Jean Baier ou l’équilibre classique | Henri Stierlin

Jean Baier est aussi droit que son œuvre est directe. Il est aussi entier que son style est absolu. Autodidacte, il a su remonter aux sources les plus logiques pour étayer son art. L’optimisme de sa nature, l'acuité de son regard, sa carrure massive, mais sans lourdeur, en font un lutteur né. Mais jamais il ne se jette dans la mêlée sans avoir fourbi ses armes ; car c'est un méticuleux, un technicien hautement organisé. S’il parle peinture, il le fait avec pondération. L’équilibre de son être est celui de son esthétique. Heureux vivant plus que bon vivant, il sait saluer les joies quotidiennes. C’est un ascète qui ne jeûne pas. Il embrasse l’existence sans réticence et se refuse à séparer l’esprit de la matière. Né en 1932, Jean Baier commence à peindre, seul, en 1947; et c’est avec sa vingtième année qu’il se lance résolument dans l’abstraction à laquelle son approche du réel l’avait préparé. Dès 1955, il possède sa technique propre. Les expositions se succèdent dès lors, ainsi que les bourses fédérales qu’il obtient en 1958 et 1960. De Genève, où il est né, ses toiles partent bientôt pour la Suisse alémanique, à Winterthour, à Zurich (galerie Palette), au Kunstmuseum de Saint-Gall, à Berne (galerie Auriga et galerie 33), ainsi qu'à l’étranger : à Berlin, avec l'exposition de Peinture abstraite en Suisse, au Kunstmuseum de Wiesbaden, à Munich, à Francfort-sur-le-Main (galerie das Fenster) et à Sâo-Paulo du Brésil, pour la Ve biennale. Dernière exposition en date, il est invité au « Prix Château de la Sarraz ».

En un temps où l’excentricité, les barbouillages, les explosions avortées sur une toile sale et les révoltes sans fondement ont dénaturé le mot peinture, ont avili les modes d’expression plastique, ont fait sombrer l’art dans l’absurde à force de vouloir briser les cadres, de refuser les disciplines de recherche, de prôner l'automatisme gratuit et le « défoulement » collectif, l'œuvre de Baier rassure, tonifie et purifie.

Exempte de toute compromission, de toute angoisse, elle respire la santé d'une vision solide et profondément exigeante. Ses racines plongent dans l'esthétique des civilisations de l'éternité; car l'œuvre de Baier présente ce paradoxe d'être résolument moderne sans avoir — pour autant — besoin de rompre avec les traditions et les enseignements les plus valables du passé.

Ce refus du hasard sous toutes ses formes, cette négation du tachisme et de l'informel marque aussi le rejet de tout ce qui n'est pas humain.

Avec l’extra-humain, ce sont les monstres que récuse cet art. Par là même, Baier retrouve la source la plus authentique du classicisme.

Et si l'équilibre serein de ses peintures naît d'une organisation hautement architectonique, elle est construite à la mesure d’un temps qui — au lieu de se dissoudre dans la relativité ou la fission atomique — a su renouer avec les grandes lois élémentaires au sein desquelles notre univers retrouve son unité. En fait, il n'est pas surprenant que tous les grands arts de l'antiquité soient issus d'une pensée monolithique et fortement structurée...

Alors que l'on galvaude aujourd'hui ce terme de «structuration », il est incontestable que la peinture de Baier appelle cet adjectif: elle est rigoureusement charpentée, calculée — non à la règle et au compas exclusivement — mais à la coudée franche d’une sensibilité qui sait se libérer des chiffres lorsque leurs’directives tournent à la tyrannie: Phidias et Iktinos en inclinant légèrement les colonnes d'angles du Parthénon n'ont-t-il pas fait vibrer cette note «tonique» qui met en branle tout l'être du spectateur face à la beauté issue du passage insensible du quantitatif au qualitatif?

Alors que l’on s'esbaudit aujourd'hui devant la « matière » d'un Mathieu, d’un Tobey, d'un Pollok ou d'un Wols — ladite matière ne relevant que d'un amalgame d'éclaboussures et de dégoulinades — celle de Baier rutile au contraire à la lumière comme un miroir. Elle exalte le glacis des teintes pures qui ennoblissent le matériau.

Cette volonté de bienfacture, de perfection technique s'explique sans peine par la première activité du peintre; car cet ancien mécanicien sur prototypes est de ceux dont la main intelligente donne aux choses leur signification humaine. Et ce monde qui a l'éclat minéral des plus somptueuses réalisations de la technique moderne — sans   jamais en revêtir la froideur — nous conduit, par l'entremise de ses surfaces polies, à un nouveau paradoxe: l'amour du travail bien fait, la passion de Baier pour une finition irréprochable — telle qu’aucun peintre de la génération précédente n'avait même pu l'imaginer — devrait l'apparenter, semble-t-il, aux artisans médiévaux; et pourtant, c'est précisément ce souci qui le pousse à refuser les outils et les méthodes de l'artisanat, puisque c’est au pistolet, sur panneaux d'acier ou d'aluminium, que travaille l'artiste; et sa «palette» s’en tient au chromatisme fondamental qui possède à la fois une richesse et une sobriété surprenantes.

Ses compositions se mesurent avec les produits les plus parfaits de notre âge industriel. « Je voudrais faire les Rolls de la peinture ! » s'exclame-t-il parfois, en manière de boutade. Mais ce lyrisme des temps modernes que fait chanter sa peinture nous prouve bien que l'apparente désinvolture d'une telle phrase va fort loin: c'est l'acceptation, l'adhésion profonde à une civilisation qu'il exprime par là, et dont il se fait le témoin. Baier est au diapason du siècle de la technique.

Et cet « art concret » nous offre une transfiguration de notre monde, 

au travers de cette plastique expressive qui lui confère ses lettres de noblesse.

Si au vu de ses «toiles» — le mot prend ici une signification bien désuète ! — certains critiques ont crié à l'influence de Mondrian, c'est qu'ils n'avaient pas pris la peine d'y jeter mieux qu'un coup d'œil distrait. Car, au petit jeu des similitudes, quelles sottises n'a-t-on pas fait dire à des œuvres qui n'en pouvaient mais ! En fait, la leçon de Mondrian, Baier la revendique, en même temps qu’il revendique celle d'un Gris, d'un Uccello ou d'un bas relief égyptien. Sa culture historique lui permet de tracer la trajectoire de son esthétique personnelle, mais elle ne signifie pas épigone

Le géométrisme abstrait de van Doesburg, Vantongerloo, Mondrian ou Sophie Taeuber-Arp est une chose. Les recherches formelles de Baier en sont une autre. Ce n'est pas parce que certains peintres s’expriment au moyen de carrés ou de rectangles qu’ils sont disciples les uns des autres. On ne dit pas que les paysages, depuis les fresquistes romains jusqu'à Rembrandt ou depuis Vinci jusqu’à Cézanne, sont, chez les derniers, imités des premiers ! Or le monde expressif des formes géométriques simples est assez vaste pour qu'il n'ait pas été exploré jusqu’à ses limites par quelques chefs de file. Les pionniers ont ouvert la voie, soit. Mais les défricheurs ont bien des horizons à découvrir sur ce continent. Au reste les Christophe Colomb de l'abstraction géométrique sont-ils nés à la fin du siècle passé, ou dans l'Irlande du VIIe siècle, ou dans l'Egypte copte, ou dans la Grèce archaïque ou encore dans la Chine néolithique? L’art du tapis comme la miniature ont exploité un monde abstrait, et pourtant on peut se demander ce que ce monde a de commun avec le nôtre...

Entre Mondrian et Baier, techniques, réalisation, formes et surtout mode d’intégration des éléments dont le graphisme provoquera la tension dans l'équilibre, la variable dans le schéma, la sensible dans la gamme, tout cela est très profondément différent. L'exploration de l'univers formel est particulièrement instructif à ce propos. Il nous apprend que les problèmes résolus par Mondrian et ceux abordés par Baier n'ont en commun que leur géométrisme. Les valeurs des masses, les équilibres procèdent d’assemblages et de combinaisons fondamentalement dissemblables.

Bref, l'œuvre de Baier, comparée aux styles de l’abstraction et de l'univers informel contemporain, marche résolument à contre-courant pour reprendre les recherches du Bauhaus et des grands constructivistes là où elles ont été abandonnées, afin de donner à ce temps son véritable langage plastique.

Henri Stierlin