LES FORMES pures

Un géomètre lit dans les équations ce que nous lisons dans les figures. Le géomètre sait qu’une différence d'écriture se transforme en une caractérisation somatique de la forme. Nos connaissances élémentaires — basées sur les possibilités offertes par l'équerre et le compas (l'autobiographie d'Einstein contient un émouvant éloge de cet instrument miraculeux, tombé pour la première fois dans les mains du grand homme de science alors qu'il était âgé de quinze ans) — ne vont pas au-delà de la solution de problèmes simples de 1" et 2e degré. Nous réussissons à grand-peine à construire une ellipse, une hyperbole ou un polygone à cinq côtés. En revanche, nous ne pouvons, par exemple, diviser géométriquement un angle en trois parties égales (trisection de l'angle) ni trouver le côté d'un cube qui ait un volume double d'un autre cube déterminé (problème de Délos, résolu par Platon). En m'exprimant par une image stylistique, je pourrais dire que l’humanité est aujourd'hui, pour une grande part, encore arrêtée sur une connaissance néo-classique de la géométrie, sur une connaissance euclidéenne. Elle est d'ailleurs en bonne compagnie, avec Léonard da Vinci et même Descartes et Galilée. Il est indiscutable que notre connaissance de la géométrie est vraiment rudimentaire. Nous en savons un peu plus qu’une fourmi ou un cheval, sans doute beaucoup moins qu'un escargot. Dans le domaine de la haute mathématique, nous assistons à une prolifération de formes que nous pourrions appeler vivantes. Leurs singularités, accidentalité, cavité, creux et saillies font penser à des superficies d'ajustement géologique, à des coquilles organiques, des météorites, des madrépores ou encore à des lignes stellaires ou minérales. Dans le documentaire que j'ai présenté il y a douze ans à Venise, « Une leçon de géométrie », il y avait une proposition qui n’a pas encore trouvé l'accueil que j'espérais.

Quelle utilisation peut faire notre culture de ces formes supérieures? Je m’adresse particulièrement aux architectes et aux dessinateurs de machines et d'objets usuels. Il me semble que la plastique mathématique, quasi transcendantale, pourrait lutter contre la brutalité d'un standard incontrôlé et casuel. La richesse de ces prototypes est inépuisable, tout comme l'usage que la nature en fait lorsqu'elle modèle les graines et les fruits, les œufs, les pierres et les coquillages. Lorsque Einstein parlait d'espaces courbes quadridimensionnels que nous ne savons malheureusement pas voir, dans un certain sens — il sous-entendait de notre part une participation qui ne pourra jamais se manifester si nous ne prenons pas d'abord une attitude nous permettant de bénéficier des messages et des stimulations de la nouvelle géométrie baroque.

Je sais que la précision est en train de nous jouer un mauvais tour et qu’à force d'analyser, nous finirons par confondre le diamant et le charbon, les roses et les explosifs. Notre innocence est mise à rude épreuve par les suggestions infinitésimales; le démon de l’analogie nous fait perdre la tête.

Il y a une ligne directrice commune aux recherches modernes. Il s'agit d'une culture, d'une méthode nouvelles. Il y a une nouvelle réalité et nous pouvons l'entrevoir dans un modèle atomique et dans une œuvre de Klee, dans une assiette de Picasso et dans les rayures isochromatiques d'un disque. La science et la technique nous offrent chaque jour de nouveaux idéogrammes, de nouveaux symboles, auxquels nous ne pouvons rester étrangers ou indifférents sans risque de momification ou de fossilisation totale de notre conscience et de notre vie. L'homme nouveau, né des équations d'Einstein et des recherches de Kandinsky, est peut-être une espèce d'insecte qui a renoncé à beaucoup de postulats, un insecte qui semble incroyablement dépourvu d'instinct de conservation.

Notre culture paraît avoir renoncé aux grandes constructions cosmogoniques qui firent la fierté de nos ancêtres. Elle semble obtenir son élan des possibilités de fractionnement des solennelles formes d'antan, ajouter un frémissement aux substances sacrées mortes aujourd'hui, retrouver l'âme du monde dans un système de forces, d’étincelles, de décharges. Ce n'est pas la conscience du nombre, du « quantum », c'est une conscience vectorielle, directionnelle, qui a ajouté au nombre, outre le « plus » et le « moins », une direction, une flèche. Elle a créé une vague.

On pourrait dire que l'homme d’aujourd'hui a regardé entre les fissures des splendides édifices en ruine au lieu de s'arrêter pour en contempler la beauté et l'harmonie. En vérité, nous constatons qu'il est épuisant pour nous de nous faire une idée de l'unité ; nous ne pouvons que la recomposer avec les tessons du multiple. Les instruments produits par notre ère sont pourtant tels qu’ils nous garantissent que pas un grain de poussière ou de pollen ne peut se perdre.

Mais que sont ces instruments et ces moyens merveilleux, qui ont élargi démesurément la puissance de nos pupilles?

Microscopes, ultramicroscopes, polariseurs, microscopes électroniques, ultrasons, oscillateurs électroniques, ultraviolets, rayons X, cyclotrons, synchrotons, etc., sont autant de similitudes d'une vague, de métamorphoses d'un rayon, de lumières multiples qui nous servent dans notre exploration difficile. Que la rhétorique et le bon sens puissent négliger ces merveilles, ces conquêtes, on peut à la rigueur le comprendre. Mais ce serait un grand malheur si les poètes se désintéressaient de ces hypothèses. L'art doit conserver le contrôle de la vérité.

Et la vérité est, de nos jours, une entité subtile, fuyante de nature, plus probable que certaine. Une vérité « à la limite », qui atteint les régions ultimes, où le calcul est utile jusqu'à un certain point seulement et une illumination, un éclair subit sont d'un grand secours. Science et poésie ne peuvent prendre des chemins divergents. Les poètes ne doivent pas craindre d'être contaminés. Lucrèce, Dante et Goethe puisèrent abondamment dans la culture scientifique et philosophique de leur temps sans troubler leur veine poétique. Piero della Francesca, Léonard et Dürer, Cardano, Della Porta et Galilée ont toujours bénéficié d'une symbiose très profitable de la logique et de la fantaisie.

Leonardo Sinisgalli Photos et texte transmis par l’Exposition de la mode, style, coutumes, «Italia 1961», Turin, dirigée par le Cav. Pininfarina.