Fonctionnelle, esthétique, indispensable, l’autoroute est-elle l’œuvre maîtresse du XXe siècle

Pour comprendre le rôle des autoroutes dans notre civilisation, il faut s’arrêter un instant au véhicule pour lequel elles sont créées, l’automobile. Et déjà là, le problème se complique. Automobile veut dire « qui se meut soi-même », et le dictionnaire Larousse d’ajouter: se dit d’une voiture qui se meut à l’aide d’un moteur à vapeur, à l’électricité, au pétrole, à air comprimé, au gaz, etc. Donc, une locomotive qui court sur ses rails est au sens propre une automobile et ce n’est pas à tort que l’on range dans la même catégorie de véhicules une petite motocyclette et un énorme poids lourd. Partout où il y a traction mécanique autonome, nous avons une automobile. Ce qu’il y a de plus étonnant, et de plus amusant tout à la fois, c’est que c’est l’automobile proprement dite la plus déshéritée en matière d’appellation. En effet, la motrice qui souffle dans les gares a un nom particulier, de même que le camion ou le vélo à moteur. La voiture de tourisme ordinaire qui sillonne  les routes des cinq continents à plus de 140 millions d’exemplaires et qui constitue en quelque sorte la plaque-tournante de la locomotion moderne, elle, n’a pas de nom. Automobile ! Si l’on y réfléchit, c’est valable aussi pour un avion ou pour un navire.

Cette situation paradoxale est la conséquence normale d’une évolution trop rapide, trop méprisée. Des esprits curieux, inventifs plus que prévoyants, ont réalisé au moyen d’un étrange croisement la locomotion automobile sur route. Le public a haussé les épaules quand il n’a pas crié au scandale. Les gouvernements, trop libéraux, ont brillé par l’impéritie. Gouvernants et gouvernés avaient une excuse : personne n’y croyait. Que l’on nous pardonne cette longue introduction mais elle s'impose en 1961, année qui marque le 75° anniversaire de l'automobile telle que nous la concevons aujourd'hui. Ce qu’il y eut de génial dans l'œuvre d'un Karl Benz et d'un Gottlieb Daimler ce n’est pas tellement d'avoir misau point un véritable moteur à explosions mais plutôt d'avoir immédiatement cherché à doter le véhicule qui bénéficierait de ce nouveau moteur d'une forme particulière, de conception inédite et à peu près rationnelle.

Car ce qui était déjà des automobiles au sens étymologique n'était en réalité que des croisements hybrides. Sans vouloir minimiser les mérites des frères Bollée qui donnèrent au Mans une réputation que la fameuse course des 24 heures n'est venue que confirmer, il faut bien admettre qu'ils se sont bornés à marier l’antique voiture à chevaux avec la nouvelle locomotive à vapeur (n'oublions pas que nous étions alors au début de l'ère des chemins de fer). Le Français Cugnot, un siècle plus tôt, avait fait preuve de plus d’imagination puisqu’il avait conçu une sorte de châssis spécial muni de roues. Pour Léon Bollée, la question se résumait à associer la calèche du grand-père avec la chaudière du petit train départemental ! L'idée et l’expérience étaient ingénieuses mais la science nous prouve que les hybrides sont rarement féconds. Il ne pouvait rien résulter de durable, de valable de cette entreprise et les techniciens les plus perspicaces se dirigèrent avec raison vers un match entre la traction à pétrole et la traction électrique.

Il est sans doute encore des octogénaires qui se souviennent des duels passionnants que se livrèrent Jenatzi, champion du bolide électrique, et de Chasseloup-Laubat, défenseur du moteur à explosions. Cette émulation engendra des records et avant 1900 le cap était franchi des 100 km. à l'heure ! 100 à l'heure, sur quel véhicule ! Certes, mais surtout dans quelles conditions ! Les chemins de fer avaient reçu leurs voies, leurs tunnels, leurs gares. La navigation maritime à moteur avait nécessité l’aménagement d'installations portuaires très complètes. Plus tard, l'aviation commerciale exigea de longues pistes bétonnées et toute une infrastructure (pour sacrifier au mot à la mode) aussi coûteuse que compliquée. L'automobile, elle, qui avait à peine un nom, dut se contenter des chemins tracés jadis pour son ancêtre le carrosse.

La France partait avec un avantage évident: Louis XI et beaucoup plus tard Napoléon avaient vu grand, avaient vu juste. Mais bientôt toutes les régions du globe se trouvèrent sur pied d'égalité devant une situation désastreuse: les routes étaient insuffisantes pour absorber le trafic. Peu avant la guerre de 1914, un médecin suisse établi en France supprima un des ennemis les plus redoutables de l'automobile, la poussière, en goudronnant les chaussées. Il y gagna une popularité mondiale et le surnom de Docteur Goudron. Mais sur le plan du génie civil le problème demeurait entier, li fallait aux voitures automobiles comme aux Chemins de fer des routes à double voie, dépourvues de croisements, avec des rampes et des courbes judicieusement étudiées.

En résumé, il fallait des routes spéciales et nouvelles, les autoroutes, que dans plusieurs pays la troisième génération d'automobilistes attend toujours.

L’Italie puis l'Allemagne, en Europe, les Etats-Unis, en Amérique, donnèrent le ton mais n'eurent guère d'imitateurs. Les Etats-Unis, pays jeune et dynamique où l’industrie automobile progressa à un rythme vertigineux, comprirent l'urgence de la situation. Tandis que l’Allemagne oeuvrait pour répondre à des exigences stratégiques, l’Italie, qui l’avait devancée, allait donner un magnifique exemple de réalisations en faveur du nouveau mode de locomotion et du tourisme. Cet exemple, elle le poursuivit aussitôt la deuxième guerre mondiale terminée et aujourd'hui elle peut s'enorgueillir à juste titre d'un réseau d'autoroutes encore insuffisant certes mais cependant d'une qualité et d'un débit extraordinaires. Procédons à un rapide bilan: l'autoroute du Soleil, qui reliera  Naples à Milan et s'étendra sur 750 km., est déjà ouverte à la circulation entre Milan et Florence via Bologne et entre Capoue et Naples. Les secteurs Capoue-Rome et Rome-Magllano-Sabino sont fort avancés. La transversale Aoste-Turin-Milan-Trieste sera une des plus fréquentées de la Péninsule; Aoste-lvréa est en construction, Ivréa Turint erminé,Turin-Milan-Bergame-Brescia en cours de dédoublement de même que le secteur Padoue-Venise, Brescia-Vérone est ouvert à la circulation et Vérone-Padoue en travaux. Quant à la jonction Venise-Trieste elle constitue un ouvrage déjà financé.

Entre Milan et Serravalle, l'autoroute Milan Gênes n’a rien à envier à celle du Soleil. Le secteur Gênes-Savone-Ceva est un modèle du genre, qui soutient la comparaison avec la traversée des Apennins entre Bologne et Florence. Ajoutons que le tronçon Florence Migliarino (Viareggio et Pise) sera très prochainement rendu à la circulation avec deux pistes séparées. Enfin notons que le plan approuvé par le gouvernement de Rome comprend des autoroutes entre Naples et Palerme, Bologne et Bari, Vérone et l'Autriche.

Bien entendu, c'est l’autoroute du Soleil, reliant la capitale lombarde aux grandes cités du sud, qui attire le plus d'indigènes et de touristes. Des moyennes très élevées y sont réalisées quotidiennement sans danger malgré une circulation intense.

Hélas ! la vitesse empêche bien souvent l’usager de constater de visu la grandeur et la beauté des travaux entrepris et menés à bien en un temps record. Le grand pont sur le Pô mérite un examen attentif mais ce sont les 90 km. séparant Bologne de Florence qui forcent l'admiration. De pont en tunnel et de tunnel en pont, l'automobiliste, passant sans cesse d’un petit rectiligne à une élégante courbe, franchit en moins d'une heure une chaîne de montagnes naguère redoutées. S'il profite d’une des nombreuses places de stationnement pour s'arrêter un instant et contempler le paysage, il conviendra avec satisfaction que non seulement les sites n'ont pas été défigurés mais que la nature s’est embellie, comme il en va d'ailleurs presque partout où l’on a aménagé des barrages et des lacs artificiels.

On est en droit de se demander quel sera l'apport de notre XX° siècle sur la surface de la planète. Notre civilisation n'a de tangible, comme manifestation durable, qu'un travail intellectuel contenu dans des écrits dont il n'est point besoin de démontrer la fragilité et que l'aménagement de la terre pour la soumettre, pour la discipliner et en tirer le maximum de profit. Voilà qui nous pousse à croire que ce que l'homme du XX0 siècle laissera comme témoignage de son intelligence, comme contribution au progrès ne sera pas une équation atomique ou une réflexion sociologique mais des voies de communication à la mesure de ses moyens et de ses besoins, c'est-à-dire des autoroutes qui serpentent à travers plaines et montagnes, des aérodromes, des tunnels, en un mot tout ce qui concourt à annihiler les distances et à régler l'écoulement du temps. Pourquoi, face aux générations futures, les autoroutes, chefsd’architecture, ne seraient-elles pas nos cathédrales ?

H.-F. Berchet