Formes, Techniques, Matériaux
« Nous sommes des hommes et nous travaillons pour des hommes. Nous devons appartenir à notre siècle, nous subissons obligatoirement son évolution.
Notre devoir n’est pas de stabiliser notre art, mais de l’aider à évoluer. Nous devons faire profiter nos semblables des bienfaits de la civilisation, des éléments nouveaux de confort qu’elle a créé, des techniques nouvelles, c’est-à-dire de tout ce qui est l’apport de notre temps.
Doit-on nier que tous ces éléments nouveaux doivent avoir une influence directe sur l’expression de notre art ? »
Cours de théorie d'architecture Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris.
L’intérêt croissant de la grosse industrie, en regard de l’art de construire, soulève de nombreux et très divers problèmes.
Suivant les solutions qui, au fur et à mesure de cette interpénétration, seront adoptées, dépendront des modifications profondes tant sur le plan de l’interprétation que sur celui de la construction et même sur le plan professionnel.
Il y a deux ans, j’ai traité des relations entre l’industrie et l’architecte.
L’an dernier, j’ai attiré l’attention sur le problème si vaste de la préfabrication et de ses prolongements dans la grande industrie.
L’exergue cité démontre combien le problème des relations entre les formes, les techniques et les matériaux devient acuitif.
On ne peut nier les hens très étroits qui unissent dans l’histoire de l’évolution humaine les mœurs et les arts. De même, l’origine des techniques plonge dans la préhistoire.
Ainsi, l’un des premiers, sinon le premier des arts plastiques, l’architecture, est autant influencé par la technique que par les mœurs.
Les techniques elles-mêmes, dans les premiers stades de leur connaissance, sont étroitement dépendantes des possibilités des matériaux.
A leur tour, ceux-ci subissent les modifications résultant des perfectionnements, des progrès techniques, des découvertes, pour aboutir à la naissance de matériaux inédits qui engendrent un nouveau cycle de recherches avec ses correspondances esthétiques.
Pendant des siècles, les bâtisseurs n’ont eu à leur disposition qu’un nombre très restreint de matériaux. Malgré cela, chaque grande époque a été caractérisée par une empreinte artistique qui constitue le témoignage de cette époque, son style.
Nul ne saurait nier les différences d’expressions architecturales profondes existant entre les conceptions, les solutions techniques, les formes de l’art médiéval et celles de la Renaissance italienne ou du xvme siècle français par exemple.
Notons, dans une brève parenthèse à propos du goût, combien celui-ci peut évoluer rapidement puisque les hommes d’art de la Renaissance avaient dénommé vulgairement « art gothique » toute la période admirable du xie au xme siècle, ce qui correspondait à « barbare ».
Pendant cette longue période, les mœurs le plus souvent, mais également la technique, permirent des changements d’expressions avec ce matériau unique, la pierre. Songeons donc un instant à ce que serait la réaction de ces grands bâtisseurs en même temps que de ces magnifiques artistes s’ils pouvaient revenir sur terre avec le même état d’esprit qui les animait lors de leur passage sur notre planète !
Pour ma part, j’en suis convaincu, un bâtisseur de l’époque médiévale utiliserait à coup sûr, pour une de ses admirables constructions, le béton, le fer et le verre, en heu et place de la pierre comme moyen porteur.
De même, je suis non moins certain que les solutions plastiques qu’il découvrirait et réaliserait seraient très certainement différentes, en accord total sans équivoque avec la conception, les bases statistiques audacieuses et le nouveau matériau.
Par ailleurs, d’autres facteurs importants interviennent aujourd’hui pour influencer sensiblement l’architecture des constructions.
L’équipement fort compliqué des œuvres bâties entraîne toute une série de sujétions pratiquement inconnues au cours des derniers siècles et qui conditionnent très souvent plans et coupes.
La disparition progressive des murs de façades et des murs intérieurs porteurs, remplacés par une ossature, permet une étude beaucoup plus fibre des programmes, des développements ou des acheminements beaucoup plus logiques. La mise en volumes de ces schémas exacts implique aussi une expression nouvelle ; ainsi, bien que ce mot fasse frémir plus d’un esthète trop pur, le caractère fonctionnel exerce lui aussi une influence.
Un carrosse ou même une belle calèche du siècle dernier approchait certainement, dans sa solution plastique et technique, de la perfection.
Lors de l’invention de l’auto, les premiers constructeurs et artistes ont essayé de transposer sur le nouvel engin les formes déjà connues du moyen de transport à cheval.
Elles sont bien vite apparues comme des anachronismes à leurs successeurs, car le problème était mal posé ; l’équipement, un autre sens de confort, des sujétions de sécurité, l’aérodynamisme, etc., exigeaient des solutions totalement différentes.
Cependant, l’accoutumance et la force de l’habitude sont telles qu’il faut de longues années pour faire admettre d’une façon générale de nouvelles idées absolument logiques.
Bien longtemps, les artistes carrossiers ont dessiné des voitures d’apparence utopique, aucun constructeur n’osant rompre nettement avec des formes surannées.
Nous nous rappelons tous combien l’apparition d’une des premières voitures aérodynamiques construites en grande série avait semblé, aux yeux de la plupart, comme une chose inesthétique. Combien d’exclamations dans la rue : « On ne sait où est l’avant ou l’arrière de cette voiture! » Or, aujourd’hui, ce modèle fait déjà figure d’ancêtre comparé aux modèles tout récents, épurés.
Cet exemple parmi tant d ’autres démontre à tout esprit objectif, non faussé par des considérations sectaires ou de crainte, quel est le chemin de la vérité.
Cette évolution dans la forme est la conséquence directe de l’apparition de matériaux nouveaux et des révolutions tech niques. Ces mêmes réactions publiques existent à un degré encore plus acuitif en regard du problème de l’évolution des formes dans la construction.
Bien que, dans certains cercles, on veuille, inconsciemment ou non, refuser cet état de fait, incontestablement, tout l’art de bâtir est lui aussi influencé de plus en plus profondément par les techniques et les matériaux. Il est donc du devoir élémentaire de l’architecte, s’il veut bâtir ou édifier une œuvre valable, d ’aborder son projet en
fonction de ces facteurs. Il est non moins incontestable qu’il doit éviter d ’être simple esclave des données ou même des impératifs résultant de ces
domaines techniques et pratiques. Au contraire, les possédant d ’une façon complète, il s’en servira comme d’un piédestal solide, qui l’aidera dans la
résolution du problème pur de la création, de la conception, afin d ’arriver à une œuvre vivante. Malgré des réactions apparemment puissantes, souvent bien
orchestrées, les changements profonds se succèdent inévi tablement
Personne ne discute aujourd’hui de la construction avec une structure, qui a relégué dans l’oubli parois et façades portantes, avec un arsenal de sujétions.
Le jour est certainement proche, il n’y a qu’à entendre les réactions et les jugements des jeunes générations, de la disparition, à plus ou moins brève échéance, des solutions de compromis, ce que d’aucuns appellent l’heureux mariage des techniques modernes et des conceptions anciennes de façades en pierre.
Prenons l’exemple d’un bâtiment administratif. La possibilité de construire, avec ossature, façades légères ponctuées de meneaux très étroits, servant de modules pour la distribution et permettant des changements faciles dans l’aménagement, constitue une solution tellement logique qu’il ne viendrait pas à l’idée du bâtisseur de l’éviter pour aménager ces bureaux modernes, soit dans une ancienne maison aux belles fenêtres classiques mais espacées, aux recoins sombres, soit encore, ce qui serait plus désastreux, de construire l’édifice neuf en « simili sans style », comme l’écrit André Roussin.
Au contraire, le bâtisseur aura la franchise d’exprimer totalement son problème. L’expressibn plastique finale sera donc issue pour une grande part du système de construction adopté et des matériaux. Cela ne diminuera en rien la liberté de conception de l’architecte, bien au contraire.
S’il adopte un système de façade avec des préfabriqués béton, sait où est l’avant ou l’arrière de cette voiture! » Or, aujour il arrivera à une solution esthétique différente de celle résuld’hui, ce modèle fait déjà figure d’ancêtre comparé aux tant de l’adoption d’une façade avec des matériaux acier, modèles tout récents, épurés. aluminium, plastique, etc., ou de l’emploi du bois. Une autre ligne de comparaison illustrant encore plus complètement cette thèse nous est donnée par le rapprochement frappant entre les formes découlant des techniques, des matériaux et celles de la nature ou des animaux. Constatation tout aussi valable et étonnante entre les squelettes du
monde végétal et les nouvelles conceptions de structure. Comme pour la voiture et combien d ’autres produits indus triels, le bâtisseur laissera le temps faire son œuvre en face des sarcasmes et des critiques.
La loi de l’évolution sans arrêt aiguillonne le chercheur. Les immenses possibilités de l’industrie, les métaux légers, de nouvelles matières, notamment les plastiques, laissent entrevoir des changements encore profonds dans les années à venir.
Songeons, par exemple, qu’un bâtiment en plastique pèserait quinze fois moins que les immeubles modernes déjà légers. Pas d’humidité à craindre ; des parois colorées teintées dans la masse, des formes moulées permettant toutes les audaces. Comme le disait récemment Bernard Champigneulle, qui ne
peut être taxé de défenseur de l’art contemporain, la facilité consisterait à se dire : « J’ai un mur, une porte ou une fenêtre à faire en plastique, je vais m’inspirer de la conception actuelle. C’est ce qu’il ne faudra pas faire. Il faudra repenser les problèmes de la construction en fonction des nouveaux matériaux. Le poteau et la poutre n’auront peut-être plus de justification. Il faudra se débarrasser d’habitudes et concevoir des formes que les architectes, les constructeurs et les sculpteurs modèleront
harmonieusement et intégreront dans les paysages naturels. » Et, sous la plume de ce défenseur du vieux Paris, cette phrase prend une valeur particulière et rend inutile tout commentaire : « Nous assisterons sans doute à une révolution architecturale qui nous permettra d’évoquer les audaces des gothiques et qui dépassera celle que nous avons connue à l’apparition du béton armé. » m. s.