L’architecture et les matériaux | Richard Neutra
Les civilisations antérieures qui se sont répandues à la surface du monde, les civilisations grecque, romaine, hispano-habsbourgeoise, mongole et musulmane ont tout naturellement adapté leurs modes de construire aux possibilités régionales et aux matériaux locaux. Leurs problèmes consistaient à améliorer avant tout la matière brute et à l’appliquer à des systèmes constructifs exacts basés sur les particularités locales.
Aujourd’hui le problème, tout en demeurant lié aux matériaux, se complique d’assujettissements commerciaux et sociaux. Certes, la difficulté de former de la main-d’œuvre a toujours existé et existera toujours.
Mais à part cela notre étonnant potentiel maritime nous oblige aujourd’hui à aller dans tous les ports principaux et secondaires de notre monde industrialisé à la recherche de consommateurs. Dans le but de développer et d’étendre nos industries, de maintenir le rythme de nos machines, nous avons besoin de renouveler notre clientèle, partout où nous nous dirigeons. Cela crée des enchaînements insoupçonnés dans les affaires.
Les magasins d’Accra sur la Côte d’Or vendent des machines à écrire Olivetti fabriquées à quelques kilomètres au nord de Naples ou dans les environs de Turin. Une nouvelle usine de ces machines surgit près de Sào Paulo et c’est ainsi qu’un commerce nouveau s’installe au Brésil pour mettre en vente ces accessoires techniques provoquant des salaires qui, à leur tour, permettent à un tel fabricant de vendre des bicyclettes ou, à tel autre encore, des chaussures Bata avec des semelles bonnes à fouler les pédales de ces cycles. Le prétendu progrès dans lequel nous sommes entraînés se subdivise, en réalité, en une infinité de progrès différents qui souvent s’entrechoquent et se neutralisent, quand ils ne se nuisent pas l’un à l’autre: voyez plutôt les interminables files d’engins aux carrosseries rutilantes de métal chromé qui se ruent vers les feux de circulation en se précipitant sur les échappées libres !
Le résultat de cette hâte : douze millions d’Américains moyens qui calment leur ardeur dans les salles des psychiatres. On se demande même où ils ont trouvé la place pour garer leur voiture. Tous ces progrès matériels sont universellement publiés et habilement présentés sur des millions de pages des revues par plusieurs milliers d’éditeurs, de journalistes, de dépositaires. C’est une illusion, qui touche à l’idée fixe, que de croire que voilà nos plus glorieux acquis.
En réalité, les recherches relatives à la vie de l'homme telles qu’elles s’accomplissent dans le domaine de la biologie pourraient sembler tout aussi admirables, quand on pense aux quatrevingt-dix-huit mille articles, publiés dans quatre à cinq cents journaux scientifiques de premier plan, entre New-York et Moscou. La ville de Caracas peut se vanter de posséder un des instituts les plus remarquables qui étend ses investigations physiologiques jusqu’à des fractions de molécules en vue de déceler les phénomènes qui déterminent le sentiment de bienêtre et de confort ou de lassitude, les causes de l’irritation, de l’amoindrissement, de la vitalité ou les symptômes des maladies.
Je me vois de plus en plus contraint d'examiner tout d’abord les conditions et les réactions humaines, avant de tenir sur les matériaux des propos qui risquent de me faire passer pour un simple technicien. J’ai pourtant une prédilection pour les ouvrages des ingénieurs et pour leur sens analytique ou leurs exploits, par lesquels ils transforment l’énergie dans une mesure que les âges antérieurs n’auraient même pas osé imaginer; et je suis fier de compter pour mes plus chers amis les plus éminents ingénieurs de notre époque.
Mais l’architecte a un autre rôle, plus exaltant encore, à jouer dans notre monde actuel Il n’est pas un ingénieur de troisième ordre, comme on l’admet parfois. Il travaille dans une sphère où l’échange de l’énergie est subtil, délicat; où les humeurs de l’être humain sont réglées par les décharges glandulaires et les menues altérations biochimiques et biophysiques.
L’architecte a possédé de tous temps cette intuition en quelque sorte médicale qui vient de son penchant instinctif pour les problèmes de la vie. Le mot grec d’esthétique définit-il rien d’autre qu’une appréhension sensorielle dont les répercussions sont immédiates sur les centres nerveux et sur le système endocrinien?
Le cerveau est excité — non pas par les « cinq sens » — mais par des quantités d’impressions enregistrées grâce à des organes récepteurs inconnus des chercheurs tels mêmes qu’Aristote et Léonard de Vinci. Nous nous devons, en raison de l’état actuel de nos connaissances, d’être pour le moins aussi intéressés à l’homme que l’étaient les humanistes d’il y a quatre siècles qui déclaraient l’homme « mesure de toutes choses ». Mais nous ne saurions être au service de l’homme sans en avoir une connaissance parfaite et nous devons comme les médecins, ces artistes de la guérison, apprendre avec ferveur et par tous les moyens à accompagner notre intuition de tous les apports que la science contemporaine, en marge des enseignements de la technique, parvient à nous offrir.
Les rapports entre les espaces extérieurs et les espaces intérieurs sont déterminés très diversement selon la distance qu’il y a entre les supports, selon l’étendue et la nature des portées et selon le caractère des piles assumant la fonction de transmettre les charges verticales et de recevoir les poussées horizontales.
En outre, le sentiment du volume se trouve différencié, nuancé suivant l’emploi qui est fait des matériaux: bois, béton, acier; le toucher, le sentiment du chaud et du froid, l’ouïe et jusqu’aux impressions olfactives, tous les sens réagissent spécifiquement. Lin revêtement de bois, par exemple, même s’il est hors de portée de la main, agit, par association d’idées, comme s’il pouvait être touché. Nous savons par expérience comment se comporte le bois, qu’il pâlit ou fonce sous l’effet de la lumière et qu’il résonne sous l’effet du choc. Nous savons aussi que c’est depuis des générations une matière éprouvée grâce à laquelle le passé est relié au présent — et l’architecture est liée au temps — une matière qui par une fidèle présence a existé à travers les âges.
Aussi la juxtaposition du bois avec des matériaux nouveaux, inhabituels, parvient-elle à accentuer, par un contraste subtil, les caractéristiques que nous venons d ’énumérer
Le bronze poli, le fer, servaient peut-être jadis, lorsqu ’ils étaient utilisés à petites doses, à créer des effets ornementaux dans les constructions faites par des artisans primitifs. De nos jours, l’acier et l’aluminium, grâce à leurs puissantes possibilités d ’élasticité, ont apporté la légèreté, la limpidité, la netteté des structures et, par surcroît, l’éclat métallique qui ressemble à celui du verre, cette autre matière qui a débuté par de timides effets décoratifs pour habiller, au jourd’hui, des bâtisses gigantesques par une utilisation intégrale qui supprime pour ainsi dire toute structure apparente, poteaux, traverses, encadrements.
Si la conductibilité du métal a peut-être étonné les hommes du néolithique, nous-mêmes, nous connaissons si bien les propriétés des corps que, sans avoir même besoin de les toucher, nous sommes immédiatement fixés sur les propriétés thermiques ou l’ absence même des moindres exhalaisons métalliques. Le peu d ’effets de diffusion ou d ’émanation
classe le métal dans la catégorie des matériaux « non stimulants ». Nous en éprouvons la certitude à chaque occasion et notre appréciation nous ramène toujours à ce qu ’on pourrait
nommer notre expérience du métal, car un simple coup d ’œil ou un reflet brillant suffisent pour nous renseigner sur la qualité de polissure d’une surface lisse.
Le béton armé nécessite davantage de réflexion; il fait appel à une expérience plus complexe pour être apprécié esthétiquement et techniquement. Ses propriétés qui répondent aux efforts de compression et de traction ne frappent pas immédiatement les sens; ses capacités sont en quelque sorte enrobées; elles demeurent cachées et nous sommes livrés à en juger par nos expériences antérieures. Il a une apparence de pierre rappelant, par sa nature et par sa diversité, les anciennes méthodes de taille et de jointoyage qui datent de l’époque paléolithique, où, déjà, l’habileté et le soin étaient très poussés. Celui qui connaît les plus anciens monuments d’Egypte et les œuvres des Incas ou antérieures aux Incas, en Amérique du Sud, reste stupéfait devant la qualité et la sensibilité dont témoigne le travail de la pierre; par rapport à ces édifices où la matière chante, le mystère du béton armé semble plus indéchiffrable; il est parfois étonnant. Le béton et le coffrage en sont les supports matériels; le bouchardage et l’égrisage en révèlent la structure, grossière ou fine; le ciment crée la cohésion interne, enrobant également les armatures si essentielles bien que cachées.
Les possibilités inédites de créer, par des variations infinies, des effets de volume, de structure ou de surface donnent non seulement une grande souplesse à cette matière, mais une signification nouvelle qui contribue largement à façonner le visage de notre civilisation, quels que soient les continents ou les climats. C’est un nouveau langage universel de l’humanité.