MES PENSÉES, MES SOUCIS, MES ESPOIRS | RICHARD-J. NEUTRA

Les sciences et leur dérivée, la technologie industrielle, par leurs progrès inouïs, caractérisent le dernier siècle de notre civilisation occidentale.

Chaque mois les architectes sont informés par les pages publicitaires des revues techniques et des magazines professionnels, auxquels ils sont abonnés, de ce que le progrès est en marche.

Notre monde est plein des frissons séduisants et des harassements de quelque innovation technique. On perd le souffle à vouloir se tenir au courant, un peu comme si l'on voulait obéir à chaque nouvelle mode.

Mais le travail de l'architecte et de l’urbaniste est d'un ordre très différent de celui du créateur de la mode féminine, obligé qu’il est d’innover pour chaque printemps ou chaque changement de saison.

Le travail de l'architecte est comme un placement à long terme ; qu'il s'agisse d'un vaste ensemble ou de l'étude d'une simple maison: là, les gens engagent toutes leurs économies, toutes leurs réserves, ils sollicitent tout leur crédit et souvent ils s'endettent pour la vie à rembourser dettes et intérêts. Si les valeurs architecturales ne sont pas éternelles, elles devraient être pour le moins de très longue durée. L'architecte encourt à jamais une responsabilité humaine envers toute la collectivité; celle-ci observe constamment et veille telle un tiers client silencieux, quel que soit le client individuel et confiant.

Imaginer des bâtiments dans un site, c'est avant tout compter savamment avec les éléments environnants de la nature où les changements s'opèrent très lentement au cours de milliers d’années. La nature humaine en nous, comme d'ailleurs la nature autour de nous, est remarquablement stable à travers les âges ; et c'est avec elle que l'architecte doit composer en premier lieu. L'homme n'est pas un spectateur qui, passif, assiste à la vie, mais il y est engagé, il en fait partie.

L'an dernier, environ cent mille articles ont été publiés dans les journaux les plus sérieux à travers le monde au sujet des seules sciences biologiques. Nous savons infiniment davantage sur les réactions vitales et sur les conditions organiques que sur la façon dont nous devons en tenir compte dans nos projets de bâtiments, de quartiers, de villes. Le mot de « Connais toi toi-même » est une très vieille recommandation.

Or, aujourd'hui, nous connaissons l'homme bien mieux que ne le connaissaient Aristote et même les savants du XIXe siècle. Nous devons entretenir et meubler notre intuition de toutes ces connaissances si nous voulons, en tant qu'architectes, être au service de l’homme conformément à l'esprit de notre temps.

Pour bien servir l’homme, nous devons respecter la nature; elle forme le cadre de notre vie quotidienne et de notre prospérité et il serait étourdi d'y placer un quelconque assemblage, hâtif et prétendument moderne. Il n’y a qu'une étude approfondie, tenant compte de nos tendances intimes, qui puisse faire que la nature ne soit pas abîmée ou bien qu'elle ne prenne pas sa revanche tôt ou tard.

Insérer une maison dans le paysage e la conformer au désir de l'habitant, c’est dépasser les exigences de la pure technique. La tâche de l'ingénieur consiste à connaître et à répartir les tensions et les pressions dans l'acier et dans le béton.

Mais découvrir les tensions et les pressions de notre système nerveux, de notre organisme si merveilleusement constitué, de notre âme, voilà à proprement parler le travail de l'architecte. C'est lui qui, en dessinant, arrange les effets multiples que devra contenir l'ensemble bâti. Il dépend de lui que la vie s'écoule harmonieusement ou non. Il contribue à exalter l'ambiance, mais il peut aussi, par ignorance, la gâcher.

C'est une vie digne et magnifique que celle de l'architecte: grâce à son talent et à toutes les connaissances acquises, il peut rendre plus noble la vie actuelle et future.

Mais comment procéder? Voilà une question qu'on m’a souvent posée durant ma carrière de conseiller dans les problèmes relatifs à « l'établissement humain ». Qu'est ce que c'est que ce « réalisme biologique » dont on parle et qu'on pense introduire dans les projets? Quel est l'avantage de «l'étude psychologique» dans les projets d’architecture ?

L'acceptation du projet par le client et par le public est la condition même de l'assainissement indispensable à notre fameux progrès technique. Mais ce progrès est lié à une fatigue accrue, par le fait d'une sollicitation continuelle de notre système nerveux. Les profondes perturbations que subit l'organisme font que, tous les ans, douze millions d'individus vont faire des stages dans les salles d'attente des asiles psychiatriques de notre pays «conscient et organisé ».

Reconnaître ce que le prétendu progrès apporte de réellement avantageux biologiquement, en dehors de toutes les servitudes, voilà exactement ce que nous devons prendre au sérieux dans la course de fond dans laquelle nous sommes engagés. Nous ne devons pas trop compter sur les avantages que le progrès est censé apporter, quelles que soient les perspectives de gloire ou de gain.

J'ai essayé d'examiner et de clarifier les propositions suivantes: Il y a une grave erreur à séparer l'utilité et la beauté; c'est aussi un non-sens intellectuel, car il n'y a pas d'exemple d’une pareille dissociation dans la nature, à laquelle, après tout, l'expérience humaine doit se référer comme à l'exemple suprême.

Où exactement un arbre cesse-t-il d'être beau et où commence-t-il d'être utile?

Il faut, lorsqu'on veut aller au fond des choses, se débarrasser des clichés; et un des premiers soins consiste à détrôner les notions prétentieuses et certes superficielles, telles que la «forme», «die Gestalt», ou la conformité de l'expression; car on s'aperçoit que ce ne sont là souvent que des préjugés admis par des conventions surannées. En considérant les phénomènes naturels, on voit qu'il faut être prudent dans les conclusions péremptoires.

En Afrique, la nature enseigne aux lions de pousser leurs rugissements et aux oiseaux de lancer leurs chants. Ce sont des expressions auditives parfaitement conformes et originales.

Nous nous promenons le soir dans un pré et voyons les lucioles voler et scintiller, exemple de l'expression d'un mouvement visuel accompli. On sait que les femelles rencontrent les mâles et s'unissent à eux et qu'alors, soudain, leurs lumières s’éteignent. Cette eurythmie expressive, témoignant d'un élan vital essentiel, est le signe de ce que les lucioles perpétuent leur existence ici-bas.

J’ai toujours réagi contre l'interprétation erronée du mot «la forme découle de la fonction », bien que cette affirmation ait été salutaire dans les années de 1890-1900, lorsqu'il s'agissait de débarrasser l’art du bric-à-brac des styles historiques, décidément périmés. Certes la forme peut dominer, on le voit chez les papillons et les oiseaux. Quelle chose dérive l'une de l'autre? Souvent les formes les plus diverses nous captivent, lorsque par exemple nous nous émerveillons devant le spectacle d'un aquarium océanographique ou d’une volière tropicale — un peu comme saint François d’Assise qui comprenait le langage des poissons et des oiseaux. Non, les formes ne sont pas simplement la conséquence des fonctions; d’ailleurs, elles ont toujours été comprises dans ce qu'elles ont d'expressif, par chacun, même par les enfants, depuis dix mille ans. Je trouve qu’il est heureux que les formes soient plus éloquentes et plus expressives que les grandes paroles et les grands nombres.

Pendant longtemps je n'ai eu ni relations ni protections dans les bons milieux ou dans les clubs. Mes idées ont dû s'imposer peu à peu à partir de zéro. J'ai eu à combattre les préjugés et les idées fausses de ceux qui lisent les revues de vulgarisation et cherchent à dépenser leurs fonds par mensualités. Ces gens font des investissements dans un progrès incertain et promptement dépassé. J'ai été extrêmement heureux lorsque des clients me disaient que mes projets de bâtiments étaient étonnamment durables, que ce soient des écoles, des maisons ou des édifices publics — je pense que c'était en raison de leur conception basée sur des données biologiques permanentes.

Au fond, les besoins humains sont très anciens, et beaucoup d'entre ceux-ci peuvent être constatés par les indications de la préhistoire; cela rend notre voie assurée et fournit une méthode à toute épreuve pour créer des ensembles. Car tout doit pouvoir être démontré à nos clients qui sont aussi incrédules que saint Thomas et ne croient à une chose qu’après s’être assurés de sa réalité observable, démontrable, palpable. Les «faits» et les «formes » ne doivent pas être laissés comme des arguments à l'adversaire; mais il faut le désarmer par des constatations dérivées de la vie même, avec ce qu'elle a de subtil ou même d’élémentaire, afin de combattre la mentalité terre à terre.

Ma carrière d'architecte et de créateur d'ensembles depuis le projet de « Rush City Reformed », en 1925, destiné à améliorer les conditions de l’habitation, et depuis le «Health House», en 1927, n'aurait pas été ce qu'elle a été si tout l'hémisphère occidental était resté indifférent et même s'était dressé contre l'architecture moderne. Ce qui a contribué à faire avancer les idées, c'est le fait que bien des clients à larges vues ont commencé à réfléchir sur leurs propres besoins fondamentaux, d’autant plus qu'ils se sont sentis encouragés et soutenus par la sympathie et par les indications proprement cliniques de l'architecte, choses auxquelles ils ne s'aitendaient guère puisqu’ils ne lui supposaient que des connaissances techniques ou artistiques. C'est ainsi que, dans leur étonnement de trouver une pareille compréhension, ils lui accordèrent toujours plus leur confiance et finalement, après une seule expérience, proclamèrent devant d'autres personnes leur satisfaction et même leur enthousiasme.

L'œuvre de tout architecte dépend de cette adhésion, tant il est vrai qu'une idée, si elle fait son chemin d’une manière aussi effective, cesse d'être une simple théorie et peut être admise, dans la pratique, comme une réalité.

Richard J. Neutra

Adaptation française: H. R. Von der Muhll