Mondrian et l'idée d’architecture | Michel Seuphor

Belge. Poète, romancier, essayiste, écrivain d’art, critique et dessinateur. Né le 10 mars 1901 à Anvers. Défenseur de l’art abstrait dans une revue qu'il publiait dans sa ville natale, il fut, dès 1922, en contact étroit avec les milieux d’avant-garde de Berlin, de Rome, de Milan, d’Amsterdam, de Paris. Il se fixa dans cette dernière ville en 1925. Fondateur, en 1929, du groupe et de la revue « Cercle et Carré », qui fut à l'origine du mouvement «Abstraction-Création», il a publié des recueils de poèmes, des romans, des essais. Citons « Diaphragme intérieur et un drapeau » (1926), « Lecture élémentaire» (1928), « Gréco » (1931), « Sartoris » (1933), «Olivier Trickmansholm » (1939), «La Maison Claire» (1943), «Tout dire» (1946), «Le Visage de Senlis » (1947). Après un séjour prolongé dans le Midi de la France (1934-1948), il retourne à Paris et s'impose alors par divers essais d'histoire de l'art qui sont maintenant des ouvrages de base dans le monde entier: «L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres » (1949), « Dictionnaire de la peinture abstraite » (1957), surtout une monumentale monographie sur « Piet Mondrian » (1956) et « La sculpture de ce siècle » (1959). Il a actuellement sous presse un ouvrage capital, « Les peintres abstraits », qui paraîtra simultanément à Paris, à New York et à Cologne. Michel Seuphor a beaucoup voyagé. C’est à lui, notamment, que l’on doit, en Europe, les premières informations fondées sur l'art d’avant-garde aux Etats-Unis, rapportées d'un séjour à New York en 1950. Ses «dessins unilinéaires » et ses «dessins à lacunes », qu’il a présentés en de nombreuses expositions, l'ont rendu justement célèbre. Seuphor a également composé d’admirables tapisseries.

 

Architecture, lieu commun de toute chose, carrefour où tous les arts se rencontrent. Un invariant dans la variation des positions, des mouvements, des usures. Cette stabilité interne qui subsiste à travers le carrousel des saisons, des lumières, des humeurs.

L'inchangeant dans le changeant. Ossature en effet, c'est-à-dire dépouillement non plus réductible, c'est-à-dire vérité. Il faut être homme pour la saisir dans la nature qui le plus souvent la cache sous des grimaces et des charmes. Mais c'est être homme que de saisir la structure en toute chose. Les pincettes subtiles de l’intelligence sont là pour ça. La saisir, la contempler, la reproduire. Réduire la pierre de silex pour qu'elle devienne couteau ou hache est déjà œuvre d'architecte. Réduire, atteindre une réserve qui est un plus. Afin de bondir en avant. J'entends, par exemple, qu'habiter est un bond en avant sur la migration, car il faut trouver sur place en permanence, donc créer. Certes il est plus facile de vivre de rapts, mais c'est toujours le moins facile qui se transforme en un plus grâce à l’économie, qui est une architecture. Habiter c'est vivre d’architecture. La maison réalise un climat stable dans l'instable, elle oppose des règles et des rythmes purs au gaspillage ambiant, aux forces chaotiques. Ainsi à l’architecture extérieure la maison habitée accorde l'architecture du sentiment, une permanence de l’amour, une permission d'attention prolongée aux formes, aux idées, une protection de tout ce qui est généralement humain.

Je disais ossature, mais la réduction au squelette ne suffit pas. Le squelette même se laisse réduire au signe, et c'est alors que l'on touche du doigt l'essence de l'architecture. Ce signe entre tous significatif: la croix, c'est l’architecture même de l'homme, une verticale coupée d’une horizontale. Elévation et embrassement. Celle delà plante se réduiraità la verticale simple. Je proposerais pour l'animal deux horizontales parallèles.

Signe essentiel. Car stylisation n'est pas architecture. Et la notion de composition est tout aussi insuffisante. Tous les enfants stylisent et composent. Mais l'architecture est une notion de la maturité. Et combien d'architectes sont architectes vraiment? Hier, que de modeleurs; aujourd'hui, que de techniciens du bâtiment ! Encore que la technique en soi est le moindre mal. La recherche de l'efficacité a toujours été le bon esprit des architectes. C'est à elle que nous devons que le signe horizontal-vertical a toujours été implicitement compris par les maîtres d’œuvre. Deux murs et une couverture, en vérité deux digues et un pont, sont le noyau de cette réalité. Cela s'énonce dans l'architecture égyptienne et grecque, dans les intérieurs japonais. La Renaissance italienne a la nostalgie de cette noblesse. Mais le premier homme qui en ait été pleinement conscient et qui a exprimé cette conscience en termes simples, la codifiant en quelque sorte et la vivant comme une foi, fut Mondrian.

On sait d'abondance l'influence qu’il exerça à partir de la création de la revue « De Stijl » avec Theo van Doesburg (1917), en Hollande d'abord, où ses écrits agirent directement, dans le monde ensuite par la traduction de ses essais et, plus encore, par sa peinture. Tout cela a été beaucoup décrit et commenté. C’est la genèse, dans l’esprit de Mondrian, de la notion d’architecture qui me préoccupe. J'aimerais en retrouver le fil conducteur. Jusqu'en 1908 Mondrian a été un peintre du paysage hollandais dont la ferveur débouche parfois dans la fougue. Un peu comme chez van Gogh. Les premières stylisations aux lignes anguleuses apparaissent dans des toiles à figures et dans un grand paysage de dunes qui datent des séjours d'été du peintre à Domburg, sur l'île de Walcheren (1908-1911), où il s'était lié avec le peintre Toorop, bien connu pour ses dessins mystiques d'inspiration biblique. L'influence de Toorop est évidente dans le grand triptyque « Evolution » et dans une « Composition à personnages », datée 1909, qui représente un exorcisme ou une scène de prédication. Dans cette dernière toile, ainsi que dans le ciel de la grande « Dune » de la collection Slijper, on voit pour la première fois des formes géométriques gratuites tout à fait indépendantes du sujet.

Cette veine de structures libres se développera avec beaucoup de bonheur au cours de la première époque parisienne (fin 1911été 1914) pour prendre progressivement possession de toute la toile. Ainsi le rythme horizontal-vertical était né « sui generis » par évolution logique lorsque Mondrian, retourné en Hollande, y fit la connaissance du philosophe etthéosophe Schoenmaekers dans les écrits duquel il trouva une haute et exaltante justification. Alors tout se cristallise presque subitement et Mondrian, trouvant caution en Schoenmaekers, poussé par l'enthousiasme de van Doesburg, se met à écrire sous la dictée de la foi nouvelle : le néo-plasticisme est né.

Mondrian était secret sur ses lectures (il n'y avait même pas un rudiment de bibliothèque dans son atelier de la rue du Départ).

Cependant c’est lui qui m’obligea de lire Schoenmaekers, fait exceptionnel dans les dix années de nos relations intimes (19231933). Je sais qu'il estimait la pensée de Bergson et celle du mathématicien Henri Poincaré. J'ignore s'il a réellement lu ces auteurs ou s'il les appréciait à travers des écrits de vulgarisation. Certains passages de Poincaré sont si proches de la pensée de Mondrian qu'on pourrait les interpoler dans un écrit de ce dernier sans que l’on s'aperçoive de la supercherie.

Dois-je répéter que l'essentiel de ces idées c'est la notion de rapport ou de relation? et que le rapport le plus pur, le fondement de tous les rapports c'est l'angle droit, que Mondrian appelle « le ferme appui » ?

On sait quels beaux développements Le Corbusier a tirés de cette pensée, base de toute architecture, et comment elle s'est concrétisée dans l'architecture proprement dite jusqu’à nos jours. L’oeuvre de Mies van der Rohe en est l'actuel aboutissement.

Mais ce qui est maintenant si clair dans les esprits a d'abord été formulé par Mondrian, et peut-être l’idée atteint-elle son expression la plus subtile dans l'oeuvre du peintre,  parce que les rapports y sont à l'état pur sans les contingences habituelles de l’architecture.

Dans la vision de Mondrian l'ordre nouveau, le néo-plasticisme, devait s’identifier à la vie même. Et pourquoi n'en serait-il pas ainsi? Les philosophes ne parlent-ils pas d’un art de vivre? N’admettons-nous pas que la vie entière peut être conçue comme une architecture, qu'il y a une architecture du sentiment qui est une sorte de pénétration intime du sentiment d'architecture?

Et si on me parle de l’âme des choses je dirais que je la conçois comme diffuse dans leurs mesures et proportions, lesquelles tendent partout à la perfection — dans une plante, dans le vol d'un oiseau, dans un quatuor de Mozart, dans un sonnet de Shakespeare, dans un tableau de Mondrian — une perfection à la fois consolante et nostalgique, parce que le rythme de la vie ne permet pas d'y demeurer, parce qu'il faut que pour chaque génération elle soit reconquise et remise en question, parce qu'il ne faut pas que le divin désir tarisse.

L’économie même de l'architecture du monde c'est d'être à jamais «en construction ».

Michel Seuphor