Le dialogue entre l'artiste et l’architecte

Une peinture ou une sculpture resteront à jamais un moment d'expression. Encore convient-il de les dissocier. Elles représentent un ensemble de moyens qui diffèrent. Elles font appel à telle fraction de nos sens dont la complexité se révèle à force de voir. Ce moment d'expression peut tenir dans la main ou s'emparer d'un espace pratiquement démesuré sans qu’il s’en trouve par là plus ou moins valable. C'est affaire de poétique. Un moment d'expression est un moment de liberté qui brusquement laisse paraître une pensée en mouvement, bien au-delà déjà de la désinvolture, toujours seule en face d’elle-même, poussée par un goût de l’abstraction : le dessin, la matière, la forme, le ton, les rapports de tons, les rapports de formes.

Malgré lui l’architecte est entouré d’intérêts financiers. Dès lors sa liberté est attaquée de toutes parts. Les préoccupations du constructeur deviennent vite étrangères à l’architecture. Phidias, déjà, était un homme politique. En outre l’architecte doit tenir compte de façons de construire pleines de routines, de fausse prudence. Hors d’elles aucun devis n'est possible, tout paraît aventure. L’équipement du gros œuvre suppose l’emploi d’objets fabriqués en série et dont l’esthétique est prisonnière de cadres économiques. Les problèmes du constructeur résolus, l’architecte est amené à considérer l'expression picturale ou plastique comme superflue et cela est juste car une architecture de talent se suffit à elle-même. Il y a divorce entre l’architecte et l'artiste. C’est un leurre que de chercher à les unir en vue d'une tâche commune. Leurs conceptions divergent. Leur collaboration aboutit le plus souvent à des ensembles décoratifs qui n'ajoutent rien à la force expressive d’un bâtiment. Quant à la peinture ou la sculpture, elles perdent à chaque expérience leurfonction émotive qui demeure leur seule fonction. Il suffit d’entrer dans l’intimité d’un collectionneur averti pour éprouver combien les murs qui l’entourent n’existent plus. Toute œuvre peinte ou sculptée engendre un climat d’esprit alors que l’architecture qui l'enferme peut paraître sordide. Les fresques de Fra Angelico dans les cellules de moines, à Florence, n’ont rien de fonctionnel, sinon d’inviter à la méditation. Tout tient dans la grandeur de l'Angelico. L’expérience plastique de la peinture et de la sculpture contemporaines se développe en dehors de l’architecture pratiquée de nos jours. La pensée qui s’incarne dans une œuvre demeure étrangère à toute fonction, à moins que la fonction de rêver soit considérée comme une fonction, ce que nous croyons ici: auquel cas, le dialogue entre l’architecte et l’artiste semblerait possible.

Un bâtiment, quelle que soit sa destination, apparaît comme un réseau complexe de circulations et de repos. Certains espaces qu'il détermine, soit à l’extérieur, soit à l'intérieur, constituent des moments plus ou moins intenses. L’architecte éprouve parfois le besoin de les accentuer afin de modifier un espace donné par la présence d'un signe chargé d'émoi.

Si l'on retirait la Victoire de Samothrace du grand escalier du Louvre il serait rendu à son état d’escalier de la Renaissance.

Il aurait alors un autre sens que celui qui est le sien actuellement, et que la présence de l’immense monolithe qui soutient la victoire rend sublime. On trouverait en parcourant l'Europe cent autres exemples analogues. Une sculpture de Giacometti dans un hangar d'aviation garderait son sens.

Le dialogue entre l'architecte et l’artiste ne peut naître artificiellement. Qu'une pensée de peintre ou de sculpteur demeure en marge du corps social peu importe pour lui. Ce n'est pas le cas de la pensée de l’architecte. L’architecte donne à l'œuvre sa destination selon une nécessité qui lui appartient. L'artiste n'a pas à se préoccuper de cette destination.

Léon Prébandier