L’architecture au-delà de la vision | Richard neutra

Le photographe parvient à exposer la pellicule et, ensuite, à mettre devant nosyeux une image qui s'impose et remplace l'observation directe, se substituant à un récit que mille paroles, comme disent les Chinois, ne parviennent même pas à communiquer.

Mais l’architecture, elle, ne peut pas être saisie intégralement par l’objectif. Il y a un coefficient espace-temps qui est d'ordre psychologique, qui agit sur les nerfs, sur la secrétion des glandes, par un effet direct qui se produit à chaque instant et pendant la durée où l'on se meut dans un édifice ou autour de lui.

De plus, l’architecture n'est pas un fait isolé, mais un événement historique, une donnée locale que l'on apprécie dans une certaine ambiance et grâce à toutes sortes d'influences; rien de tout cela ne peut se photographier. C'est comme lorsque vous voyez des lions, des éléphants ou des girafes véritables — alors que vous n'en connaissez que des gravures — et qu’ils sortent des buissons, mugissant devant votre auto, si d’aventure vous voyagez à travers le parc Krüger en Afrique du Sud.

Est-ce possible ? De vrais lions? Les voilà !

D'un coup apparaît ce qu'aucune photographie ne peut reproduire; la réalité, l’objet même. Nous sommes ébranlés, nous transpirons, nous nous sentons heureux ou déprimés, effrayés ou insoucieux. Et alors, par une stimulation intérieure, commencent les associations d'idées. De toute manière, les effets d’architecture ne sauraient être enregistrés par les yeux seulement; loin de là. Des souvenirs, des idées, des espoirs, des instants de bonheur, d'angoisse ou d'irritation sont liés aux perceptions relatives à l’architecture; tous ces sentiments y sont attachés. Bref, l'architecture possède dans l'âme des prolongements qui affectent autre chose que les cinq sens traditionnels.

Léonard de Vinci aurait aimé fouiller dans les quatre-vingt-dix-huit mille rapports sur la biologie humaine publiés l'an dernier seulement de New York à Moscou. Il était splendidement curieux. Au lieu de faire des hypothèses sur la vie, la croissance, la maturation, le vieillissement et la décrépitude, il avait fait des recherches (on voit actuellement la statue de cet homme devant le nouvel aéroport de Rome; c’est derrière elle qu’un million de voitures par mois vont parquer).

Loin d'être seulement un inventeur de machines, il s’occupait des choses de l'homme, de la nature. Il demeure un exemple pour nos spécialistes et nos anatomistes. L'architecte complet doit être, lui aussi, un humaniste avec de solides bases scientifiques comme les possédait cet artiste.

Certes, les appréciations architecturales de l'homme ne sauraient être localisées, car ce serait une notion contraire à la science actuelle; leur siège n’est ni dans le cœur, ni dans la rate, ni dans le cerveau, ni dans le «lobe frontal », centre du cerveau où se situent les concepts, et les statistiques, d'après les théories nouvelles. Sans doute, il y aura un grand pas de fait lorsque, selon les indications du peuplement de notre globe, on aura situé l’homme dans le cadre toujours plus vaste des aménagements au gré de la densité d'habitation.

Mais l'architecte, plus émotif et plus aimant que vraiment curieux et intelligent, devra continuer à placer l'homme sensible dans un milieu avec une note personnelle et, le paradis étant à jamais perdu, lui restituer un cadre naturel. Plus serrés les êtres se trouvent logés, mieux les conditions de vie doivent être étudiées et observées. Chacun de nous s'est trouvé logé pendant neuf mois durant sa miraculeuse croissance, à la meilleure place du monde dans le sein maternel. C’était un endroit admirablement climatisé, toujours tempéré; nous étions suspendus à merveille sans avoir nos semelles heurtées contre des sols durs.

Ce serait une joie si nous pouvions, après avoir quitté la maternité, retrouver des conditions aussi favorables grâce aux soins des architectes. Ce sont eux, et après eux les urbanistes — ou peut-être est-ce l'inverse? — qui ont la tâche de continuer, ensemble,às'occuperdelavie des hommes.

Ce sont des naturalistes pratiques, ceux qui longtemps après Aristote, et mieux que lui, doivent connaître l'être humain afin de bien le servir. Comme le disait avec raison Protagoras, l'homme est la mesure de toutes choses. L’homme au milieu de tous ces mouvements de roues qui bourdonnent et de toutes ces foules qui circulent doit demeurer une entité, non un numéro, pareil à la marchandise étiquetée d’un magasin. Non, l'âme n’est pas séparée du corps; le problème est psychosomatique, ou bien nous n'y comprenons rien.

Non, l'âme n’a pas son siège dans un endroit déterminé, ni dans le lobe frontal du cerveau, ni dans le lobe occipital où il est démontré que la vision est située et où elle nous est rendue perceptible. L’« architecture » est une chose qui est ressentie dans l’être tout entier: certes, il doit y avoir une démarcation des notions de laforme, de l'espace et de la couleur— mille choses venant des yeux pour allertoucherl'arrière-cerveau, mais tout cela n'est qu’une partie infiniment petite par rapport à la notion de l’architecture telle que nous l'avons toujours éprouvée et reconnue, bien avant l'invention de la photographie et avant la publication des bâtiments que nous discutons.

Mon père, fils de médecin, qui mourut à la tâche il y a plus de cent ans, fut placé par sa mère comme apprenti chez un fondeur de cloches. Lorsque j'avais quatre ans et que j’étais une fois assis sur ses genoux, mon père m'impressionna pour la vie en me racontant des histoires sur la fonderie des cloches. Les vachers étaient clients de l’établissement, et c’étaient des clients difficiles. Ils avaient une ouïe très fine, et ils tenaient à ce que les cloches des « reines » soient bien accordées lorsqu'elles sonnaient le soir dans les prairies ou que le troupeau rentrait au village. Or, le son et le timbre de la cloche dépendent naturellement de la forme visible et façonnée par l'artisan de manière à plaire à l'œil. Mais le son et le timbre sont aussi fonction du poids. Et le poids spécifique et le poids absolu, à leurtour, sont tributaires du métal, de l'alliage. Ainsi, la couleur, le son, le poids et la forme, composaient un tout, fondu en une seule chose.

Voilà ce que je n'ai jamais oublié: les impressions d'une quantité de sensations, un grand mélange d'informations recueillies par nos différents sens, comme lorsque nous mâchons, léchons, goûtons et humons un aliment. Tout cela, dans une fusion générale, active l'intellect et la sensation, sans qu'on puisse discerner l'un de l'autre.

Il en est de même pour les impressions architecturales. Mais l'architecture ne se résume pas par un aspect statique seulement, tel que vous le donne par exemple, la prise de vue, fixée par la position du trépied.

Nous levons la tête, nous tournons les yeux et nous nous promenons vers le fond de la nef d'une cathédrale en regardant au loin le point de mire de l'autel. Nos pas résonnent sur le dallage et se répercutent sur les parois de la maçonnerie et sur les voûtes enveloppées des sonorités du chant et de l'orgue, comme elles sont éclairées par les lueurs des cierges. Le même décor d'une cathédrale, imité en planches clouées sur un cadre, dans un studio de Hollywood peut sans doute paraître semblable à l'original, mais quant à l’acoustique il n'y a aucun effet ; c’est sombre et mort. Quand nous déambulons dans un décor architectural, les colonnes et les arcs créent une succession d'effets, donnent le sens de la profondeur et de l'espace. L’architecture devient vivante grâce à notre mouvement.

Mais lorsque nous voyons un plafond peint de Balthasar Neumann ou de Fischer von Erlach, l’effet est très mystérieux et un peu troublant parce que le trompe-l'œil altère notre jugement de l'espace et nous donne, en même temps, une sorte de vertige.

Il est curieux de constater par quels moyens subtils ces architectes et leurs continuateurs travaillaient, connaissant, longtemps avant notre venue, tous les ressorts de l'art.

Nous autres, nous avons appris bien des choses dont nous nous préoccupons, mais la photographie nous a gâtés. Les impressions que nous recueillons dans les revues sont en somme des impressions « de seconde main ». Car il est rare que nous puissions nous faire une idée véritable d’un bâtiment tel qu’il se présente dans son site, dans son entourage, dans la nature, avec les feuillages frémissant dans la brise — toutes choses qui ont été encloses pour nous, habitants de l’intérieur, grâce à l'invention des grandes glaces transparentes.

Ces images nous devons nous efforcer de les rassembler dans notre mémoire par un élan « mnémotechnique». Il y eut unjourune divinité de la Mémoire. Un million de nos nerfs, de nos muscles, de nos cellules sont chargés divinement de mémoire — l’architecte doit le savoir et y être attentif. Comment peut-on songer à faire entrer toutes ces choses dans les pages d'un livre?

Si vous voulez photographier un intérieur avec une échappée sur un beau paysage vous pouvez essayer de le faire grâce à un objectif à grand angulaire, afin de voir en même temps l’intérieur et le panorama.

Mais alors ce panorama est réduit à son tour à une très petite échelle — les Alpes au-dessus du lac de Cóme ou le Vésuve ressemblent à des taupinières quand on les compare à un fauteuil au premier plan de la pièce. L'architecture intérieure ne compte plus dès lors par rapport à l'extérieur.

Plus de relations entre l’architecture et le cadre, pas plus qu'il n'y en a entre les sensations que vous éprouvez chaque seconde en vous-même !

L’architecture bien composée dans le paysage, c'est pour l'âme comme un port d'attache avec une échappée sur l'univers.

Et l'univers, nous pouvons le mieux aimer en nous plaçant à un point de vue vraiment humain. Chaque bâtiment construit par l'homme, que ce soit une église, une école enfantine, un collège ou une habitation, doit être conçu comme une portion de la scène universelle. La nature a été, depuis un million d’années, le moule dans lequel nous avons été façonnés tels que nous sommes. Nous ne nous en échapperons jamais ni n'avons nous jamais désiré nous en échapper.

Nos oreilles faites pour entendre, nos yeux faits pour voir sont les mêmes qu'il y a cent mille ans. Nous frissonnons toujours de la même façon quand nous sentons le froid et transpirons lorsqu'il fait étouffant, et notre cœur et notre pouls conservent le même battement même si nous sommes projetés dans une fusée vers la lune. Il n’y a pas de modes passagères, dans ce domaine, bien au contraire; et l'architecture, investissement à long terme, faite pour nous rendre heureux, a toujours dû posséder une note d'éternité.

Je me suis efforcé pour ma part de ne jamais frustrer ni décevoir mes clients. J’ai tâché de créer une architecture qui ne date ni ne passe. Toute chose est liée au temps.

L’architecture, je l'ai toujours pensé, n'est pas une chose exclusivement statique, mais elle relève du mouvement. Nous devons grandir avec elle, car nous sommes des êtres vivants. Nous voulons continuer à vivre de toute notre vitalité quand nous mettons sur la table l'argent que nous avons épargné, et que nous sollicitons tout le crédit auquel nous avons droit, lorsque nous faisons confiance à l’architecte dont nous espérons qu’il nous apportera le bonheur ou tout au moins une situation meilleure que celle que nous avions précédemment.

Le désir d’être propriétaire d'une maison est le mobile de tous les clients qui s'adressent à l'architecte ; c’est le désir le plus profond, le plus ancré « dans la chair et dans le sang ». C'est là que le jeune architecte peut recueillir les expériences les plus intéressantes. Mais le vieux praticien peut, lui aussi, s'enrichir d'expériences même qu'il ait été longtemps exposé à traiter avec des conseils de direction, des comités, des autorités et desfonctionnaires ou des politiciens.

C'est pour cette raison, toujours vivifiante, que malgré que je me fusse occupé d’urbanisme, d'ensembles universitaires, de théâtres et d'ambassades, de palais d'assurances et de stades, je suis toujours revenu à des projets d'habitations individuelles.

J’aime à contempler les visages, mobiles et souriants, lorsque les personnes exposent leurs vœux et leurs craintes.

Evidemment, le dentiste, lui aussi, est appelé à regarder dans la bouche ouverte de son client, de voir chaque dent de la mâchoire, de les examiner, de les polir et de demander cela fait-il mal? C'est une voix très personnelle qui lui répondra. Il fait des diagnostics, résout des problèmes comme le médecin. Mais personne ne saurait être au même titre le gardien des intérêts personnels, le guérisseur, le bienfaiteur de son prochain que celui qui construit la demeure de l'homme pour toutes les activités et tous les loisirs.

La compréhension, la sympathie et la connaissance de l'architecte le rendront capable d'être au service des hommes, des femmes et des enfants, de ceux-ci surtout qui forment la génération de demain, celle que nos yeux ne parviennent pas encore à apercevoir.

Richard-J. Neutra

Adaptation française de H. R. Von der Mühl