L’architecture de l’automobile: Un difficile mariage de standard fonctionnel et d'élégance pratique | Henri-François Berchet

On n'a pas fini de disputer sur l'âge de l'automobile. La réponse est d’autant plus délicate, imprécise, voire tendancieuse que la question est mal posée parce que mal définis en sont les termes. Tout d'abord, qu'est-ce qu’une automobile? Le Petit Larousse qui s'abrite derrière l'étymologie du mot reste dans les généralités. « Se dit d'appareils qui se meuvent d'eux-mêmes ».

C'est valable pour une foule d'objets. Mais peut-être cette imprécision n'est-elle pas le fait d’un pur hasard, car l'automobile ne s'est pas présentée dès ses jeunes années sous la forme d'une entité propre.

Il y a une date — discutée ! — de l’invention du moteur à explosion, moteur alimenté au moyen de pétrole et dont la puissance s'exprime par le mouvement linéaire qu’elle impose à un piston. Le premier moteur répondant à cette définition fut construit en août 1883 et breveté la même année. Il fut l'œuvre de Gottlieb Daimler qui le réalisa dans son atelier de Bad-Canstatt, tout près de Stuttgart. A la même époque, Carl Benz poursuivait des travaux similaires. Quant au Français Lenoir, il avait précédé les deux Allemands de plus de vingt ans, mais son moteur, à action directe et à gaz de carburant certes, était sans compression. Nous tairons les travaux du Rouennais Edouard Delamare-Deboutteville, qui relèvent de la légende, et renverrons nos lecteurs que passionnent l'invention et les premières années de l’automobile à un ouvrage, « Ainsi naquit l'automobile », de Jacques Ickx, qui résume avec une autorité, une compétence et une intelligence admirables des faits dont l’im-

portance tient en cette petite phrase : ils ont influencé notre civilisation.

Mais invention n’est pas synonyme de victoire ! Les moteurs à vapeur et électrique avaient leurs partisans qui ne désarmèrent, de mauvais gré, qu’au début du siècle. Nous en voulons pour preuve que latoute première course d'automobiles organisée au monde, entre Paris et Rouen en 1894, course qui n'était au fond qu’une démonstration et non une compétition, réunit des véhicules hétéroclytes représentant toutes les opinions alors en vogue et que, si le premier prix fut partagé entre deux voitures (Panhard et Peugeot) équipées d'un moteur à pétrole Daimler, le second alla à un tracteuràvapeur De Dion remorquant une calèche ! A noter que ce tracteur aurait dû s'adjuger la palme tant était écrasante sa supériorité en puissance sur les teuf-teuf à explosion. Autre preuve: Jenatzy utilisait un moteur électrique lorsqu'il franchit, le premier, le cap des 100 km à l'heure, le 1er mai 1899.

Le moteur à explosion n’avait donc nullement gagné la partie, et il importe de le souligner car le but des constructeurs n’était point de faire triompher un système plutôt qu'un autre. Les inventeurs suivaient, bien entendu, la voie qu’ils croyaient la bonne, mais ce que le monde voulait, c'était en finir avec les voitures à chevaux maintenant qu'on lui avait laissé apparaître les joies d'une locomotion mécanique et indépendante. Un demi-siècle plus tard, André Siegfried, sociologue et économiste d'une intuition et d'une logique jamais démenties, expliqua le succès planétairedel'automobile justement par l'indépendance de mouvement qu’elle offre à son possesseur. Une indépendance fondée sur une simplicité de moyens extraordinaire. En effet, une auto de petite cylindrée est à la portée de (presque) toutes les bourses, il n’est guère compliqué de se procurer de l’essence et très nombreuses sont les machines qui font des dizaines de milliers de kilomètres sans la moindre panne.

Mais revenons à la naissance de l'automobile, pour y puiser l'explication d'erreurs et de retards qui nous semblent invraisemblables ... quand par hasard on s'en soucie.

Il fallait au plus vite remplacer le cheval par un moteur. Aussi la première voiture Daimler à quatre places, réalisée en 1887, étaitelle tout bonnement une voiture à cheval amputée de ses brancards, équipée d’un moteur placé à l'arrière pour des raisons de simplification et de commodité, possédant un gouvernail en guise de guides ! En ne songeant qu'aux organes moteurs, on déformait le problème et retardait de plusieurs lustres la solution. La carrosserie, la suspension, les roues (bientôt équipées de pneumatiques), le freinage, la direction, cela réclamait des études aussi nécessaires et urgentes que le moteur, contrairement à ce que pensait le marquis de Dion, pourtant grand allié et pionnier de l'automobile, qui déclarait en 1896, en réponse à une enquête : « Quant aux conditions d'élégance des véhicules, je crois qu'avant de les chercher, il importe de s’occuper d'abord de la partie mécanique. Une fois le type créé, on songera à l'habiller. En un mot, il faut faire de la carrosserie pour le mécanisme et non du mécanisme pour la carrosserie. » L'un n’allait pas sans l’autre. L'un allait avec l’autre, en même temps. Et si on l'oublia dans la dernière décennie du siècle passé, c’est parce qu'au moteur de Daimler la calèche tendait, si je puis dire, les bras. Il est évident que les progrès de la mécanique engendrèrent ceux du véhicule dans toutes ses parties, mais l'évolution se fit d'une manière tardive, désordonnée, souvent irrationnelle. L'automobile avait manqué d'architectes.

Ces architectes, que présentement l’on nomme stylistes, furent les premiers constructeurs de grandes séries qui s'efforcèrent de satisfaire les exigences du public afin d'obtenir sa confiance et ... sa clientèle.

Puis vinrent les maîtres italiens, qui travaillèrent pour les grandes marques après qu'elles leur eurent enlevé leurs clients ! On a oublié Figoni et Falaschi qui habillaient à Paris, avant guerre, des Delahaye tapageuses. On se souvient de Pinin Farina dont tant de Fiat et de Lancia ont porté la signature. Figoni a disparu. Farina inspire les constructeurs d'Europe et d’Amérique, voire du Japon. Sa ligne ponton, pour parler comme les couturiers, a fait le tour du monde. Et lorsque Raymond Loewy dessine des voitures de rêve, c'est pour préparer l'avenir. Mais — en attendant la faillite du moteur à explosion qui n'est pas pour demain malgré les succès du bolide à turbine Rover-BRM aux 24 heures du Mans cette année — il ne s'agit plus que de modifications de mode, comme on en recherche dans tous les métiers.

La contribution architecturale est acquise, par tâtonnements inconscients mais également par participation scientifique. Dans son bureau des Editions Dunod, rue Bonaparte à Paris, Charles Faroux que je questionnais sur ce problème qu'il avait étudié, lui, polytechnicien et homme de bon sens, avec une lucidité rare, due probablement à plus d'un demi-siècle d'expérience, me déclara : « Cette fois-ci, l’automobile est sur le bon chemin et elle n'en sortira plus; on peut dire qu'il n'y a plus de mauvaises voitures et que toutes ou presque toutes sont à peu près adaptées aux besoins du conducteur comme des passagers. » C’était deux ou trois ans avant sa mort, donc aux environs de 1955.

Cette saine évolution, fonctionnelle comme on aime à dire parce que les mots aussi ont leur mode, surtout quand ils sont lourds, laids et déviés de leur acception originelle, elle est due à d’éminents architectes, Walter Gropius par exemple, à un ingénieur bourré d'idées révolutionnaires qui précéda les stylistes, nous avons nommé Emile Claveau, enfin à des précurseurs et ordonnateurs du monde moderne qui surent faire

le point quand il était encore temps, tel Le Corbusier.

Dans «Vers une architecture», écrit en 1920, Le Corbusier s'est servi de l'automobile comme de l'avion et du bateau par besoin de comparaisons, pour stimuler l’architecture qu'il oppose à l'esthétique de l’ingénieur: «Esthétique de l'ingénieur, architecture, deux choses solidaires, consécutives, l’une en plein épanouissement, l’autre en pénible régression. » Plaçant côte à côte le Phidias du Parthénon et les constructeurs d’automobiles, il milite en faveur de l'établissement d'un standard et fustige les architectes qui ont perdu de vue leur mission. Mais laissons Le Corbusierexposer sa pensée : « Il faut tendre à l'établissement de standards pour affronter le problème de la perfection. Le Parthénon est un produit de sélection appliquée à un standard établi.

Depuis un siècle déjà, le temple grec était organisé dans tous ses éléments. Lorsqu’un standard est établi, le jeu de la concurrence immédiate et violente s’exerce. C'est le match ; pour gagner, il faut faire mieux que l'adversaire dans toutes les parties, dans la ligne d'ensemble et dans tous les détails. C’est alors l’étude poussée des parties.

Progrès. Le standard est une nécessité d'ordre apporté dans le travail humain. Le standard s'établit sur des bases certaines, non pas arbitrairement mais avec la sécurité des choses motivées et d'une logique contrôlée par l'analyse et l'expérimentation. » Après cette mise au point riche de définitions, il poursuit : « L'auto est un objet à fonction simple (rouler) et à fins complexes (confort, résistance, aspect), qui a mis la grande industrie dans la nécessité impérieuse de standardiser. Les autos ont toutes les mêmes dispositions essentielles. Par la concurrence inlassable des innombrables maisons qui les construisent, chacune d’elles s’est vue dans l'obligation de dominer la concurrence et, sur le standard des choses pratiques réalisées, est intervenue la recherche d’une perfection, d’une harmonie, hors du fait brutal pratique, une manifestation non seulement de perfection et d'harmonie mais de beauté.» Le Corbusier reconnaît toutefois que l'industrie de l'automobile débuta dans l’anarchie : « Les premières autos furent construites et carrossées à l’ancienne. C'était contraire aux modalités de déplacement et de pénétration rapide d'un corps. L'étude des lois de pénétration fixa le standard. (...) plus aucun point commun avec l'ancien carrosse à déplacement lent. » Il achève sa démonstration par un parallèle qui ennoblit l’auto: «Montrons donc le Parthénon et l'auto afin qu’on comprenne qu'il s’agit ici, dans des domaines différents, de deux produits de sélection, l’un ayant abouti, l'autre étant en marche de progrès.» Soucieux de créer l’état d'esprit de construire et d'habiter des maisons en série, Le Corbusier, s’appuyant sur l'exemple de l'auto, dessine en 1921 la « maison en série Citrohan (pour ne pas dire Citroën).

Autrement dit, une maison comme une auto, conçue et agencée comme un omnibus ou une cabine de navire ». A noter en passant la désuétude en laquelle est tombée en un tiers de siècle le mot auto : présentement, on ne dit plus « J’ai vu une belle auto » mais « J'ai vu une belle voiture ». Théoricien, Le Corbusier ne s’est jamais défendu d'être un artiste (son œuvre le prouve), et ses théories sur l'architecture sont introduites avec une vigueur de boxeur puis conclues avec une douceur de poète.

Il qualifie de barbarie l'architecture des « maisons et des boudoirs pourris ». Mais son manifeste passe de la polémique la plus ardente à la plus nuancée des sensibilités quand il note sous la photographie du poste de pilotage d'un avion Caproni : « La poésie n'est pas que dans le verbe. Plus forte est la poésie des faits. Des objets qui signifient quelque chose et qui sont disposés avec tact et talent créent un fait poétique. » Nul doute que Le Corbusier, comme Marinetti, vit l'automobile en poète. C'est heureux mais insuffisant. Accroître le confort pour les longs trajets, la visibilité pour la sécurité, exploiter rationnellement la place en diminuant le volume et le poids des organes mécaniques, voir dans le carénage une triple source de beauté, de vitesse et d'économie de carburant, voilà qui servit de ligne de conduite aux constructeurs. La fabrication en série du moteur rotatif Wankel permet de loger le moteur sous le plancher arrière (là où l'avait placé Gottlieb Daimler en 18871), le confort s'est considérablement amélioré, la visibilité est devenue presque complète par la suppression de la plupart des angles morts.

Nous ajouterons que le carénage, étudié en soufflerie par des ingénieurs, a fortement participé à l'établissement d'une esthétique nouvelle dont il n’y a pas à se plaindre: il n'y a plus de voitures laides et nombre d'entre elles sont même belles. Ce résultat encourageant, accompagné de l'optimisme avec lequel s’annonce l'avenir, nous le devons à des ingénieurs (ceux que glorifie Le Corbusier) mais aussi à des architectes.

Des architectes ingénieurs, il est vrai, mais aussi des architectes artistes qui surent faire la synthèse d’exigences contradictoires. Satisfaire le constructeur, le consommateur, l’Etat, se préoccuper d’élégance et d'économie tout en pensant au réseau routier, n’était-ce pas une sinécure? Emile Claveau vit d’emblée dans l'ensemble des données du problème la solution qu'il proposa dès les premières années de l’entredeux-guerres, c'est-à-dire dès le début de la fabrication en grande série (chaînes).

Se fondant sur cette remarque de son maître Descartes : « Il est malaisé, en ne travaillant que sur les ouvrages d’autrui, de faire des choses fort accomplies », Claveau fit intelligemment table rase du passé, intelligemment parce qu’il ne garda que ce qu’il était raisonnable de garder. «J'ai la certitude, écrivait-il voici plus de 30 ans, que la voiture aérodynamique est irréalisable à partir du châssis classique. » C’est pourquoi il créa et baptisa la «coque» «ensemble des éléments assemblés en un bloc homogène pour réaliser la forme aérodynamique. » Ainsi, il se fit architecte.

Prenant la parole devant les membres de la Société des ingénieurs de l'automobile, à Paris, le 18 octobre 1932, Emile Claveau, qui avait déjà conçu des voitures de course et de tourisme logiques, «cartésiennes», en 1923, et qui exposa dès cette époque ses travaux révolutionnaires au Salon français de l'automobile, déclarait: «J'ai toujours considéré, dans une voiture, que le principal organe n'était ni le moteur, ni tel ou tel autre dispositif mécanique mais, bien plus simplement, le siège du passager. (...) En effet, de quoi s'agit-il? Quel est le but de l'automobile? Eh bien! contrairement à ce que paraissent croire certains, si l'on en juge par leurs travaux, le but de l'automobile, c’est de transporter des voyageurs et non pas de transporter de la mécanique, si brillante soit-elle ! » Les années ont donné raison à Claveau ; lentement, difficilement, hélas. Nous ne saurions conclure sans remémorer à nos lecteurs la participation si judicieuse de Walter Gropius à cet immense et merveilleux édifice qu’est le véhicule automobile.

Tout comme Claveau se rapproche des théories de Le Corbusier sur la maison — parce que la voiture, c'est un deuxième domicile, ambulant celui-ci — Gropius songe à la ligne, à l'aérodynamique, au confort. Le cabriolet Adler, dessiné en 1930 dans le style du Bauhaus, avec sièges très confortables et convertibles en véritables lits, est un jalon important dans l’évolution de l’automobile.

Une évolution critiquable, certes, mais somme toute positive, surtout si on la compare à celle de la maison. Il y a, aujourd'hui, des milliers de gens qui sont mieux assis dans leurs voitures que chez eux. La haute conjoncture, comme on dit, tend à réparer cette absurdité, mais dans le home roulant, comme dans l'habitation fixe, les architectes ne sont pas au bout de leur mission qui, d'ailleurs, est (comme la science et le progrès) sans fin.

Henri-François Berchet