Architecture du monde Maya | Les cités sacrées de la forêt vierge du Yucatan | Temples et pyramides du Nouvel Empire à Uxmal, Kabah et Chichen-ltza 

Le «Palais du Gouverneur» à Uxmal. Oeuvre de style puuc des X'-XI" siècles. La façade mesure plus de 100 mètres de long

Parmi les grands constructeurs de l'humanité, parmi les empires qui ont laissé un legs architectural d’une importance capitale, on oublie trop facilement le rôle essentiel des Mayas. Et pourtant la floraison de temples et de pyramides qui a vu le jour dans l’impénétrable forêt vierge du Mexique précolombien laisse le visiteur confondu.

Des centaines d'ensembles gisent dans tout le Yucatan, écroulés sous la poussée des racines et des lianes. Et déjà les archéologues ont rendu à leur splendeur première certains monuments de cités telles que Labna, Kabah, Uxmal ou Chichen-ltza.

Epoque

Il est une erreur largement répandue concernant les Mayas, qui veut que leur civilisation remonte à la nuit des temps. En fait, cette haute culture — qui pourtant n'avait guère dépassé le stade néolithique et dont les techniques étaient loin d’égaler celles des anciens Egyptiens, trois millénaires auparavant — est relativement récente: elle est contemporaine des grandes invasions, de l'expansion arabe et des premières croisades. De l'Ancien au Nouvel Empire, les dates ne s’étendent qu’entre 320 et 1160 de notre ère.

Mais le monde maya — au grand étonnement de tous ceux qui abordent cette étrange civilisation, souvent encore mystérieuse — n'a pas connu cette évolution régulière qui caractérise les foyers spirituels de l'Occident. On n'assiste pas, comme en Grèce, en Egypte ou à Rome, à une naissance suivie d'un âge classique, puis d'une efflorescence où se lit déjà la décadence. C’est au contraire par à-coups que procède cette culture.

L'abandon des temples

Ces heurts, cette manière discontinue de se développer, la civilisation maya nous en donne des exemples dont nous ne parvenons pas à percer le pourquoi. On voit en effet un haut niveau atteint aussi bien par l'art que par les sciences astronomiques et mathématiques, suivi subitement d'une période de néant. Puis le mouvement reprend ailleurs, sans que l'on arrive à saisir le sens de ces déplacements, de ces explosions suivies de silence.

Cet aspect est particulièrement sensible dans le phénomène d'abandon des cités sacrées, abandon qu'historiens et archéologues tentent d'expliquer par les hypothèses les plus diverses. A la fin de l'Ancien Empire, les tribus mayas quittent leurs temples, dont la jungle prend possession en quelques années. Et c’est en d'autres lieux que se poursuivra l'évolution de l’art maya.

Pour interpréter ces abandons successifs que l'on pourrait comparer à la «Wanderlust» de nos ancêtres Helvètes, on a parlé d'épidémies, de bouleversements climatiques, de séismes, d'épuisement du sol, etc.

La dernière théorie, pourtant, qui a des chances de correspondre à la réalité, parle moins de migration que de révolution. Elle suppose des soulèvements populaires contre l'oligarchie des prêtres qui réglaient le système religieux auquel était soumise toute l'existence des Mayas. L'apparition de nouvelles croyances ou de pratiques cultuelles moins formalistes et n'exigeant plus les gigantesques installations des anciens temples est peut-être à l'origine de tels mouvements sociaux. Quoi qu'il en soit, dès lors, les connaissances mathématiques et astronomiques de la caste des prêtres, confiées aux hiéroglyphes gravés dans la pierre, sont tombées dans l'oubli, d'où viennent de contribuer à les faire sortir les prodigieux travaux de savants soviétiques secondés par des calculatrices électroniques sibériennes...

Ni conquête ni destruction

En réalité, ce sort exceptionnel des villes mayas nous vaut d'avoir retrouvé presque intacts leurs admirables temples. Noyés dans la jungle, ils ne furent pas anéantis par quelque main conquérante ou par la rage d'un ennemi ivre de vengeance. Car les constructions gigantesques de l'empire maya n'ont en général pas subi d'autres outrages que l'abandon suivi de la lente mais implacable prise de possession des pyramides et des reposoirs par la végétation tropicale. Cette marée verte fit par endroits sauter les parements de calcaire, descella les voûtes et les ornementations, pourrit les linteaux de bois et bouleversa les escaliers sous l'irrésistible poussée des racines. Mais entre ces dégâts et les déprédations volontaires, la réutilisation des matériaux ou l'incendie, il y a une marge. Il suffit aujourd'hui, la plupart du temps, de remettre en place les éléments de ce formidable puzzle pour rendre aux chefsd'œuvre de l'art maya toute leur beauté. En fait, cet aspect de « neuf » surprend le voyageur arrivant sur les sites archéologiques du Yucatan. A Uxmal (cité du Nouvel Empire, aux IXe, Xe et XIe siècles), ce ne sont qu'éclatantes façades de calcaire blanc qui émergent de la forêt. Et les temples qui ont été relevés possèdent à la fois la perfection des plus belles réussites de l'Egypte ou de la Grèce, et une certaine « modernité » qui concorde admirablement avec le sens esthétique actuel.

Les pyramides

Mais en évoquant les temples mayas, il est un élément architectural qu'il faut d'emblée mentionner: les fameuses pyramides dont les escaliers abrupts se dressent sur l'horizon immuablement plat de ce Yucatan dont l’altitude n'excède que rarement huit mètres au-dessus de la mer. Ces pyramides, combien de conjectures fantaisistes n'ont-elles pas fait naître?En effet, quand les anciennes civilisations du Mexique furent redécouvertes par les explorateurs au milieu du siècle passé, ceux-ci n'eurent de cesse qu’ils aient expliqué la présence de pyramides sur cette terre par une influence égypto-babylonienne.La parenté de formes des constructions précolombiennes avec celles de la vallée du Nil et de la plaine limitée par le Tigre et l’Euphrate était tellement évidente qu'il fallait bien trouver une explication ! De là à parler de migrations massives d’Egyptiens ou de tribus perdues d'Israël, ou d'autres suppositions diffusionnistes, il n'y avait qu'un pas. Et les «savants» de l'époque ne tardèrent pas à le franchir. Ils recouraient même, au besoin, à la mythique Atlantide et aux continents effondrés de la légende. Mais si l'on se refuse à voir une influence de l'Egypte et de la Mésopotamie, que signifie la pyramide mexicaine? D'une part, il est courant d’entendre dire que, contrairement aux monuments pharaoniques, elle n'est pas un tombeau; or n'a-t-on pas découvert en 1952, à Palenque, la tombe d'un dignitaire maya dont le sarcophage reposait au cœur même d'une pyramide? D'autre part, à l'instar des ziggourats babyloniennes, la pyramide mésoaméricaine est une sorte de montagne artificielle supportant un temple, et au sommet de laquelle on accède par une rampe dont les degrés dressent un trait d’union entre le ciel et la terre. C'est le lieu de rencontre entre le dieu et les hommes, «l'échelle de Jacob », pour reprendre une image biblique.

Comme en Babylonie donc, au Mexique les prêtres montaient en procession jusqu’au sommet, où avaient lieu les sacrifices dont les bienfaits redescendaient vers les hommes, vers la cité sacrée. C'est ce qui nous vaut d’admirer ces volées d'escaliers s'élevant à trente et quarante mètres vers le ciel à la rencontre des dieux...

L'observatoire

Un autre aspect étonnant de cette architecture, c'est la rareté des lignes courbes.

Dans tout le Yucatan, un seul édifice est circulaire: le « Caracol » (escargot) de Chichen-ltza, dont on prétend qu'il s'agit d’un ancien observatoire astronomique.

Sur une gigantesque terrasse de 3600 mètres carrés, haute de six mètres, s’élève une plate-forme de plan circulaire sur laquelle est érigée cette surprenante tour ronde de treize mètres de haut. Deux murs concentriques forment deux chambres annulaires voûtées. Au centre, un escalier en spirale permet d'accéder à une chambre haute, cylindrique, munie de petites lucarnes orientées sur les points cardinaux. C'est pourquoi la tentation est forte de voir dans cet ensemble complexe de formes' circulaires, annulaires et cylindriques une
représentation cosmologique en même temps qu’un point élevé d’où l’on pouvait procéder à des visées astrales.

Techniques de construction

Lorsqu'on analyse les composantes architectoniques des temples mayas, on reste confondu face aux prodigieux efforts que représente leur édification réalisée par tout
un peuple. Ainsi pour supporter le fameux «Palais du Gouverneur» d’Uxmal, qui ne mesure pas moins de cent mètres de façade, les architectes ont bâti une immense
esplanade de cent cinquante mètres sur cent vingt, qui s'élève à plus de dix mètres au-dessus du niveau du sol naturel. Un simple calcul nous apprendra qu'un tel
volume, qui totalise près de deux cent mille mètres cubes, équivaut à cinq cent millentonnes de matériaux. Or si l'on sait que les civilisations précolombiennes n'ont connu ni la roue ni les animaux de trait, on doit convenir qu’un demi-million de tonnes transportées à dos d'homme, c'est une performance extraordinaire. Et il ne s'agit que du soubassement d’un seul temple faisant partie d'un ensemble qui en compte une trentaine...

En revanche, pour l’édification des bâtiments eux-mêmes, les Mayas ne disposaient que de techniques très simples, comparativement à leurs connaissances mathématiques et astronomiques.

Dans cette architecture, les espaces internes sont presque inexistants. La construction vaut avant tout par la qualité plastique de ses éléments tournés vers l'exté-' rieur: rampes d’escaliers, volumes horizontaux couronnés de frises à décoration géométrique, appareillage réalisé avec un sens de l'ornementation et des rythmes qui prouve une haute virtuosité dans l'abstraction. Mais les salles sont petites, mal éclairées, et ne possèdent que des portes, sans que l'usage de la fenêtre y apparaisse.

La fausse voûte

Quant au système de couverture, c'est précisément en lui que réside à la fois la limite et la faiblesse de l'architecture maya. Jamais les bâtisseurs précolombiens n'ont connu la voûte véritable. On ne trouve, dans tout le Mexique, qu'un seul système: la fausse voûte ou voûte en encorbellement, telle qu’elle existait déjà en Europe pour les tholoï mycéniennes du XIVe siècle avant J.-C. et telle qu'elle fut également utilisée chez les Khmers. Cette fausse voûte, formée par deux murs d'épaisseur croissante, se rapprochant l’un de l'autre vers le sommet de la construction, jusqu'à ce que la largeur d’une seule pierre suffise à couvrir l’espace les séparant, est toujours réalisée grâce à des assises horizontales. C'est ce qui la distingue de la voûte véritable, avec ses joints rayonnants formés par les voussoirs. La fausse voûte est donc fondée sur des principes de statique élémentaire et ne permet guère de réaliser des salles ayant de grandes proportions.

Le ciment et le blocage

En revanche, l'emploi généralisé du ciment facilitait la tâche des constructeurs ; car l’abondance de pierres à chaux sur le sol yucatèque a très tôt permis aux bâtisseurs mayas d'utiliser les ressources du mortier dans lequel étaient noyés des moellons informes. Ces masses étaient ensuite recouvertes d'un parement de calcaire soigneusement ajusté et traité comme élément décoratif. On peut s’étonner de voir l'architecture maya tributaire de techniques constructives relativement frustes, alors qu'elle disposait du ciment et faisait largement usage de cette méthode du blocage qui avait permis aux Romains de donner naissance à la prodigieuse éclosion de l'espace interne dont ils sont les véritables créateurs. Il faut en chercher la cause dans le stade primitif que ne parvint jamais à dépasser la civilisation maya: les métaux utilitaires tels que le bronze et le fer y étaient inconnus ; et le degré d'élévation de température des fours à chaux ne devait pas être suffisant pour obtenir un rendement parfait. Ainsi les mortiers à béton ne possédaient pas une dureté satisfaisante, et l'absence de sable aggravait encore la qualité médiocre du ciment. C'est vraisemblablement ce qui explique le manque d'audace technique que l'on constate dans cette architecture.

Utilisation de la colonne

Cette limitation se manifeste également dans l'utilisation des linteaux de bois surmontant les portes des temples. D'un mur à l'autre ou d'un pilastre à l’autre, le tronc à peine équarri remplaçait la dalle monolithique qu'eût exigée un système plus rationnel. En effet les Mayas, contrairement aux peuples de la région andine du Pérou, ont craint de recourir à d’énormes masses. Les seuls monolithes que l'on découvre au Yucatan sont associés à l’usage de la colonne. Et l'on est surpris de découvrir une structure aussi identique à celle que l'on trouve dans les constructions du monde occidental. Sur un fût cylindrique de calcaire, nettement galbé, à la manière du style dorique primitif, un chapiteau formé d'un simple tailloir carré supporte l'architrave. Celle-ci est divisée en éléments courts et longs. Ce type de colonne, que l'on trouve en particulier à Kabah, témoigne d'un art vigoureux, maisqui n'ignore pas les finesses.

Plan d'ensemble

En abordant ces cités saintes perdues dans la forêt vierge, on est toujours frappé par l'immensité des ensembles. Les temples s'éparpillent à perte de vue dans la jungle.

A Uxmal, par exemple, on ne compte pas moins de quinze groupes de constructions étalées sur une surface de soixante-dix hectares, et orientées nord-nord-est à sudsud-ouest, selon un plan à la fois souple et aéré. Si la civilisation maya répugne au colossal, elle se complaît donc néanmoins dans de vastes réalisations librement articulées.

Car on ne peut nier que de l'ensemble grandiose de terrasses et de façades conçues avec ampleur et largement répandues sous le soleil tropical, il se dégage un sentiment d'aisance et de splendeur auquel peu d'espaces relevant d'un urbanisme, ou tout au moins d'un plan d'ensemble aussi cohérent, peuvent être comparés.

La réussite des Mayas relève plus du sens esthétique, de la mesure et des limites très strictes dans lesquelles s'épanouit son

Escaliers de la pyramide «du Devin» à Uxmal, bordés par les figures du dieu Chac, divinité de la pluie, dont la stylisation s'apparente aux masques de «t'ao-t'ie» des bronzes de la Chine primitive ornementation que d'une science dont les prouesses techniques pallieraient des fautes de goût.

Un art subtil

Ces grands temples d’Uxmal, qui furent baptisés « Couvent des Nonnes », « Palais du Gouverneur » et « Maison des Tortues », présentent, avec leurs dominantes horizontales et la sobriété de leurs lignes, le paradoxe de réunir toutes les ouvertures dans leur partie inférieure, alors que leur frise massive les domine sans les écraser. Disposition des masses qui ne va pas sans faire songer au « Palais des Doges » ou, plus près de nous, à certaines réalisations de Le Corbusier. Au reste, ce n’est pas pour rien que ces œuvres sont pareillement en accord avec notre sensibilité actuelle. L’impression de plénitude et de perfection face aux plus grandes réussites de l'art maya du Nouvel Empire rejoint les plus hautes émotions esthétiques. La subtilité des moyens décoratifs, la science des rythmes plastiques, l'originalité totale des conceptions mayas nous confondent. Que l'on analyse, par exemple, l’admirable façade de la « Maison des Tortues », et l'on saisira de quel art aux impalpables raffinements procède son dépouillement sans pauvreté. La double mouluration qui enserre en haut et en bas la rangée des balustres couronnant la façade nous prouve avec éloquence la virtuosité de ces architectes. Le rapport de proportions entre la moulure supérieure et inférieure est à lui seul extraordinairement complexe. De même, le rythme des pleins et des vides que créent les trois portes se fonde sur une géométrie savante.

Il y a là ample matière à une recherche des tracés régulateurs ayant présidé à la conception de cette réussite comparable aussi bien au petit temple de Niké sur l’Acropole qu’à la Chapelle Blanche de Sésostris à Karnak. Oeuvre à l’échelle humaine, somme toute, que celle de ce fameux style puuc d'Uxmal, contrairement à ce que l'on ne cesse de répéter devant les ruines mexicaines. Oeuvre d'autant plus humaine qu'elle n’était pas le cadre d'une religion exigeant d'innombrables et sanglants sacrifices, comme chez les funèbres civilisations toltèque et aztèque.

Une survivance

Mais puisque nous parlons d'homme: qui donc furent ceux qui édifièrent ces chefsd'œuvre? Où vécurent-ils? L'architecture maya, il faut bien le mentionner, n'est pas destinée à loger la population ni même les dignitaires mayas. Elle est uniquement religieuse. De même qu'en Grèce ou en Egypte, seules les constructions destinées aux dieux ont les honneurs de la pierre. Elles seules sont édifiées en «dur». Le peuple tout entier vivait dans des huttes de pisé, dont les murs de plan ovale, exécutés en terre battue parfois passée à la chaux, étaient surmontés de toits de chaume. Or ce type d’habitations subsiste aujourd’hui encore, près d’un millénaire après les derniers constructeurs de temples mayas. Tous les villages que nous traversons se composent de ces cases dont le modèle n’a pas varié depuis la période précortésienne, et l'on en trouve la représentation sculptée sur l'une des façades du «Couvent des Nonnes » d'Uxmal. Au reste, les habitants actuels ont gardé cette fierté sans morgue, cette dignité affable, cette propreté et ce sens de l’ordre qui témoignent de leur grandeur passée. Etranges survivances que celles de cette architecture sans architecte, de cet art populaire à travers lequel perdure un pâle reflet de l'ancienne civilisation du Yucatan.

Henri Stierlin