Traditions et matériaux anciens. dans l’architecture | Giulio Carlo Argan

vice-président de l'Association Internationale des Critiques d ’Art, professeur ordinaire d'histoire de l'art moderne à l' Université de Rome, professeur d’histoire de l'art à l’Université de Palerme

C’ est une grave erreur que de supposer que l’art moderne (et, partant, l’architecture moderne) va entière ment remettre en question les problèmes relatifs tant à la forme qu’à la technique. L’art moderne n ’est qu’une phase — la phase actuelle ou contemporaine — de la chaîne des faits artistiques, qui s’étend de la préhistoire la plus lointaine jusqu’à nos jours. Si nous admettions que les faits contemporains interrompent cette série, nous devrions admettre également que l’art moderne ne fait plus partie de l’art. Dès lors on ne peut pas parler d’un art exclusivement moderne, de même qu ’il n’existe pas d ’art traditionnel ou du passé qui soit tout à fait différent des phénomènes contemporains ; au contraire, l’expérience démontre que l’œuvre d’un artiste est d’autant plus originale (on n’a qu’à penser à Picasso) qu’elle témoigne d’une connaissance plus vaste, dans l’espace et dans le temps, des arts du
passé. Mais il faut ajouter, bien que ce soit évident, que l’œuvre d ’art n'existe, c’est-à-dire ne s’inscrit dans la série historique des phénomènes artistiques, que lorsqu’elle est caractérisée par quelque chose de nouveau, par une «invention»: le développement de la série est assuré par le fait même que chaque unité implique une innovation et une invention, et que chaque répétition l’interrompt. Le caractère de l’invention a été clairement défini par Bergson, le Roy et Merleau-Ponty: l’invention n’est autre qu’une sorte d’excitation, tant qu’elle demeure au seuil du présent; il s’agit alors de décider quelle orientation ou quelle direction il faudra choisir pour donner une signification et une valeur à l’expérience
passée (qui est alors le contenu de la conscience, ou la conscience elle-même), c’est-à-dire au temps « vécu ». C’est ainsi que l’on dépasse le passé, qui se fait présent. L’invention n ’est donc qu ’une interprétation ou réinterprétation de l’expérience ou du passé; elle peut être considérée comme une critique de celui-ci. L’art moderne se reconnaît comme tel grâce à l’interprétation qu’il donne du passé. On peut dire de l’invention ce que Paul Valéry disait de la philosophie moderne (Variété I): ce n’est pas par son objet qu’elle est reconnaissable, mais par son conditionnement matériel. Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les nouvelles catégories formelles qu ’elle sera capable de présenter, mais la série d’opérations dont
elle procède. Limitant notre observation à l’architecture nous cons tatons que la distance par rapport au passé y est plus accentuée que dans la peinture et la sculpture: plus
accentuée, précisément, dans le sens du conditionnement matériel. Ceci provient, évidemment, du fait que le mode de production dans le domaine de l’architecture est amplement dépendant des processus d'organisation et des techniques industrielles. C’est grâce à ces processus et ces techniques nouvelles que l’architecte moderne crée ses réalisations les plus significatives, de sorte qu ’il est absurde de penser à une résurrection possible des procédés artisanaux et des valeurs esthétiques qui en sont issues, ainsi que l’ont proposé Ruskin et Morris au siècle dernier. Si nous analysons l’évolution de l’architecture durant les premières décennies de ce siècle, nous constaterons que les artistes les plus originaux et le mouvement artistique le plus vivant ont élaboré leurs formes nou velles à travers une critique du passé. Wright utilisa toujours des matériaux et des procédés techniques dont
l’origine historique est facilement discernable; les Hollandais, à commencer par Dudok, ont scrupuleuse ment cherché à doter leur architecture d’une ambiance
historiquement caractérisée; au Bauhaus, l’étude critique des procédés artisanaux accompagnait celle de la préparation de projets. On peut donc évaluer la nouveauté de cette architecture à la lumière de l’attitude critique que les artistes adoptèrent à l’égard des procédés techniques, de la typologie, des formes du passé. On peut ajouter que si cette architecture n’est pas pétrifiée dans les formules d ’un programme rationaliste et si elle a donné naissance à des formes susceptibles d’être jugées selon les mêmes critères que ceux que nous appliquons aux édifices ou aux objets de n ’importe quelle période révolue, cela est dû à la leçon qu ’ils ont su tirer des œuvres des temps passés.
Le problème devient plus complexe lorsqu’il s’agit des procédés actuels. La méthode dont on se servait autrefois pour élaborer des projets a évolué au point de revêtir un caractère de précision rigoureusement scientifique : l’organisation des travaux, l’emploi à grande échelle d’éléments préfabriqués et ce que l’on pourrait nommer la réduction de tout le processus
constructeur à un simple travail de montage semblent exclure tout recours aux matériaux et aux techniques du passé. Signalons un fait plus grave encore: il ne semble pas que l’on puisse opposer aux valeurs esthétiques du passé un autre ensemble de concepts différents, mais aussi significatifs. Cette affirmation ne doit pas nous faire retomber dans le vieux préjugé selon lequel les matériaux et les techniques modernes ne sauraient donner naissance à des valeurs esthétiques. Nous voulons plutôt affirmer que, dans le schéma d’exécution d’une construction moderne, les problèmes techniques sont résolus sur la planche à dessin, et c ’est pourquoi on doit les inclure dans la méthodologie appliquée au projet: l’exécution, même complexe, n ’est en réalité qu ’un montage. Les constructeurs modernes vouant tout leur intérêt à cet aspect de la question, on comprendra que dans l’étude de l’art du passé ils
accordent la première place à l’aspect méthodologique. Nous avons une preuve de cette orientation dans les nombreuses recherches faites, de Le Corbusier à Wachsmann, sur le « module » et la composition modulaire, compris phénoménologiquement, c’est-à-dire comme objet réel, comme élément donné, comme valeur qualitative sur laquelle peut se développer, non plus une répétition quantitative (comme le rationalisme le proposait) mais une succession à la fois quantitative et qualitative.
Ce n’est pas aux critiques de montrer la voie aux artistes, si ce n ’est dans la mesure où ils ont discerné à travers les interférences et la contradiction inévitables
les tendances fondamentales de l’art. Je crois cependant que la seule solution pour intégrer l’art moderne à un développement historique continu doit exclure les ten
tatives de faire revivre certaines techniques ou, ce qui est pire encore, certains styles: il faudra au contraire élaborer une étude critique approfondie des techniques
anciennes, considérées comme autant de « méthodologies » de l’invention des formes.