Lettre de Suisse | André Kuenzi

Petit voyage en zigzags à travers les expositions helvétiques

L’année 1962 a été très riche en expositions, et la Suisse — « plaque tournante de l’Europe » — pourrait être aussi appelée « Le carrefour des arts » tant elle a accueilli de trésors artistiques provenant de tous les pays, de toutes les latitudes. Nous donnons ci-dessous un très bref résumé des plus importantes manifestations qui se sont déroulées cette année sur sol helvétique.

Lausanne: Quatre grandes expositions ont marqué la saison lausannoise:marqué la saison lausannoise: les rétrospectives des «Trois B»: R. Th. Bosshard, Marius Borgeaud et Henry Bischoff; la première Biennale de la Tapisserie (dont nous avons déjà parlé dans ce volume).

L’exposition Bosshard était extrêmement complète. Nous avons pu contempler tous les aspects d’un œuvre que l'on savait d'une richesse picturale inépuisable et d'une intensité poétique peu commune. Bosshard nous est alors apparu dans toute sa gloire, des mains diligentes ayant rassemblé quelque deux cents huiles et une centaine de gouaches, de dessins, de lavis. De ce panorama, Bosshard sortait encore grandi: les infinies modulations d'une âme tourmentée, les multiples nuances d’une sensibilité souvent exacerbée, toutes les « pointes de feu » d’une existence passionnée nous sont apparues à travers cet œuvre dans lequel fusionnent la réalité et le rêve, l’intelligence et la sensibilité, la sensualité et la ferveur.

La grande rétrospective Marius Borgeaud aura été pour d’aucuns une véritable révélation, tant l’œuvre de Borgeaud nous paraît exemplaire: d’un bout à l'autre de cette

carrière de peintre nous sentons la même ferveur, la même émotion animer toutes ces toiles, tous ces « intérieurs » qui sont autant de petits chefs-d'œuvre de l’intimisme. La sensibilité la plus vive alliée à une rigueur géométrique évidente font de Marius Borgeaud un compositeur-coloriste de très grande valeur. Et qui entend «coloriste» entend aussi maître des «valeurs». La « couleur-valeur », chez Borgeaud, est l'une des clés de son art. Si l'univers de Borgeaud n'est pas aussi hermétiquement clos que celui de Terborch, le peintre joue en véritable maître avec le contre-jour et les diamants de cette lumière qu’il lui arrive de transformer en valeur tactile.

Autre rétrospective intéressante: l’exposition consacrée au grand peintre vaudois Abraham Hermanjat, dont on fêtait en septembre le centième anniversaire de la naissance. Là encore, on ne soupçonnait pas tous les trésors qui se cachaient dans cette peinture. Hermanjat a été baptisé par Paul Budry le « père de la peinture vaudoise ».

Et à juste titre: il a apporté chez nous la peinture, la vraie peinture, dépoussiérée et dépouillée de tous ses stériles accessoires.

Cette rétrospective nous a permis de suivre toute l'évolution d'un peintre qui, parti de Barthélemy Menn, a progressivement quitté le monde des «valeurs» pour le domaine enchanté de la couleur, dont il deviendra un véritable magicien. Hermanjat, après avoir suivi les conseils de Menn et de Corot, a tourné ses regards vers les grands coloristes Delacroix, Cézanne, les impressionnistes et les néo-impressionnistes.

René Auberjonois a dit un jour de cet œuvre qu'il était «clair et solide». — Abraham Hermanjat (1862-1932) reste l’un de nos purs poètes de la couleur.

Une autre rétrospective intéressante: celle du peintre-graveur vaudois Henry Bischoff, mort à Lausanne en 1951. Peintre délicat, décorateur élégant et raffiné, Henry Bischoff a été un graveur sur bois exceptionnel. Nous n’avions pas eu de xylographe de cette trempe depuis Vallotton.

Illustrateur-né, Bischoff a taillé dans le bois les images les plus pures et les plus attachantes que l’on puisse rêver pour orner les poèmes de Ramuz, la prose d'Henry Pourrat, de Daisy Ashford et d'Edmond Gilliard. Ses gravures sur bois (bandeaux, lettrines, culsde-lampe, ex-libris ou planches isolées) peuvent être comparées aux illustrations des maîtres du livre les plus renommés. « Le Neveu de Rameau », de Diderot, illustré par Bischoff, est, à ce point de vue, un véritable chef-d'œuvre du livre orné et de la gravure sur bois tout court.

Bienne: A Bienne, la troisième exposition suisse de sculpture en plein air (juin-juillet) nous offrait un panorama assez complet de travaux récents de nos plasticiens helvétiques. Belle démonstration et qui nous révélait de grands talents tant dans la sculpture dite « monolithique » (Aeschbacher s'imposait avec ses rigoureuses et très architectoniques « Figures » en pierre) que dans la sculpture «mobile» ou «transparente».

Dans la ligne « classique » de la sculpture monumentale et «fermée», aux plans très clairement établis, il nous faut mentionner, — outre Aeschbacher — Gigon, Koch, Meister, Wyss et Rouiller. Dans une autre ligne, plus baroque, Ramseyer a retenu notre attention. Les ensembles rythmiques de Katharina Sallenbach et Bernard Schorderet étaient de qualité. Sans oublier l'ensemble monumental de Luginbühl, l’un de nos meilleurs sculpteurs sur métal.

A côté du style « classique », on rencontrait des œuvres beaucoup plus aériennes, transparentes, baroques ou franchement tumultueuses. Structures baroques dans les reliefs de Kemeny et Vögeli. Linck nous présentait d’ingénieuses constructions spatiales linéaires ou en «volumes creux», mobiles et décoratives. Tinguely nous offrait une humoristique «Fontaine», chefd'œuvre d’invention et d'ironie.

Signalons encore quelques artistes de valeur: Hafelfinger, Franz Fischer, Jean Latour, Condé, Poncet, Bodmer, Witschi.

En résumé, un très honorable bilan de notre sculpture helvétique, malgré l'absence d’Alberto Giacometti, de Robert Muller et de quelques autres. Pour H. Gisiger et A. Lasserre, voir ce numéro, p. 192 et 67. (Réd.) Pully : Après nous avoir présenté toute une série de dessins et de gravures de Paul Klee, la Maison pulliérane nous a rassemblé au mois de mai quelque deux cents lithographies de Daumier, s’échelonnant de 1832 aux dernières années de la vie de l'artiste.

Un très bel ettrès émouvant hommage rendu à l'un des plus grands « portraitistes » de tous les temps.

Genève: Le Musée Rath nous a présenté cet été une exposition passionnante : Chagall et la Bible. Une centaine d’huiles (et non des moindres), deux cents gravures et une série de projets pour les vitraux de Jérusalem ont été rassemblés à cette occasion. Un « flash » inoubliable sur l'un des aspects les plus émouvants de l'œuvre du grand peintre-visionnaire.

Bâle: Deux vastes expositions d'art primitif ont été mises sur pied par la Kunsthalle de Bâle: «Deux mille ans de sculpture nigérienne » et « L'art de la Nouvelle-Guinée ». Ces deux ensembles étaient d'un intérêt tout à fait exceptionnel, tant par le nombre de pièces présentées que par la très grande qualité des sculptures et des peintures exposées. A Bâle également, on a rendu hommage au grand sculpteur espagnol Eduardo Chillida. Parmi les sculpteurs espagnols qui se sont mués en forgeron, Chillida est l'un des plus puissants, des plus expressifs — et la très belle exposition de la Kunsthalle nous le rappelait, après la Biennale de Venise.

Berne: La Kunsthalle de Berne nous a présenté une grande rétrospective Charles Lapicque et une petite rétrospective Francis Picabia, accompagnée par trois jeunes artistes américains : Alfred Leslie, Jasper Johns et Robert Rauschenberg — ces deux derniers artistes étant disciples de Dada. Charles Lapicque a été quelque peu décevant: quelle luxuriance, quelle débauche de couleurs ! On se heurte à des jardins baroques qui tiennent plus du décor de théâtre confituré que de la peinture proprement dite, à deformidables pièces montées qui auraient pu sortir du moule du plus fabuleux des confiseurs. D’aucuns se pâment et applaudissent. Personnellement, je trouve cette peinture trop comestible.

Zurich: Le Kunsthaus a fait accourir la la grande foule en lui présentant deux inoubliables spectacles: « 7000 ans d'art en Iran » et le « Chant du Monde » de Jean Lurçat, la plus grande tapisserie des temps modernes. Toutes les époques et toutes les techniques de l’art iranien étaient représentées, des plus anciennes poteries préhistoriques (5000 ans avant J.-C.) aux miniatures et aux objets des XVIIIe et XIXe siècles, en passant par les époques achéménide, parthe, sassanide et islamique. Ce panorama de la civilisation iranienne a été « mis en page » par la Kunsthalle de Zurich avec un goût parfait.

Coppet: Au Château de Coppet, on a fêté les trois cents ans d'existence des Gobelins.

A cette occasion, les plus belles pièces de tapisserie des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles nous ont été présentées: une histoire des Gobelins, du triomphe à la mort. Histoire qui éclaire et résume parfaitement les grandeurs et les vicissitudes de toute la tapisserie française.

Vevey: Un grand gala de l'aquarelle nous a été présenté : « De Cézanne à Picasso ».

Parmi les dizaines de pièces accrochées, il y avait deux ou trois chefs-d'œuvre signés Cézanne et Dufy. Boudin, Signac, Cross, Laprade, Chagall, Rouault, Villon, Segonzac et Léger étaient au programme. Une exposition où il y avait peut-être à boire et à manger, mais où l'on ne restaittout de même pas sur sa faim !

André Kuenzi