Hommage à Frank Lloyd Wright, 1869-1959
Deux ans seulement après qu’un autre grand pionnier de l’architecture moderne, Henry van de Velde, eut cessé de vivre à l’âge de quatre-vingt-dix ans et fait ici l’objet de notre pieux témoignage, notre vénéré maître américain Frank Lloyd Wright, qui lui aussi atteignit presque le même âge, nous a quittés à son tour le 9 avril 1959. Il resta jusqu’à son dernier souffle occupé de vastes projets, et chacun de ses nouveaux ouvrages tenait le monde entier en haleine. Tout comme celui de van de Velde, son génie était universel. Non content d’être également, dans le cadre de ses créations architecturales, sculpteur et peintre, il fut aussi poète, et de nombreux volumes témoignent de sa fécondité littéraire. A l’opposé de Ruskin et de Morris, Wright, tout à fait dans le même sens que van de Velde, ne niait point, au point de vue de l’art, la civilisation technique, mais au contraire la revendiquait, — prise de position qui, à la fin du siècle dernier, passait pour littéralement révolutionnaire. La phrase prophétique prononcée dès cette époque au cours d’une réunion: «La technique ne doit pas faire de nous ses esclaves, mais c’est nous qui, au contraire, devons en faire notre servante » — devint depuis lors un mot d’ordre bien des fois évoqué. De même, Wright et van de Velde dénonçaient identiquement, en ce même moment historique, l’éclectisme stérile de l’Ecole des Beaux-Arts. Ainsi voyons-nous une fois de plus se vérifier cette convergence, ce synchronisme involontaire qui, en tel ou tel moment de l’histoire des idées et de l’art, fait que certains hommes de génie aident leurs contemporains, et plus encore leurs cadets, à sortir d’une impasse et leur montrent les voies de l’avenir.
Au début de ce siècle, Wright comprit comme aucun autre l’urgence de conformer l’habitation humaine aux exigences d’une vie toute nouvelle et donc d’inventer à cet effet de non moins nouvelles formes.
Ce qui ne cesse de nous surprendre dans le langage formel créé par lui, ce n’en est point seulement la vigueur, mais encore et surtout la perfection de toutes les formes qui le composent, et que son créateur ait su de prime abord éliminer les fautes que ne devaient commettre que trop souvent, par la suite, nombre des adeptes de la nouvelle architecture.
Le besoin de retrouver le contact avec la nature, qu’éprouvent tant d’Américains du fait de l’existence exagérément resserrée des villes géantes, — ce besoin, Wright, dès ses premières œuvres, en tint compte avec une étonnante pénétration intuitive. 11 sut créer une relation d’une intensité jusqu’alors inconnue entre la maison et le paysage naturel, intégrer, si l’on peut dire, l’espace externe à l’espace intérieur, sans jamais cependant nuire à l’intimité de eelui-ci. On ne saurait ici, considérant la multiplicité des édifices qui lui sont dus, s’étendre sur tous leurs éléments typiques, appelés à constituer la base du vocabulaire formel de toute une génération.
L’influence de Wright en Europe fut fondamentale et multiple. On montrerait facilement à Quel point son rayonnement s’exerça, avant et apres la première guerre mondiale, tant en Europe qu’ailleurs, sur des groupes éminents d architectes, et cela tout aussi bien dans le sens d’une puritaine rigueur que dans celui d'une conception éminemment dynamique.
Quelle meilleure preuve pourrait-on trouver de la richesse profonde de sa pensée?
L’école d’une quarantaine d’adeptes qu’il dirigeait avec l’assistance de son équipe de collaborateurs éprouvés, a heureusement évité le péril du travail graphique en épures. Les « fellows » prennent une part active à toutes les activités qu’implique la vie au sein d'une communauté. Et en outre, ils ne cessent de travailler par leurs propres moyens aux deux domaines du maître dans le Wisconsin et l’Arizona, de sorte que l’idéal et la pratique sont toujours harmonieusement conjugués.
En tant qu’architecte et maître d’œuvre, Wright s’est entendu, avec l’instinct le plus sûr, à tirer parti des propriétés statiques et structurelles des matériaux pour leur attribuer de nouveaux emplois et en obtenir des constructions nouvelles. Chez lui, le principe constructif participe à la détermination de la forme architecturale, mais sans jamais compromettre l’atmosphère tout humaine à chaque fois sciemment recherchée.
Un tel don intégral — qui devrait cependant aller de soi dans le métier d’architecte — est infiniment rare.
Le reproche, que lui adressèrent souvent ses confrères, d’être un romantique, le laissa fort insensible. Que serait une vie sans poésie? Or, ses édifices suscitent toujours, tant chez ceux qui les habitent que chez ceux qui les contemplent, des réactions affectives étrangement puissantes.
Nombre de ses dernières réalisations peuvent paraître trop décoratives aux générations nounelles. Mais ce qui reste essentiel, ce sont les valeurs fondamentales propres à l’ensemble de l’œuvre créatrice de Wright.
Wright a, toute sa vie, combattu la déchéance de l’individu, sa réduction à un insignifiant matricule. Et par la parole, par ses écrits, par ses œuvres, il ne s’est pas moins dressé, d’autre part, contre une excessive mécanisation de l’Architecture. Ses édifices sont comme autant de vibrantes protestations symboliques contre le manque d’imagination, le schématisme, le primat de la médiocrité et du conformisme.
Or, de tels dangers ne sont-ils pas, aujourd’hui plus que jamais, actuels?
En particulier, nous devrions considérer comme de notre plus urgent devoir de ne jamais ménager, devant la menace d’étouffement à quoi la vie de l’architecture n’est que trop en butte, notre actif soutien au travail, individuel ou collectif, de tous ceux qui, obéissant à une conviction dûment méditée, s’efforcent de créer sous le signe de l’avenir, car seuls ces travaux consciemment orientés dans le sens de l’évolution peuvent maintenir à un niveau relativement élevé l’ensemble des réalisations moyennes.
Les jeunes générations peuvent trouver en Wright une leçon d’une bénéfique clarté, tant pour la façon dont il sut maintenir, sans le moindre compromis, son idéal, contre une opposition farouche, que par la conséquence avec laquelle il réussit à le réaliser dans toute son ampleur, — deux traits de son caractère dont j’ai gardé la plus profonde et la plus indélébile impression, depuis qu’il y a trente-cinq ans il me fut donné de travailler dans son atelier.
Werner M. Moser