sommaires de la plus grande quantité de nos manifestations, soit celui qui nous subjugue maintenant, nous devons toutefois admettre qu’une seule pensée directrice, qu’une unique clarté créatrice symbolise et régit la mystérieuse puissance de l’art et de l’architecture. En le niant encore, nous arriverions rapidement à l’infanticide même de nos œuvres.

Des profondeurs insondables de l’inconnu, dont les artistes nous dévoilent parfois le secret, sans toujours le livrer dans sa totalité, un épanouissement de certitude pénètre et remplit notre univers. Mais chacune de ces révélations particulières peut susciter un développement ou anéantir ce qui est soulevé par elle; car si tout aspire à se dégager d’une étreinte mortelle ou simplement des rives lointaines du rêve, la matérialisation de l’œuvre ne doit pas s’accomplir comme la poursuite d’une hantise, comme l’arrachement de la fantaisie à sa retraite. Elle doit se réaliser à travers le prodige d’une continuité séculaire, dont le repos captif et immobile ne peut être que de courte durée.

Si l’on exclut ceux qui s’attachent à un mouvement pour la curée, on peut dire que les novateurs sont en général des isolés. Ce terme désigne les précurseurs ayant embrassé l’entreprise de désembourbement des

points d’arrêt de l’art, pour le transformer et le réhabiliter, mais il nous paraît traduire assez mal la situation réelle.

De tout temps les véritables révolutionnaires ont tenté de reprendre l’accroissement de l’enrichissante veine historique. S’ils ont cherché à donner une pensée neuve et une nouvelle forme visible à la tradition, ils ont par là même éliminé l’écueil d’un armistice avec les styles en conflit. L’architecture résultant de l’arbitrage des genres n’est qu’un leurre éphémère qui n’a rien à partager ni avec la tradition, ni avec la révolution. Cette architecture n’est qu’un signe d’affaiblissement et d’irrésolution de l’art pour les juges de l’avenir; elle produit l’effet négatif d’une lettre anonyme. On ne prolonge ni ne fonde une civilisation par ressemblance, mais en continuant les plus nobles instincts et vertus d’une race. Le prestige de l’architecture est à ce prix.

Nous ne rejetons pas, bien entendu, la nécessité d’une classification, d’ailleurs tout administrative, qui place d’un côté les mouvements artistiques qui se préoccupent au premier chef de la formation générale des idées novatrices, et de l’autre les cerveaux qui se spécialisent dans un champ nettement délimité inhérent à l’une ou à un groupe de ces idées; mais objectons tout de suite que nous serions heureux d’en établir une seconde, dans le but de déterminer la vraie nature de l’art moderne. Il nous faut pouvoir définir cet état renaissant, actif et présent de l’innovation, où nous trouverons immédiatement le nombre des étapes franchies et les noms des détenteurs d’une lourde succession et des inventions les plus hardies.

On peut rêver de détails supplémentaires, s’acharner à la spoliation des avantages que confère l’art nouveau à l’architecture, les réduire à une mention de faits divers, mais nous n’aurons pas de sitôt une si précieuse statistique puisque nous n’avons jamais eu sous les yeux un tableau vivant de l’idéal et de l’esprit constructivistes. Depuis bien des années déjà, les historiens ont manqué le coche, perdu la chance de participer en acteurs auxiliaires et en spectateurs à la tentative suprême de redressement de l’architecture.

Pourtant, une immense étendue de blé est proche de sa maturité!

Il en est de l’architecture et de l’art comme de ces perspectives impossibles que des humanistes prescients avaient prévues dans leurs travaux d’imagination ou d’intuitions et qui sont devenues des réalités. Faisant au préalable la part des utopies, des systèmes non viables, grâce au contrôle fourni par l’observation expérimentale, il ressort que telle idée qui semblait téméraire reçoit aujourd’hui la consécration de l’usage; alors que telle autre qui s’impose ne constitue qu’une règle ancienne, négligée ou perdue. Ainsi, les spéculations les plus modernes ont apporté une contribution considérable à l’intelligence de certains problèmes abandonnés depuis des centaines d’années.

Cette recouvrance permet de reprendre à nouveau des lois qui en définitive sont restées valides, car elles appartiennent à tous les temps.

L’examen de ces lois révèle non seulement qu’une inspiration abstraite tend encore à se promouvoir comme principe profond et comme philosophie de l’art présent, mais que les créateurs de l’architecture nouvelle ont fondé leurs démarches sur l’étude des chefs-d’œuvre de toutes les périodes de l’histoire: chefs-d’œuvre mis en parallèle et comparés pour la première fois.

En substance, il n’y a pas d’évolution progressive, mais participation diverse à l’idée éternelle de la beauté, que favorisent l’existence d’un développement technique et l’augmentation des connaissances historiques. C’est pourquoi les œuvres d’art et les constructions, qui remplissent certaines conditions intérieures et extérieures essentielles, renferment en elles les caractéristiques de la pérennité, les formes durables de l’expression, les signes manifestes d’une vie sans commencement ni fin. Elles frappent à un haut degré, inévitablement, ce qui chez l’homme se maintient immuable dans l’enchaînement des millénaires.

Alberto Sartoris