Ivan Niholaïev Moscou

OYHKUH^ - OOPMA Formes et Fonctions ... Il était certes plus facile pour les architectes de ma génération d’en définir les rapports il y a de cela quarante ans, quand nous étions des « constructivistes ». Nous nous représentions alors intuitivement une forme neuve, fruit de la libre création, pour diriger ensuite notre réflexion sur la fonction de l’édifice, dans la voie du rationnel, du scientifique...

Dans les années vingt certains pensaient que l’art est moribond, que la technique lui succède. Mais à la différence des fonctionnalistes occidentaux, nous autres constructivistes nous avons toujours reconnu en l’architecture un art, et un art révolutionnaire. Le problème de la forme est toujours lié au principe esthétique émotionnel qui le génère. Il ne saurait être maîtrisé par la seule raison, il faut encore qu’interviennent l’intuition, l’appréhension individuelle des sens (les positions de commande, toutefois, restant à la raison).

Or, on constate ces dernières années une forte réaction d’un sensualisme qui dénie les droits de la raison et affirme le règne de l’élément spontané individuel, dans le but soi-disant de libérer la personnalité humaine de l’emprise du machinisme. Les moyens auxquels cette réaction a recours sont parfois l’habitation troglodyte et parfois le mobilier style Bourbons. On déclare la guerre à la ligne droite, à l’angle droit, au standard et même à toute l’industrie du bâtiment.

Dans ce duel des sens et de la raison, certains critiques pensent même pouvoir discerner la naissance d’un nouveau baroque.

Mais à la différence des précédents, celui-ci ne reconnaît aucune règle et s’en remet en totalité à l’élément.

Je ne crois pas que cet individualisme qui triomphe aujourd’hui sur les pages des revues d’architecture ait de grande perspective. La raison a frayé son chemin bien avant, la raison aura le dernier mot. Les futurs historiens, je n’en doute pas, expliqueront notre époque comme une période de bouleversements révolutionnaires dans l’architecture, pas seulement ni tant dans 54

(traduit du russe par A. Karvovski)

le domaine des formes que dans celui du contenu, de sa mission sociale. Il y a cent ans à peine l’architecture était pour Hugo une Chronique de l’humanité gravée dans la pierre; aujourd’hui tout le monde s’accorde pour la définir comme le milieu matériel où se déroule la vie de l’homme et de la société. Le travail de l’architecte consiste désormais à créer un espace digne de l’homme, permettant à chaque membre de la société de mener une vie saine, décente et esthétique. Cette tâche est infiniment plus vaste et plus complexe que l’érection d’un monument. On a vu apparaître des régions nouvelles, pratiquement illimitées, de la création architecturale: urbanisme, aménagement régional, paysagisme, autant de disciplines beaucoup moins techniques que sociales et dont le propos est de contribuer au bonheur des hommes.

Mais ici se dressent des difficultés incroyables, d’ordre économique surtout, qui ne pourront être surmontées qu’avec le concours de la science. Les édifices, et notamment l’habitat, sont un des articles de consommation les plus chers et les plus difficiles à réaliser. Le problème du logement reste critique dans tous les pays, qu’il s’agisse de jeunes nations ou de nations évoluées.

Le logis moderne réunit un confort intégral, le prix de sa construction ne cesse de croître et continuera de le faire si l’on songe à la nécessité absolue de l’accompagner de tout le complexe des services sociaux : jardins et crèches, écoles, hôpitaux, magasins, centres culturels. Sur ce point l’architecte a fort à faire.

Et comment fermerait-il les yeux sur cet autre problème grave : que faire des vieilles villes, en effet, nées du chaos et de l’absence de plan, mortellement blessées par les tares des contradictions sociales et la pollution qu’engendre l’extension désordonnée de l’industrie? Haute mortalité, rachitisme infantile, dérèglements psychiques généralisés, cancer, tels sont les fruits de ce chaos sur lequel on a fait couler beaucoup d’encre à la fin du siècle déjà passé.

Malheureusement le grand Tony Garnier est presque oublié aujourd’hui et avec lui

sa Cité industrielle, qui lui coûta certes une carrière mais lui donna une place dans l’histoire du progrès humain. On oublie aussi Ebenezer Howard, qui voulait avec ses cités-jardins donner aux ouvriers leur propre logis et tous les avantages d’une ville moderne. Ces problèmes sociaux de l’architecture restent en dehors des préoccupations des revues à la mode, c’est pourtant là que se trouve l’avenir...

Les architectes de l’Antiquité, leurs confrères européens du Moyen Age, de la Renaissance et des époques ultérieures (citons des noms comme Christopher Röhn, Vassili Bajénov, Henri Labrouste), malgré les possibilités limitées de la science de leur époque, cherchaient déjà à l’utiliser au bénéfice de la fonction d’abord. Pour ce qui est de l’architecture moderne, son fonctionnalisme fait désormais partie du métier.

Ceci n’est pas une nouveauté. C’est le fait de notre époque. La raison et la science la caractérisent beaucoup plus que toute autre. C’est pourquoi l’architecture de nos jours, encore davantage que du temps de Vitruve, devient un domaine scientifique.

Certes, la société actuelle a progressé aussi dans l’univers de l’esprit, des millions d’hommes se sont initiés à la culture spirituelle, et c’est pourquoi le pur fonctionnalisme dénué de principes spirituels, esthétiques, reste lettre morte. Mais il est certain également qu’en cette nouvelle période sociale les impératifs matériels prennent le pas sur beaucoup d’autres; ils doivent être satisfaits, c’est l’évidence, en priorité mais sans préjudice de la beauté. Le rationnel n’est-il pas à la base du beau? Entendons bien : sans être le beau, il en est le fondement. Quand je vois des anatomies de Vinci ou des croquis animaliers du jeune Le Corbusier, je me confirme dans l’idée que le sentiment de beauté, que détermine celui de rationnalité, coule de nature. Les architectes doués d’une pensée synthétique sont toujours partis de la nature, ce qu’un grand nombre d’entre nous, hélas, oublie souvent de faire. Il faudrait s’en souvenir.