Les origines de l’architecture nouvelle de l’Amérique latine, Brésil | Alberto Sartoris
L'histoire de l’architecture moderne de l’Amérique latine (Amérique du Sud et Amérique centrale) est un long chapitre chargé de l'histoire de l’architecture méditerranéenne, de l’histoire des inventions européennes. Qu'on le veuille ou non, un fait domine les mouvements et les systèmes qui sont à la base des premières affirmations rationnelles du nouveau monde latin: l’intervention de l'Occident européen, intervention directe qui accompagne tout son développement.
Les origines de l'architecture moderne de l’Amérique latine remontent à la fin du XVe siècle. Ses principes, qu’ils soient importés d’Espagne, d’Italie ou du Portugal, portent l'empreinte caractéristique de l'esprit et des méthodes de l’ordre et du climat méditerranéens.
Parmi les facteurs déterminants de cette architecture, signalons, entre autres, les Lois des royaumes des Indes, les réductions jésuites et les modèles introduits, par exemple au Brésil, par les Portugais, dans le Venezuela, par les architectes du Sud de l’Espagne et, par reflet, par les constructeurs de l’archipel canarien.
Le type de plan régulateur établi par les Lois des Indes est commun à tout l'urbanisme hispano-américain et philippin. En appliquant les règles des Lois des Indes, à partir de 1496, c'est-à-dire avec la création de Saint-Domingue, les Espagnols fondèrent en effet une quantité de villes modernes dans l’Amérique du Sud et dans l'Amérique centrale. Promulguées en Espagne, ces lois dictèrent toutes les dispositions relatives à l'établissement des nouveaux centres urbains dans les territoires conquis. Elles réglementèrent le plan des villes, fixèrent la largeur des rues, les dimensions des blocs. Elles préconisèrent des tracés clairs, réguliers, unitaires, simplement déduits du parallélisme et de la perpendicularité. Elles se préoccupèrent des nécessités administratives, hygiéniques, techniques, économiques, religieuses, esthétiques, plastiques, spirituelles, commerciales et agricoles. Elles indiquèrent les meilleures formules de l'art des fortifications.
Dans la riche collection de plans d'urbanisme des Archives des Indes (conservées à Simancas, province de Valladolid, Espagne, et concernant notamment SaintDomingue, le Venezuela, Panama, Cuba, l'Argentine, le Guatémala, le Mexique, la Colombie, le Honduras, le Pérou, l'Equateur, le Chili et la Bolivie), il ne s'en trouve pas un seul qui soit radio-concentrique.
D'une rigoureuse régularité géométrique, le type de plan d'urbanisme établi par les Lois des Indes, fondé en général sur la quadricula, le quadrillage romain, impliquait une répartition en damier des constructions et une architecture unitaire.
De toutes les législations concernant l’urbanisme, celle qui est contenue dans les Lois des Indes est, sans doute, l'une des plus pures de lignes, l'une des plus riches dans ses détails, l'une des plus intelligentes dans ses effets et, pourtant, la plus simple dans la pratique. Cet inépuisable sujet d'étude pour les architectes d'hier, d'aujourd'hui et de demain a permis la normalisation du tracé des villes hispano-américaines et philippines.
L’analyse du plan de la cité de Santiago de León (Venezuela), véritable modèle reflétant les plus anciennes dispositions de ce type moderne de tracé régulier, révèle que la surface de chaque maison mesurait soixante-cinq mètres carrés et la largeur des rues dix mètres. La ville, orientée suivant les points cardinaux, était distribuée sur un damier dont l’unique place contenait l'hôtel de ville et, sur l'alignement au couchant, l’église.
Au XVIIIe siècle, le lotissement parcellaire fut modifié. On donna plus de profondeur aux îlots et on les agença plus habilement dans la surface carrée ou rectangulaire du réticulage, surtout dans les colonies agricoles. Dans les villes importantes de grande extension, on ne se limita plus à une seule place publique, mais on créa fréquemment des places satellites. A la périphérie des cités, dans le morcellement des terrains, on songea également à répartir des vignobles, des vergers et des jardins potagers.
En prévision du futur et pour permettre une expansion rationnelle, entre la ville proprement dite et cette zone verte, suivant une conception très moderne et hardie, on réserva une étendue d'aires communales, ample ceinture isolante destinée aux nouveaux pâtés de maisons.
Au même titre que les Lois des Indes, les réductions ou doctrines, que les Jésuites implantèrent au Pérou, dans le Paraguay, en Argentine, dans l'Uruguay, au Chili, en Bolivie et au Brésil, au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, influencèrent à leur tour les plans régulateurs ibéro-américains. Ces cités théocratiques constituèrent une expérience unique en matière d'urbanisme nouveau, d'architecture organique, de vie communautaire, d'encadrement civil et religieux, d'aménagement du territoire. Les théories hardies appliquées dans l’Amérique méridionale par les architectes et les urbanistes jésuites, formèrent une véritable république agricole savamment articulée, un véritable état dont les dispositions intérieures furent d’une régularité et d’une uniformité parfaites.
Chaque réduction, petite ville à population allant de 2500 à 7000 âmes, était un centre culturel et social groupant les habitants et évitant la dissémination coûteuse des demeures. Des plans régulateurs identiques et standardisés caractérisaient les réductions jésuites. Un même système administratif et des normes toutes pareilles en régissaient l'activité et l’économie. La suprématie absolue était donnée à la vie collective, aux biens appartenant à l'ensemble des citoyens et au travail en commun. Les prestations des citadins et des agriculteurs, les bénéfices de la production ainsi que le rendement de la propriété publique soutenaient les dépenses générales de la communauté.
Au XIXe siècle, c’est toujours l’Europe qui entre en lice. L’architecture italienne, espagnole et portugaise poursuit sa pénétration, alors que l’influence française fait sentir ses premiers effets, souvent très discutables. Au Brésil, une architecture civile académique commence à s'élever dans les grandes villes après l'arrivée de la mission artistique française de 1816, dont les membres appartenaient en majeure partie à l'Institut de France. Lebreton et Grandjean de Montigny répandent les enseignements de Percier et Fontaine, Louis Vauthier propage les réminiscences du PalaisRoyal. Durant l'époque dite coloniale francisée, la plus médiocre de toutes, l'Ecole des Beaux-Arts de Paris instaure au Mexique la dictature de ses principes rétrogrades.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle et pendant le premier quart du XXe, les courants architectoniques de l'Amérique latine se divisent en deux tendances distinctes: celle de Varchitecture dite coloniale et celle de Varchitecture dite classique. L'esprit de clocher d'un nationalisme borné favorise la première. Les méthodes surannées de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris entretiennent la seconde.
D'autre part, il est intéressant de constater que, mis à part certains édifices de caractère officiel, l'architecture passe presque sans transition de la maison coloniale à un ou deux étages aux gratte-ciel pseudo-modernes de style new-yorkais.
Au XXe siècle, l'épanouissement de l’architecture nouvelle en Europe provoque la naissance de l’architecture moderne de l'Amérique latine. Un Français, Victor Dubugras, au début de notre ère, développe au Brésil l'Art Nouveau, le style floréal. Avec ses conférences, ses spectacles de danse, ses concerts et son exposition de peinture et de sculpture d’avant-garde, la Semaine de l’Art Moderne (qui eut lieu à Sâo Paulo, Brésil, en 1922) annonce la venue d’un mouvement national. Mais le précurseur de l’architecture fonctionnelle de l'Amérique latine est sans contredit le Russe Gregori-J. Warchavchik qui introduit pratiquement le rationalisme au Brésil, en 1927, en réalisant la première habitation moderne de Sâo Paulo. Au troisième Congrès international d’architecture moderne de Bruxelles, en novembre 1930, on prend connaissance d'un important rapport sur l’architecture contemporaine dans l'Amérique du Sud qu’envoie Warchavchik, délégué brésilien, et qui est publié dans Cahiers d’Art (Numéro 2,6e année, Paris, 1931). Les constructions de Warchavchik, aux plans nets et aux formes pures et dépouillées, rappellent les types méditerranéens et dérivent de la plastique cubiste.
L’Uruguay suit de peu l’engagement brésilien. Dès 1930, il s'ouvre aux idées nouvelles à travers l’œuvre de Mauricio Cravotto (d'origine italienne).
Un autre Russe, formé en Allemagne et émule de Le Corbusier, Wladimiro Acosta, auteur des théories de la citébloc intégrale et de la ville linéaire (19271935), est l'introducteur du fonctionnalisme en Argentine. De 1932 à 1936, Léon Dourge (architecte belge), José Luis Ocampo, R. Rodriguez Remy, Antonio U. Vilar, Alfredo Joselevich, Enrique Douillet, Mario Bidart Malbran, Alberto Prebisch et Bartolomé M. Repetto érigent dans ce pays leurs premières constructions rationnelles.
Quant au Mexique, à partir de 1934, c'est à Luis Barragén, José Amai, Pedro Bustamente, Enrique Yanez, José Villagrân Garcia, Juan O’ Gorman, José Creixell M. et Enrique de la Mora y Palomar qu’on doit les manifestations initiales de l’architecture nouvelle.
Au début, l'architecture moderne de l'Amérique latine s'inscrit encore dans les modèles européens. Rien de particulièrement national ne la caractérise. Ses gratte-ciel ne sont que des maisons plus hautes que les autres. Mais peu à peu son réveil devient total. Nombreuses sont les causes qui la conduisent à ce tournant décisif. En voici quelques-unes dont l'importance est fondamentale.
Le Corbusier travailla pour le Chili en 1930. D’autre part, il se rendit dans l'Amérique du Sud en 1929, 1931, 1934, 1936 et 1937. Après qu'il eut entrepris ses voyages de conférences au Brésil (1936) et en Argentine (1937), c'est-à-dire à peu près à la même époque que l’auteur de cet essai (1935-1936), l'influence de Le Corbusier fut réellement grande dans toute l’Amérique latine. L’esprit de ses constructions, ses théories, ses éditions et ses réformes radicales prédominèrent massivement. A ce propos, Sigfried Giedion a dit fort justement que l’éminent architecte brésilien Henrique E. Mindlin a mis en relief la particulière signification qu'eut, pour son développement postérieur, le séjour d'un mois fait par Le Corbusier au Brésil, en 1936, pendant lequel il a travaillé avec un groupe de jeunes architectes brésiliens, et que les affinités latines sont peut-être un des motifs des étroites relations qui se sont établies entre eux.
De ma tournée de propagande dans l’Amérique du Sud, il reste mon Introduction à l’architecture moderne, publiée en 1943,1944 et 1948. De plus, mes Eléments de l’architecture fonctionnelle (parus en 1932, 1935 et 1941), ainsi que mes études et mes articles édités au Pérou, en Argentine, au Chili, dans l'Uruguay et à Cuba, de 1929 à 1948, exercèrent une action sur la création, le développement et l'affermissement de l'architecture nouvelle de l'Amérique latine.
Ajoutons encore que l'Europe augmenta le compte de son actif dans le bilan de l'architecture et de l'urbanisme de l'Amérique du Sud et de l'Amérique centrale, grâce à i'Exposition d'architecture rationnelle italienne, organisée en 1933 à Buenos-Ayres, et à l'Exposition internationale d'architecture contemporaine qui eut lieu tour à tour à Mexico et à Rio de Janeiro en 1935.
Depuis quelques années, le Brésil moderne — jusque-là fortement marqué par les œuvres de Le Corbusier (qui a été l'architecte-conseil du Ministère de l'Education et de la Santé, Rio de Janeiro, 1937-1943) et par la nouvelle architecture italienne — a créé son propre style, un style national, sous la conduite prestigieuse de Lücio Costa, Oscar Niemeyer, Rino Levi, Henrique Ephim Mindlin, Affonso Eduardo Reidy, Roberto Burle Marx, Joâo Vilanova Artigas, Marcelo, Mauricio et Milton Roberto. Durant la croissance prodigieuse des villes de Sâo Paulo et Rio de Janeiro, l'architecture brésilienne a élevé des ensembles aux grandes lignes sobres, mouvantes, dynamiques. Lucjan Korngold a dressé, en 1947-1950, l’édifice à ossature en béton armé le plus haut du monde: le bâtiment de la Compagnie d'investissements Esplanada, à Rio de Janeiro. Aujourd'hui, ce pays s’apprête à transformer sa topographie et son climat économique en transférant le siège de ses pouvoirs publics. Avec Brasilia, nouvelle ville conçue par Lücio Costa qui marquera le triomphe de la cité future et de l’urbanisme fonctionnel, la capitale quittera le littoral pour s’organiser au centre de gravité du territoire, dans la province de Goiâs. A travers une architecture authentique, le Brésil va trouver une véritable assise nationale qui lui permettra même de modifier sa physionomie industrielle et rurale.
Maintenant que ìe Brésil a découvert sa vraie voie et que son architecture a franchi l’obstacle de l’incompréhension, il serait injuste de ne pas rappeler ici l'œuvre de son premier pionnier, de son premier artisan, de son premier animateur: Gregori-J. Warchavchik, dont il a déjà été parlé.
Né à Odessa en 1896, où il fit ses études à l’Ecole Polytechnique, Warchavchik quitta'la Russie en 1918 et continua ses études à Rome, à l'istituto Superiore di Belle Arti qui lui décerna son diplôme d'architecte en 1920. Il partit en 1923 pour le Brésil où on lui avait offert une situation dans une grande entreprise de construction. Il y travailla pendant trois ans sans pouvoir manifester ses idées personnelles.
En 1925, le journal Correlo de Manhâ, de Rio de Janeiro, accepta de publier un manifeste rédigé par Warchavchik et qu'il présenta sous le titre: A propos d'Architecture Nouvelle. Il parut le 1er novembre et la presse locale considéra cet article comme la première manifestation de l'architecture nouvelle au Brésil.
Warchavchik abandonna son emploi en 1927 et, ayant organisé son atelier, il bâtit cette même année la villa que publia en 1931 (par les soins de Sigfried Giedion) la revue Cahiers d'Art de Paris, dans son fascicule 2. La presse du lieu appela cette construction la première maison moderne de Säo Paulo.
En 1929, Warchavchik réalisa à Säo Paulo une petite villa qu'il montra au public sous la forme d'une exposition d’architecture et d'art modernes. Entièrement meublée, elle servit de cadre aux œuvres des artistes d’avant-garde de son pays d'adoption et des artistes européens existant dans les collections particulières du Brésil. La même année, Le Corbusier signala Warchavchik au secrétariat des Congrès internationaux d'architecture moderne. L'exposition de Säo Paulo, ainsi que deux autres organisées par Warchavchik à Rio de Janeiro (une grande villa et un appartement de luxe), préparèrent l'avènement de la nouvelle architecture brésilienne.
Pendant l'année 1931, Warchavchik enseigna l’architecture à la Faculté Nationale d’Architecture de l'Université de Rio de Janeiro. Depuis, il travailla à Säo Paulo où il réside actuellement.
C'est au Mexique que l’Europe, par le truchement d’abord de l'Espagne, a réalisé la plus vaste entreprise de transplantation de ses arts plastiques. Il n’est pas exagéré d'affirmer que dans ce pays, plus que partout ailleurs dans l’hémisphère américain, le caractère de la nouvelle architecture qui y est née reflète, dans une fusion absolue, la magie monumentale de la tradition mexicaine et celle de la tradition espagnole. Sans s’aliéner la logique des formes d’antan, cette architecture imagine des structures qu'épousent d'autres raisons, des structures audacieuses telles que celles de Félix Candela.
C'est ainsi que s’est trouvée condensée une morale constructive qui, partie de positions divergentes, a fort adroitement nourri une esthétique nationale. La réunion des deux pointes extrêmes de ce mouvement, Varchitecture naturante du Mexicain Luis Barragân (qui utilise, pour dégager et exalter le maximum d'expression des éléments déterminants de la construction, tous les accidents naturels du terrain, comme les artistes préhistoriques se servirent savamment des surfaces concaves et convexes de la roche dans leurs peintures pariétales)et l'architecture émotionnelle de l'Allemand Mathias Gœritz (opposée dans la conception du plan, mais identique dans l’esprit, la forme et l'idéal de grandeur), a provoqué, en en établissant l’exemplaire solidité, la soudure de ce grand cercle imaginatif renfermant tous les partis novateurs de l’architecture mexicaine actuelle.
Dans ce rapide tour d'horizon sur les origines de l’architecture moderne de l’Amérique du Sud et de l’Amérique centrale, il n’a pas été possible de déterminer le volume et ia valeur de la contribution apportée par chaque pays à la création et au développement de l’architecture du XXe siècle de l’Amérique latine. Nous nous en sommes tenus aux deux mouvements essentiels, primordiaux: celui du Brésil et celui du Mexique.
D'autre part, il n’a presque pas été fait mention de la production des architectes contemporains appartenant à la vague actuelle. Leurs œuvres sont connues et faciles à évaluer.
Quant à la part réciproque de la technique, de l’économie et de l'esthétique dans l’architecture d'aujourd'hui, il n'est pas extraordinaire d'affirmer que c’est d'abord par l'analyse des formes de la plastique architecturale et structurale européenne que les architectes de l'Amérique latine sont parvenus à fixer la technique de leurs constructions nouvelles en fondant la réalisation de leurs inventions suivant les données économiques particulières et la situation de leur pays.
Au début, le travail de l’architecture moderne dans l'Amérique latine a été rendu difficile du fait que le fer, l’acier, le verre, le marbre et le ciment (et même parfois la pierre) étaient entièrement importés, ce qui augmentait considérablement le prix de construction. Par ailleurs, une industrie encore peu développée n'était pas en mesure de produire des appareils sanitaires, de la robinetterie, des couleurs, des vernis, des ferrures, des éléments préfabriqués et des matériaux de revêtement de bonne qualité et en nombre suffisant. D’excellentes briques et des bois splendides ont cependant permis d'élever rapidement des édifices qui n’étaient calculés que pour une durée de vingt à trente ans.
Alberto Sartoris