Propos sur le mobilier moderne

Un créateur de meubles s'avisa, récemment, d’inventer un meuble qui fût à la fois commode et crédence, et avant d’en déterminer l'apparence, il trouva le mot ingénieux de « commodence ». J'ai cru d’abord à un mot d’esprit. Nullement, il s'agissait de proposer divers assemblages, combinés d’éléments semblables. Ces éléments étaient en vente à tarif fixe; le résultat: tantôt une armoire, tantôt une bibliothèque, tantôt une commode, une crédence, un buffet. Après environ quarante ans de recherches sur les meubles-types, les agencements en série, je voyais le problème ramené à une donnée enfantine, pour ne pas dire infantile; et je me sentis humilié comme un Américain le jour du lancement du premier spoutnik.

Mais reprenant mes esprits et revenant à l’amour du meuble, je me ressaisis en classant mes idées, tout en méditant à une foule de choses.

N’ayant pu, aussi bien que ce fabricant, ramener le problème à sa plus simple expression, je me souvins de mes visites au Musée des arts décoratifs du Pavillon de Flore où j’apprenais à connaître l’évolution des meubles à travers les âges. Soudainement, je me dis, m'étant mis dans mon rôle d'observateur, ayant ainsi abandonné toute notion du temps et adopté une position neutre et objective, que, à force de regarder et d’inventer, j’avais manqué de considérer le problème sur toutes ses faces et je sentis que tous ces meubles différents les uns des autres, à travers les temps, avaient dû servir à des usages identiques sans pour cela avoir une apparence identique; et que, si par hasard, comme il arrive dans les contes d’Andersen et chez les gens rêveurs (dont je suis), on imaginait ces meubles doués de vie et de vue, il serait étrange de les entendre donner leurs impressions.

Les lits parleraient, à mots couverts, de toutes ces personnes allongées ou couchées en chien de fusil; les sièges évoqueraient des rondeurs jumelées de toutes sortes; les tables se souviendraient des repas frugaux ou intempérants qui s'y prenaient; les secrétaires livreraient peut-être les secrets des écritures dont ils auraient été les témoins muets et silencieux. Et tous, probablement, auraient à mentionner qu'ils n'ont pas été utilisés seulement pour les besoins pour lesquels ils ont été créés et sans doute beaucoup d'entre eux auraient-ils à se plaindre d’abus ou d'usages singuliers. Leurs sensations, à supposer qu’ils en eussent, ont certes dû être souvent outragées. Cela me rappelle cette histoire arrivée jadis dans un château près de Lausanne où une très vieille dame, excessivement distinguée, recevait ses visites assise dans un fauteuil, car elle était infirme et aveugle.

Elle leur tendait les mains et les tâtait pour en reconnaître les traits. Un jour, qu'on introduisit l’historien Gibbon, gras et joufflu et fort laid, elle retira ses mains, après avoir touché ce visage inconnu, et s’écria : « Non ! quelle affreuse plaisanterie ! » C’est ce que journellement ont pu se dire les sièges, qui selon le mot génial sont faits pour s’asseoir.

Vraiment ? toute leur fonction se résume-t-elle à se faire écraser par des multitudes de dos, et lorsqu’ils ne sont pas utilisés, cessent-ils donc de posséder leurs propriétés essentielles ?

Certes on a rappelé à l'ordre l’architecture et le mobilier en leur signifiant d’avoir à être fonctionnels; je sais bien ce que cela veut dire, puisque c'est nous-mêmes qui avons formulé, il y a près de trente ans, lors du Congrès de La Sarraz, ce postulat.

Mais avons-nous entendu dire par là que, une fois l’action propre à chaque organisme définie exactement, le phénomène architectural surgissaitautomatiquement ? Sans doute, certains esprits primaires, ou superficiels, étaient comblés par une pareille conclusion; mais, d'autres plus évolués, sentaient que si ce principe devait, d'abord, être admis nécessairement pour aboutir à une création valable, il n'était pas, par lui-même, garant d'une œuvre accomplie. Certes, nous rejetions au second plan l’effet décoratif pour marquer, en premier lieu, la fonction; affaire de programme, mais non d’effet — voilà où il y a si souvent confusion.

On le voit: ni l’esprit de fabrication, ni les principes de la fonction, ni les effets décoratifs, qu'il est vain ici d'illustrer, n’ont la primauté les uns sur les autres.

Un médecin suédois (Bergt Akerblom) relevait que les Egyptiens avaient déjà, il y a plus de 5.000 ans, créé des chaises parfaites et dont les nôtres n’étaient que des variantes. Et pourquoi donc, pour des fonctions sensiblement identiques, tant de formes différentes depuis lors ? En fait, s’il eût suffi de procéder à des mensurations anthropométriques pour déterminer les dimensions définitives et combler d’aise certains points anatomiques, on eût forcément abouti d'un coup aux sièges en forme de van tel que nous les livre l'industrie du rotin ou des matières plastiques. Dès lors, entre le fauteuil et le bain de siège, entre l'escabelle et le bidet, plus de différence que l’eau qui y court. Voilà du fonctionnalisme à l’état pur.

Il s’avère pourtant que, malgré ces acquis qui sont d'une grande netteté, les formes ne cessent d'évoluer et de se modifier: ce qui est bien la preuve que la fonction ne parvient pas à prévaloir sur l'invention créatrice; sinon, les meubles conçus à la lumière des conceptions rationnelles ou fonctionnelles se stabiliseraient du jour au lendemain dans une apparence immuable à tout jamais.

Or, l'action du véritable artiste consiste justement à transfigurer continuellement les conditions matérielles en les imprégnant de son génie; et le créateur ne se bornera jamais à satisfaire les besoins humains bien qu’il s'en inspire; mais son art s’en dégage, en dégage les autres, en favorisant les élans de l’âme et en libérant l'homme de ses obsessions matérielles et de la gangue de ses fonctions animales.

Passe encore que le mobilier possède les vertus qui correspondent aux fonctions auxquelles il est destiné, mais que cette « obligation de servir » soit, au moins, exaltée par l’empreinte de l’artiste — par le goût ou par le sens de la beauté, comme on disait jadis lorsque ces termes n’affectaient pas le sens de décoration ou d’apparat.

Une autre obligation qu’on réclame aujourd'hui du mobilier est celle qu’il s'adapte à l’architecture, comme si cette condition datait de notre temps !

Au contraire, notre époque a tout fait pour rendre cette adaptation superficielle au lieu qu’elle soit ce qu’elle fut autrefois, profonde et liée: la fabrication en série, l’absence de décoration consécutive au fonctionnalisme, la confusion des besoins et des élans, tout cela rend fort aisé le parallélisme entre l'architecture et le mobilier: il n’y a plus d'adaptation, mais une simple insertion d’éléments dans un ensemble géométrique, avec l'avantage, tant prôné, de l'interchangeabilité des objets; qualité devenue nécessaire dans les logements où la chambre à coucher sert de pièce de séjour (ou vice-versa), où la salle à manger et la cuisine se combinent sans aucune séparation, solution si souvent adoptée, et illustrée récemment à l'exposition de l’habitation de Berlin (Interbau) — on se demande, avec intérêt, à quel moment on se résoudra à tirer la dernière conséquence qui sera de manger et de « démanger » au même lieu, puisqu'enfin on a érigé en principe, de nos jours, que les fonctions-types, les besoinstypes, devaient être satisfaits, afin de suffire à des exigences qu'on se plaît de nommer sociales. Je pense que, bien avant que ce terme passe de la société à l'esthétique, il y eut des mobiliers adaptés à l’architecture: il suffit d'imaginer un seul exemple: un intérieur de l’époque de Louis XVI, où les lignes des meubles possédaient la même rigueur et les mêmes ornements que les lambris. Il est vrai que dans ce cas précis, le décor importait plus que le confort; le plaisir des yeux plus que les aises de l'habitation.

A travers ces propos, tantôt ironiques, tantôt graves, on aura peut-être deviné l’allusion à des règles que les modes ne renversent pas. D’une part, on voit que la rigueur de la ligne ou l’exactitude des tracés peut conduire, grâce à l'esprit géométrique, à des éléments de mobilier qui se prêtent à la fabrication en série; d'autre part, les considérations fonctionnelles aboutissent, presque automatiquement, aux formes moulées sur les données du corps humain, à ces organismes aux linéaments ondulants, propres aux appareils sanitaires ou aux carrosseries des autos. Enfin, l'art décoratif invente des motifs ornementaux plus agréables à l’œil souvent qu'à l’entendement et presque toujours étrangers à la fonction même du meuble.

Chacune de ces trois opérations est fragmentaire et suivant que l’artiste sacrifie davantage à l’une ou l’autre de ces trois tendances, il s’expose à ne créer que des œuvres passagères, sensationnelles pour un moment, mais périmées aussitôt que surviennent d’autres innovations.

En revanche, si l'artiste possède des conceptions suffisamment vastes pour comprendre à la fois l'esprit géométrique, l’intuition des fonctions organiques ou mécaniques, et le sens esthétique, il parviendra à réaliser des objets précis, utiles et beaux, défiant par leur valeur intrinsèque la mode et le temps, ceux dont on dira qu’ils ont du style.

H.-R. Von der Mühll