AICA L’apport de l’économique du technique et de l’esthétique
Le rôle de l'architecte a beaucoup évolué au cours des siècles. D'après l'étymologie, c’est le chef des ouvriers, le responsable des chantiers de construction et cette tâche l’a rapproché souvent des entrepreneurs de travaux. A l'autre extrême, on en fait un homme qui, dans la sérénité de son cabinet, conçoit des bâtiments harmonieux.
La vie n’accepte point ces simplifications. Notre métier est complexe. En fin de compte, à quoi prétend l’architecture, dans la pratique, sinon à trouver le point d’équilibre entre de multiples desiderata quelquefois antagonistes ?
Ainsi que nous le soulignions en 1922, dans le premier numéro de l'hebdomadaire «7 Arts», l’architecture présente trois aspects essentiels: «l’aspect lyrique ou d'inspiration, l'aspect technique ou d'exécution, l’aspect social (économique) ou d'expansion ».
Les trois fonctions s'interpénétrent. Ne sont-elles pas simultanées? Sauf pour les architectes imbus de prééminence « artiste », les impératifs esthétiques ne précèdent pas plus la création architecturale qu’ils n'en sont le résultat, puisqu’ils s’incorporent dans les recherches de plan et dans les exigences de la construction.
Si nous nous en tenons au témoignage de plusieurs quartiers urbains d'Occident, il semble que le XVIIIe siècle ait connu cette pondération des différents éléments de l’architecture. L’accélération des découvertes techniques et l'importance envahissante d'un dynamisme économico-social allaient tout remettre en question dès le début du XIXe siècle.
Les progrès constants de l'art de bâtir sont impressionnants : mise au point des profilés métalliques, invention du béton armé, codification des calculs de résistance.
Les réputés ouvrages de notre ami le Dr Giedion « Neues Bauen in Frankreich, Eisen, Eisenbeton », et du professeur Vierendeel «Histoire de la Technique», ont parfaitement exposé ces préliminaires à l’architecture d’aujourd'hui qui se sont surtout traduits en construction par l’ossature indépendante. Notons une conséquence professionnelle. Jusqu’alors les responsabilités de l'auteur des plans et de l'ingénieur se confondaient.
Maintenant elles sont séparables.
Aussi capitale la transformation de l'économie et de la société. A l'intérieur d'une civilisation qui tend à répandre le savoir, le confort, la dignité, l’extension du machinisme devait perfectionner le contenu (équipement, méthodes de vie ou de travail, circulations) et, par conséquent, le contenant (plans et bâtiments).
Comparons un hôpital qui aurait cent ans et un hôpital récent. N’ont-ils pas l’air d'appartenir à des mondes différents ?
Tandis que les ingénieurs s’imposaient de plus en plus pour leurs domaines respectifs, les spécialistes intéressés (le chirurgien, le pédagogue, l’homme de théâtre) formulaient des exigences plus strictes en ce qui concerne l’exercice normal de leur profession dans les locaux envisagés.
Devant cette double prise de conscience de ceux qui font tenir les bâtiments et de ceux qui les emploient, certains confrères ont abdiqué. Limitant leur activité à celle de conseiller artistique, ils se contentent d'assurer le service esthétique.
Plus combatifs, d'autres ont adopté la solution de la contre-offensive. Comme ils entendent reconquérir le terrain perdu, ils raisonnent vraiment comme des ingénieurs, des médecins ou des éducateurs. Ils acceptent tels quels, les commandements de l’art de bâtir et des diverses disciplines professionnelles. Ils construisent exactement comme les autres proposent de le faire.
La grandeur de l'architecture moderne est d’avoir besoin d’autrui pour créer selon la nouvelle unité des forces réconciliées: les structures, les fonctions, l’œuvre.
Pour notre part, nous ne comprenons ni les dissociations, ni les superpositions de ces données. L’architecte opère en beauté la synthèse du technique et de l'économique qu’il a en partie éprouvés lui-même et pour lesquels il fait aussi confiance à des collaborateurs. Seule est valable la réalisation où la fusion est totale.
Encore faut-il admettre que dans certaines circonstances, les droits respectifs des trois parties contractantes diffèrent. Nous ne voyons pas pourquoi des espaces meublés d'architectures très fonctionnelles ne comprendraient pas des édifices où soit plus grande la part de la poésie. Libre en ce cas, aux plus « artistes » des architectes, de manifester d'abord un souci de formes et de dresser des constructions qui s’apparentent à la sculpture. Le siècle de l'énergie nucléaire n’a pas à réprouver certains enthousiasmes sentimentaux. Mais ne donnons pas à ce qui est l'exception, la valeur d’une règle.
Il semble que demain, dans plusieurs secteurs — notamment pour ce qui a trait à la Santé Publique — des normes provisoires, mieux définies et mieux connues fourniront des données capables d’orienter les recherches architecturales. Les ingénieurs et les spécialistes atténueront ainsi leur interventionnisme direct qui, parfois, agace et entrave; d’une expérience moins tâtillonne naîtra une méditation plus créatrice. Un déroulement sans surprise éveillera nos intuitions.
Comme l'écrit Bergson, « nous avons un intérêt capital à nous familiariser avec la technique de notre action, c'est-à-dire à extraire des conditions où elle s'exerce, tout ce qui peut nous fournir des recettes et des règles générales sur lesquelles s'appuiera notre conduite. Il n'y aura de nouveauté dans nos actes que grâce à ce que nous aurons trouvé de répétition dans les choses. » S’il n’est pas interdit à un architecte de philosopher, vous lui permettrez néanmoins de passer sans transition à un exercice où il est plus à son affaire: illustrer la première partie de ce rapport par un cas concret.
Victor Horta, mort à 86 ans, en 1947, a été un architecte complet, à la fois créateur de plans, constructeur de charpentes hardies et inventeur de formes. Chez lui, le lyrique, le technique et l'économico-social ont une co-existence pacifique. La domination de la forme quelquefois excessive ne s’impose ni contre le plan, ni contre la construction.
Au surplus l'architecte était prolongé par un professeur de haute qualité et par un réformateur de l’enseignement.
Nous avons pu l'apprécier dans différents jurys de concours publics où nous avons eu l’honneur de siéger avec le maître. Il n'avait pas son pareil pour disséquer les projets et les comparer.
La période dorée de Victor Horta s'étend sur une vingtaine d’années qui s’achèvent un peu avant la première guerre mondiale. Pendant cette maturité étonnante, jamais de flagrant déséquilibre! Au contraire, si le plan du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles qui date d’après la première guerre demeure ingénieux et inventif, la coupe de ce complexe ne dépasse guère une solution pratique de l’occupation de l’espace, très différente des coupes sensibles de la maison de la rue de Turin et de la Maison du Peuple. Quant à l’esthétique, elle cède à la prudence de la neutralité. Aussi les anciens adversaires du maître, à la pointe de la bataille artistique, ont-ils pu le fêter sans remords, à la veille de la seconde guerre mondiale.
Mais revenons à l’âge d'or du père du Modem Style.
Corrects d'un point de vue fonctionnel c’est-à-dire présentant une succession logique de locaux, ses plans étaient vraiment la base effective de la troisième dimension, la coupe, dont la partie située à l’extérieur constitue la façade.
Des circonstances défavorables ont d'ailleurs aiguisé la volonté du pionnier. Dans le cas de la maison de la rue de Turin, le lotissement défectueux «à la belge», une bande étroite de terrain, l’obligeait à imaginer un dispositif intérieur inattendu. Dans le cas de la Maison du Peuple, un terrain irrégulier imposait un tracé inhabituel.
Il peut paraître banal que les coupes aient une hauteur proportionnelle aux locaux. Cela signifie pourtant une tendance à l’utilisation maximum de l’espace construit.
Ce qui n’est pas rien. La Maison du Peuple ne forme-t-elle pas ce qu’on a appelé une « coupe libre », dans laquelle des plafonds à deux niveaux différents disent les nécessités changeantes de l’étage supérieur?
Ne négligeons pas d’ailleurs la méthode de réalisation de ces audaces. Pour les coupes de pierres ainsi que pour les assemblages de bois et de fer, la méthode de travail qui ressortit à une espèce de modelage unit, mieux que les dessins habituels, le technique à la composition.
Nous voici au tournant le plus dangereux de notre exposé : l'esthétique.
Pour la plupart des spectateurs, le Modem Style ne recouvre plus que des efforts excessifs et drôles. Les critiques d'art sont plus objectifs. Qu’ils nous autorisent pourtant à leur signaler l’explication qu'Horta nous a donnée un jour de cette ligne en coup de fouet!
Tout jeune il fréquentait l’atelier de menuiserie d'un parent. Il avait été émerveillé par l’aisance avec laquelle les machines transformaient une rigide pièce de bois en profils arrondis, concaves ou convexes. Peu à peu cette admiration l’avait conduit à une sensualité de l'objet.
Les formes ne sont-elles pas plus accueillantes au regard, plus douces au toucher? Le plaisir des yeux et de la main a poussé l’homme à faire d’une réussite des sens, un impératif architectural.
Il a peut-être exagéré. D’accord. Reportons-nous en 1890. L’imitation et la laideur triomphaient. Horta n’avait pas trente ans. Il fallait rompre, réagir. Et cela s'est fait à la manière jeune, en mobilisant tous les facteurs du bâtiment, sous le même signe permanent de la fusion entre le technique, l’économique et l’esthétique.
Nous venons de parler de la permanence de l'idéal.
Heureusement, cette continuité n’empêche pas les fructueux malentendus entre les générations successives.
A notre connaissance, Horta s’est toujours abstenu de juger les créations modernistes d’après la première guerre mondiale. Quand nous parlions d’architecture, il ramenait notre dialogue aux questions de plan.
Il estimait probablement que nous avions rompu l'équilibre au détriment de l’individuel auquel il était très attaché. Nous avions confiance dans les dimensions nouvelles de l’urbanisme, pour donner de la fraîcheur, de la sensibilité à nos constructions économiques de série, au service de la collectivité.
Horta, lui, ne s’intéressait guère à l'urbanisme dont il avait subi difficilement la contrainte, jadis. Il était sensible à l'espace intérieur qui est architecture et non à l’ambiance d’espace qui est art urbain.
Mais nous n'avons jamais pensé que cette antinomie justifiait de l’ingratitude.
En 1913, dans une remarquable conférence: «L'Art et la Société », donnée à l'Université Libre de Bruxelles et publiée par les Editions « Art et Technique », Berlage affirmait que les deux meilleurs édifices sociaux du monde étaient l’Edifice Larkis de Chicago et la Maison du Peuple de Bruxelles.
En 1933, au cours d'un dîner qui réunissait, à la Maison d'Art de Bruxelles, Horta, Le Corbusier, des professionnels du bâtiment et de la critique, l'auteur de la chapelle de Ronchamp rendait hommage au constructeur de la Maison du Peuple de Bruxelles.
Victor Bourgeois