Comment une femme peut aider son mari à devenir un bon architecte...

On m’a demandé d’écrire ce que je pensais du rôle qu’une femme d’architecte peut jouer dans le développement de la carrière de son mari.

Mariée depuis déjà 34 ans, je crois avoir quelques idées sur ce sujet. Commençons par le commencement. L’aînée de 4 filles vivant à Zurich (Suisse), j’avais 18 ans et j’étudiais le piano et le chant lorsque ma plus jeune sœur pria un beau jour ma mère d’inviter un jeune étranger séduisant qu’elle avait rencontré. Ma cadette ne tarissait pas sur le charme et la beauté de cette nouvelle connaissance. Pour ma part, j’étais bien résolue à ne pas m’associer à la cour que lui faisaient ses admiratrices et cela d’autant plus spécialement que je n’entretenais point une bien haute idée de la profession d’architecte, me basant, comme je le faisais, sur la personnalité de celui qui avait bâti la maison de mes parents. C’était en effet un être falot et insignifiant, toujours de l’avis du dernier venu; la façon dont mes parents parlaient de lui avait certainement influencé mon jugement quant à la profession.

Richard Neutra avait été officier dans l’armée autrichienne. Il s’était arrangé pour fuir l’atmosphère démoralisante d’un pays vaincu et, encore qu’il n’eût pas la possibilité de trouver du travail en tant qu’architecte, il s’était rabattu sur la solution la moins mauvaise, c’est-à-dire qu’il travaillait pour le meilleur de nos urbanistes, gagnant tout juste assez pour payer sa pension et sa chambre. Au bout de quelques semaines, mes sœurs, mes amies et moi-même étions tombées désespérément amoureuses de ce jeune homme, pour la seule raison peut-être qu’il différait tellement des Suisses. J’avais fait connaissance en avril et, dès septembre, ma mère pensa qu’il était grand temps de mettre quelque distance entre nous deux, étant donné que le jeune homme n’avait pas de situation, pas d’argent et apparemment aucune chance de faire un mari convenable pour leur talentueuse héritière. Aussi fus-je envoyée à Vienne pour poursuivre mes études de violoncelle et m’imprégner de l’atmosphère culturelle et musicale de cette cité. Ce que ma brave mère ne savait pas, c’est que, déjà, les dés en avaient été jetés; encore que le mot de mariage n’eût pas été prononcé, je voulais bien attendre dix ans et plus pour que cette union fût possible.

Dès lors débuta une correspondance où je m’initiai graduellement à toutes les idées, à tous les espoirs, à toutes les attentes et à toutes les convictions que partageait alors mon héros.

Récemment, nous avons relu ensemble une lettre que je lui adressais en ce temps là et dans laquelle je lui décrivais le genre de femme qui lui était, à mon sens, nécessaire. Il est étonnant de voir à quel point, en un âge si tendre, j’étais tombée juste. C’est très vaguement que je réalisais alors les qualités peu banales dont il était doué. Tout de même, je me rendais compte de de son idéalisme et j’avais l’impression qu’il me plairait de l’aider à mener à bien ses ambitions juvéniles. Je sentais qu’il lui fallait quelqu’un qui pût l’écouter avec attention, quelqu’un qui ne fût point un être banal, mais qui n’hésitât pas à prendre des risques et à s’en aller partout où il désirerait aller. Je décidai que mon mari revêtirait toujours pour moi plus d’importance que mes propres enfants, ayant trop vu de ménages où mari et femme perdent leur intimité initiale et se trouvent désespérément retranchés l’un de l’autre moralement et intellectuellement, dès le moment que les enfants grandissent et qu’ils se trouvent finalement à nouveau seuls ensemble. Et pourtant nous avons tous deux tendrement aimé nos trois garçons et il va sans dire que nous les aimons toujours! J’avais l’impression qu’il serait merveilleux d’être admise à partager et à comprendre graduellement les pensées et les ambitions de mon fiancé.

Naturellement, j’avais une grande malle dans laquelle je collectionnais tous les objets hétéroclites qui me paraissaient devoir être utiles à notre futur ménage. Il me souvient que quelqu’un me donna une paire de lunettes d’automobiliste et je me rappelle encore à quel point mon futur époux fut horrifié en pensant que son épouse serait peut-être assez dépensière pour lui réclamer un jour une voiture! J’avouerai qu’à ce moment-là, une telle idée me semblait des plus chimérique.

Notre correspondance dura quatre années et je suis toujours reconnaissante à mon mari de cette longue et graduelle initiation aux buts qu’il se proposait dans l’existence. En tant qu’ Autrichien, il était étranger dans cette Allemagne où il travaillait alors et, par conséquent, il ne lui était pas permis de réclamer une maison ou un appartement. Toutefois, il put persuader sa propriétaire de le laisser aménager une mansarde. Il y construisit un évier rudimentaire où je pourrais laver la vaisselle, à condition néanmoins d’en sortir le seau à toilette qui se trouvait en dessous, dès qu’il serait plein, et d’aller le vider dans des cabinets qui se trouvaient un étage plus bas, au pied d’un escalier des plus raide; c’est là que je pouvais également obtenir de l’eau grâce à un robinet providentiel! Il va sans dire que je n’avais point d’armoire frigorifique et que je me contentais d’une bassine au sous-sol où, durant les chaleurs de l’été, je mettais flotter mes œufs et mon beurre.

L’épicerie était à une demi-heure de marche et je ne voyais rien d’extraordinaire à aller aux provisions avec un rucksack. Jamais je n’aurais pensé à prier mon mari de le faire pour moi. Il avait bien d’autres choses et de plus importantes à faire; J’étais jeune, forte et j’avais tout mon temps à moi. Pourquoi lui aurais-je pris le sien alors qu’il en avait tant besoin pour méditer et mûrir ses conceptions architecturales. De telles pensées, je ne l’ignore point, n’étaient pas conscientes, mais elles me venaient tout naturellement à l’esprit parce que je l’aimais et désirais l’aider.

Quand nous nous rendîmes compte que nous allions avoir un bébé, ce qui nous empêchait de rester dans l’appartement que nous occupions, il renouvela sa tentative d’émigrer aux Etats-Unis, ce qui, même avant la première guerre mondiale, avait été sa grande ambition. J’acceptai de rester avec mes parents afin de ne pas entraver les débuts de sa carrière dans un pays lointain dont il parlait à peine la langue.

C’est ainsi que, trois mois avant la naissance de notre premier garçon, il partit pour NewYork. Quand j’essayai de le suivre, huit mois plus tard, on me répondit que mon quota était dépassé et ce fut seulement après un courrier harassant qu’il me fut possible d’obtenir un visa professionnel en tant que musicienne.

Cependant, quand je me trouvai sur la passerelle d’embarquement, avec mon bébé de 5 mois dans les bras et que je présentai au fonctionnaire mon passeport établi au nom de « Dione Neutra et fils », il me répondit d’une voix sèche: «Navré, Madame, mais votre fils étant né en Allemagne et le quota allemand étant rempli, vous ne pouvez pas le prendre avec vous. » Que faire? Si je restais en Suisse avec notre fils, j’avais bien peu de chances de rejoindre mon mari. Aussi, après un regard éploré à ma brave mère, toujours prête à me sortir de mes difficultés, il fut convenu qu’elle garderait le bébé jusqu’à ce que nous puissions trouver le moyen de lui faire franchir l’Atlantique.

Quand je débarquai à New-York, le commissaire spécial regarda de nouveau mon passeport et me demanda les certificats prouvant ma qualité de musicienne. « J’ai mon violoncelle avec moi, déclarai-je, je sais aussi chanter et jouer du piano, mais je n’ai pas de preuve officielle comme quoi je suis musicienne de profession.» Vous pouvez penser dans quel anglais tout ceci fut débité. Mais le fonctionnaire demeura inflexible: «Navré, Madame, me dit-il, mais il faudra que nous vous internions à Ellis Island tant que votre mari n’aura pas pu prouver qu’il est en mesure de vous entretenir. » A ce moment-là, Richard travaillait pour la maison Holabird et Roche. Il se hâta de prendre le train qui l’amena de Chicago à New-York. Les audiences avaient lieu le jeudi et le lundi matin et, comme mon bateau était arrivé un jeudi soir, il me fallut attendre jusqu’au début de la semaine suivante, confinée dans une seule pièce avec 25 autres personnes, dormant dans des couchettes superposées et regardant d’un balcon, tout au long du jour, les arrivées et les séparations arbitraires des familles.

Finalement, le lundi arriva. Je fus emmenée dans la salle d’audience et aperçus mon cher époux. Après tant de mois de séparation, je fis mine de me précipiter vers lui. Mais un robuste policeman m’attrappa par le bras en me disant d’une voix sévère: « Plus tard, plus tard! » Par bonheur, mon mari put prouver qu’il était en mesure de m’entretenir et que je ne serais pas un fardeau pour le trésor américain. Il paraît qu’il entendit un juge chuchoter à un autre: «Je crois que nous devrions la laisser rentrer; elle fera une bonne citoyenne. » Ainsi commença mon existence aux Etats-Unis. Je n’avais jamais appris l’anglais à l'école. Je pouvais peut-être en baragouiner quelques mots, mais impossible de comprendre ce qu’on me disait en cette langue. Richard avait loué une chambre chez un jeune couple a Highland Park. Il me quittait à 7 heures du matin et me revenait aux environs de 18 heures.

Je préparais le petit déjeuner dans notre chambre et nous prenions nos autres repas au restaurant, lui à Chicago, moi à Highland Park. Nous vivions dans une mansarde et il y faisait intolérablement chaud. J’achetai quelques coupons de crêpe japonais et aménageai une petite pièce pour nous au sous-sol où il faisait notablement plus frais. Il y avait tout juste assez de place pour une table légère et deux chaises.

C’est là que nous prenions un souper des plus frugal, et, naturellement, après avoir été seule tout le jour, j’aurais bien voulu que mon mari passât la soirée avec moi. Hélas, ce n’était pas souvent le cas. Il avait commencé à faire des dessins et à écrire son premier livre : « Comment on bâtit en Amérique » où, sans la moindre preuve et en 1927 déjà, il prédisait que les Etats-Unis seraient bientôt à la tête de l’architecture moderne pour le style et le nombre d’immeubles qui s’y construiraient. J’avouerai qu’il me fallut maintes promenades solitaires dans le quartier pour arriver à comprendre qu’il lui était impossible de me consacrer toutes ses soirées. Avec amour et enthousiasme, il me fit partager ses pensées et ses idéaux, si bien qu’ils devinrent aussi mes idéaux à moi et que je me mis à taper son manuscrit tandis qu’il travaillait à ses dessins.

J’ai oublié de mentionner qu’il me fit une fois présent d’une machine à écrire, lors d’une fête de Noël avant notre mariage. Pour ma part, je lui offris, pour cadeau de mariage, toutes les feuilles d’exercices que j’avais remplies, preuve péremptoire que j’étais à présent une dactylo émérite. Je revois encore son visage étonné lorsqu’il ouvrit le paquet coquettement emballé et qu’il essaya d’en déchiffrer le contenu!

Afin d’apprendre l’anglais, j’offris à notre propriétaire de l’aider à entretenir son ménage et à prendre soin de son enfant. Je fus scandalisée de voir qu’elle contraignait son mari à faire la vaisselle et la lessive lorsqu’il revenait de son travail. Mes parents prétendent que j’ai gâté mon mari parce que je ne lui demande pas de faire mes commissions, de réparer un pneu, de poser une prise de courant, de laver la vaisselle, de tondre la pelouse, etc., etc...

S’il restait assis dans son fauteuil à lire le journal j’avouerais certes que je l’ai gâté, mais si je l’affranchis de toutes ces corvées, le mettant ainsi à même d’exprimer la multitude de ses idées 24 heures sur 24, j’estime que je jouis en cela d’un privilège et que j’y prends plaisir.

Après 5 mois d’attente, nous avons pu faire venir notre fils aux Etats-Unis. Ce fut ma chère mère qui nous l’a amené et, bientôt, un second garçon nous naissait. Depuis, nous avons émigré à Los Angeles. C’est dans cette ville que j’ai tapé non seulement le manuscrit du premier livre qu’écrivit mon mari, mais encore son second ouvrage: «L’Amérique et l’Architecture nouvelle dans le monde. » Pendant nombre d’années, j’ai été sa seule secrétaire; j’ai tapé les contrats concernant les quelques travaux qui lui furent confiés, je me suis occupée de nos deux garçons et ai toujours trouvé assez de temps pour pratiquer le chant et le violoncelle. Mon mari a pu s’enthousiasmer de plus en plus pour son beau métier d’architecte et discuter affaires avec ses clients. Bien que nous soyons partis sans capital, sans relations, avec des conceptions architecturales qui n’avaient guère de précédents dans ce temps-là, mon mari s’est fait petit à petit une grande réputation et a augmenté sa clientèle en donnant satisfaction à un plus grand nombre de gens. Je n’ai pas l’intention d’écrire ici l’histoire de sa vie d’architecte ni non plus celle de notre famille, mais on m’a demandé comment une femme d’architecte pouvait aider son mari et voilà ce que je pense: toute femme réellement éprise aime à seconder l’homme de son choix spécialement s’il aspire à construire un monde meilleur et non point seulement à devenir influent et riche. Il doit y avoir, chez le jeune homme, assez d’idéalisme et d’enthousiasme pour que la jeune femme estime qu’il vaille la peine de renoncer à toute sorte de plaisirs et pour qu’elle comprenne qu’il puisse arriver en retard à la maison, refuser de se rendre à un bal, à un dîner, une réception ou un pique-nique. Le mari devra prendre sur soi d’expliquer à sa femme tout ce qui le tracasse et elle sera à la fois fière et heureuse de l’aider à atteindre ses buts.

Dione Neutra

Traduction Ch. A. Reichen