Pessac de 1927 à 1997: humanisation d’une architecture

Cette étude de Ph. Boudon sur l'expérience de Le Corbusier à Pessac, d'une part, illustre la complexité et la difficulté d'une Architecture humaniste, et, d'autre part, prélude à une nouvelle attitude de l'architecte face à son œuvre.

Car, si entre le « projet » de l'architecte et le résultat de l'expérimentation des hommes et du temps, tout un fossé d'inconnues se découvre, c'est par l'analyse du processus de cette expérimentation que l’on pourrait établir les données d'un Nouvel Urbanisme, d'une Nouvelle Architecture réellement humanistes.

A Pessac, l'œuvre de Le Corbusier n'a pas été comprise, et a subi transformations, altérations, et réadaptations. Ph. Boudon, par l'observation et l'enquête directes s'est attaché à découvrir le Pourquoi et le Comment de cette « re-création » de l'œuvre par les usagers. C'est ce qui fait la richesse — en éléments d'analyse et en conclusions positives — de cette excellente étude.

Un architecte se penche sur l'œuvre d'un autre architecte, c'est peut-être là le début de l'humanisme en architecture.

Ph. Itondon

« Si vous traversez les landes en chemin de fer, quelques minutes après avoir dépassé Bordeaux, vous êtes saisi par l’étrange village qui s’offre à vos yeux. Une centaine de maisons aux couleurs brunes, blanches ou vert clair, aux formes droites, sobres et massives arrêtent le regard, excitent la curiosité.

Mais le train passe vite... L’effet produit par cette brusque vision fut tel que dès le lendemain, repassant par Bordeaux, je m’arrêtais pour visiter l’étrange cité dont j’avais pressenti toute l’audacieuse nouveauté.

Et j’eus l’occasion de faire la connaissance d’un nouveau style, d’une conception toute neuve, très heureuse à mon avis, de ce que doit être la maison moderne, une « machine à habiter »... »

Tels, du moins, apparaissaient en 1926 les « Quartiers Modernes Frugès » construits â Pessac par Le Corbusier, à un journaliste de la revue Mon Chez-Moi...

11 va sans dire qu’après quarante ans, on pouvait supposer que le quartier eût changé de visage, mais qu’il ait pu changer à ce point ne laisse pas d’étonner. De cette « machine à habiter », apparemment, chacun a fait son « chez soi »... Non seulement les couleurs ont disparu dans la quasi-totalité des cas, mais les«fenêtres en longueur» ont été raccourcies, les patios ont été fermés, nombre de terrasses ont été recouvertes de toits, les espaces vides laissés sous les pilotis ont été remplis, et la floraison des cabanes ajoutée à la dégradation des surfaces contribuent à donner à l’ensemble un aspect des plus délabrés. Au point qu’on est tenté d'y voir, au-delà des vicissitudes dues à un vieillissement normal, un véritable conflit entre les intentions de l’architecte et les réactions de l’habitant.

C’est à l’architecte, dans ce conflit, que l’architecte donne tort: « Vous savez, c’est toujours la vie qui a raison, l’architecte qui a tort » a dit Le Corbusier, parlant de Pessac. Et, de fait, la réaction immédiate serait de conclure ici à un échec de l’architecture. Encore faut-il, pour parler d’échec, poser l’inaltérabilité de l’architecture et l’infaillibilité de l’architecte dans la satisfaction des besoins profonds de l’habitat: besoins encore obscurs actuellement qu’un humanisme moderne prétendrait définir; mais cela suppose que des besoins fondamentaux puissent exister, indépendamment de tout contexte, ce qui semble peu probable. Toutefois, à défaut d’isoler des vérités générales illusoires, l’étude approfondie des motivations qui, dans un contexte bien défini et limité, ont entraîné les gens à transformer leurs maisons à ce point, semble pouvoir jeter la lumière sur certains éléments intéressant T« habiter » et sur l’interaction entre la conception

Lège 1924-1927 Les habitations de Lège ont subi un mimétisme campagnard plus dénaturant encore que te mimétisme banlieusard de Pessac et l'on y discerne difficilement les traces d'une œuvre précoce et méconnue de Le Corbusier...

The dwellings in Lege have suffered from a mimicry of the rustic that is even more unnatural than Pessac's mimicry of the suburban and one has difficulty in discerning the traces of one of Le Corbusier's early and little known works.

Die Wohnungen in Lège unterlagen einer ländlichen Mimikry, die sich noch verstellender auswirkte als die vorstadthafte Mimikry von Pessac und es ist schwierig, hier die Spuren eines frühen und unbekannten Werkes von Le Corbusier zu erkennen.

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architecturale et les réactions des usagers.

Nous avons donc fait une enquête à Pessac et parallèlement à l’observation des altérations, interviewé une trentaine d’habitants 1.

Refus de la plastique architecturale de Le Corbusier ou de sa conception de la vie, réaction contre la standardisation, volonté de « personnaliser » les maisons, aménagements fonctionnels — amélioration du confort ou restaurations —, retour à l’archétype de l’habitation régionale traditionnelle 1’« échoppe » bordelaise, réaction contre l'utilisation de matériaux nouveaux (béton et métal), tendance naturelle à aménager l’espace, conservatisme, les hypothèses que l’on pouvait poser étaient multiples et toutes sont pratiquement apparues dans les interviews. L’exemple de la fameuse « fenêtre en longueur », si fréquemment raccourcie, donne lieu aux explications les plus diverses: — « Nous lui avons demandé [au propriétaire] des ouvertures plus étroites pour arriver à faire plus grand. » — « ... et puis, le métal, ça a joué... encore à côté, c'est refait en bois... c'est bien »...

— « ...pendant la guerre, avec les bombardements, toutes les vitres ont été soufflées; à ce moment-là, on ne trouvait pas de vitres, alors on a dû réduire les fenêtres... » — «... Comme les fenêtres allaient jusqu'au bout, les jeunes à côté s'amusaient à agacer les enfants que nous avions ici... Alors, on a fermé et puis on a mis ce pan au milieu, je trouve que c'est mieux... » — «Les baies ne sont pas jolies, hein! Je trouve que ce qui est laid dans ces baies, ce sont les montants de fer; là, il y en a trop... Une baie, ou il n'y a rien, ou alors c'est des petits carreaux... »

Dans la multiplicité des explications, se mêlent fonction, esthétique, idéologie, mais

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le plus frappant est cette opposition fréquente entre le comportement de fait et les paroles. Tel, cet habitant qui, après avoir expliqué qu’il se sert de sa terrasse — y mange quelquefois l’été et y couche même parfois lorsqu’il fait très chaud —, exprime le regret que ses moyens ne lui aient pas permis d’acheter, «évidemment», une maison avec un toit; ou cet autre qui, ne montant jamais sur sa terrasse, exprime sa satisfaction de pouvoir « monter sur son toit», expression où l’on reconnaît le stéréotype corbuséien.

Le décalage entre les faits et les mots, entre le niveau sensible et le niveau verbal rend la vérité difficilement cernable, et amène à se demander où est l’important des mots ou des choses. D’une certaine façon, un écart analogue ne sépare-t-il pas écrits et œuvre chez Le Corbusier, qui lui-même exprime les deux niveaux: « Il faut toujours dire ce que l’on voit et, ce qui est plus, voir ce que l’on voit» ? Chez les habitants, le besoin de « dire » la maison est parfois plus important que le fait de la vivre. Aussi, tout le long de l’enquête, faits et dires furent confrontés, apportant parfois, par leur convergence, des assurances dans l’interprétation. A ce décalage, s’ajoutent les parasites contextuels contradictoires du présent et du passé. Au présent, Le Corbusier étant désormais connu et reconnu, on modifie parfois son opinion et, de toute façon, on hésite à penser ce que l’on pense et à énoncer ce que l’on énonce:

Corbusier ont été bâties dans ce genre-là...

ça a été fait sur la demande d'une personne, je pense, qui a exposé ses désirs, qui a dit: « Je veux quelque chose dans ce genre-là » ou « Soumettez-moi des projets pour mon personnel, je les étudierai »... Maintenant, j'ai entendu à la radio et à la télévision toutes les louanges de M. Le Corbusier qui a fait des choses absolument remarquables à l'étranger... et en France, il n'y a pas...

peut-être à part Marseille... Quoique j'aie entendu le pour et le contre, parce que j'ai entendu des personnes qui venaient de Marseille et qui disaient que c'était... extraordinaire... et d'autres qui disaient: « C'est absolument affreux, on préfère même encore les bâtiments modernes », enfin d'actualité, puisque c'est quand même le modernisme...

1967

— « U a fait ça... c'était une ... conception à lui... heu, je ne sais pas si régulièrement, heu... Le Corbusier était arrivé à dessiner ça comme ça, c'est peut-être l'entrepreneur qui a pris ça sur son... » — «... Mais je ne sais pas... cette cité a été faite sur la demande de M. Henry Frttgès, mais je ne sais pas si toutes les cités de Le

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Participant au « style international » caractéristique d’une tendance architecturale de l’époque dont Le Corbusier fut en même temps un des inspirateurs et un des principaux représentants, l’architecture des Quartiers Modernes Frugès s’opposait au conservatisme caractéristique de la région, phénomène qui apparaît clairement dans la presse locale contemporaine: «Dans ce Bordelais si riche de souvenirs et de vieux crus, si traditionnaliste, ce fut pour nous une émouvante surprise de voir enfin sortir de terre l’habitation de demain»3.

Alors, les avis sont partagés... Par contre, en Inde, évidemment, enfin... évidemment ce ne sont pas des gens qui vivent aussi comme nous, en Inde ou au Brésil, je ne sais pas...

parce que je ne sais pas comment les gens qui ont dessiné ces maisons ont vu la vie à rintérieur de ces maisons... Evidemment, il faudrait connaître ces maisons telles qu'elles ont été livrées aux premiers ouvriers qui les ont habitées; ça, je ne sais pas, puisque...

Je me suis laissé dire... que les plans n'avaient pas été respectés, mais, sincèrement, je ne sais pas si c'est vrai... »

1967

De nombreux détours pour finalement exprimer qu’« il y a des choses qui — à mon avis — ne sont pas... bien », et commencer un long réquisitoire contre « les gens qui ont dessiné ces maisons », tout en ménageant « M. Le Corbusier ».

Dans le passé, autre parasite, l’impression extérieure première qui, à Pessac comme à Marseille la « Cité du fada », fait naître des clichés péjoratifs: « La cité du Maroc », « Le quartier du Sultan », a sans doute fortement influé sur les réactions ultérieures des habitants: — « On était des pestiférés... « Comment!

vous habitez le quartier marocain? »... et moi, je me disais: « Oh! Ici! là! Et si je ne m'y plais pas? Qu'est-ce que je vais faire?...

C'était vilain, j'avais l'impression de rentrer en prison... » — « Ça a choqué... beaucoup... D'abord, on n'avait pas l'habitude d'avoir des maisons carrées, et puis, c'était cette couleur...

Alors, ça, c'était le comble, c'était pas beau! »

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Autre stéréotype « les morceaux de sucre Frugès », par allusion à l’industriel du sucre qui fut le promoteur de Pessac, « industriel altruiste » dira Le Corbusier.

Une dizaine de maisons construites à Lège, près du bassin d’Arcachon en 1924 par Le Corbusier pour M. Frugès furent en effet à l’origine de l’entreprise pessacaise: elles étaient destinées à fixer la main-d’œuvre d'une fabrique d’emballage de sucre. Très proches dans leur conception de celles de Pessac, les maisons de Lège ont subi un mimétisme campagnard plus dénaturant encore que le mimétisme banlieusard de Pessac et l’on y discerne difficilement les traces d’une œuvre précoce et méconnue de Le Corbusier. Frugès et lui y avaient employé une machine fort coûteuse, « the cement-gun », dont l’amortissement nécessaire conduisit à entreprendre une opération semblable mais plus vaste à Pessac.

Sur 200 maisons projetées dans cette ville, 51 seulement furent édifiées. La réaction locale fut vive. On refusa pendant plusieurs années d’y amener l’eau. Les maisons trouvèrent difficilement des acquéreurs et le recours à la loi Loucheur 2, qui fut un des moyens d’en trouver, peupla le quartier de gens de très basse couche sociale qui, souvent, ne payèrent pas le faible loyer annuel et furent finalement expulsés. Entre temps, la dégradation du quartier, par manque d’entretien et par préjudice social s’accentua, les habitants « ne prenant pas goût », devant cet état de fait, à entretenir.

Ce qui paraît important, dans l’évocation à propos de Pessac, de l’architecture arabe, c’est le besoin éprouvé par les gens de rattacher nécessairement à un pays ou à une région une architecture qu’ils voulaient étrangère parce qu’elle leur semblait étrange. Le style international cubiste de Le Corbusier donnait ici l’impression d’une inadaptation au pays: — « Il semble que cette architecture n'est pas adaptée, que ce ne soit pas sa place...

une architecture que je verrais bien dans un pays de soleil... Ce qui surprend un peu, ce sont ces terrasses... ça fait un peu... un peu oriental, ces terrasses-là... »

Simultanément, les gens étaient et restent encore souvent attachés à un archétype d’habitation régionale traditionnel, 1'« échoppe ». Si l’on tente un rapprochement avec les maisons de Le Corbusier, on découvre qu’une analogie existe, non dans les formes, mais dans l’acte même de transformer la maison. L’échoppe donne lieu, elle-même, à des transformations fréquentes et systématiques, au point que son visage familier est sans doute né de cette pièce rajoutée du côté opposé à la rue, qui entraîne une dissymétrie caractéristique du toit. En regard d'un contexte régional où l’on décèle un système de transformations fréquentes de la maison et une habitude de meubler la campagne de constructions annexes, la réalité globale d’une tendance générale des habitants à aménager euxmêmes leur maison est sans doute plus

Houses are built to live in, and not to look on : therefore, let use be preferred before uniformity, except when both may be had.

Francis Bacon

intéressante à considérer que les causes fragmentaires, d’ordre fonctionnel ou autre, que l’on peut analyser. Le phénomène de Pessac prend alors un nouvel éclairage et un sens que corrobore l’enquête. Car l’essentiel de ce que nous révèlent les interviews et les observations réside précisément dans la multiplicité des possibilités de transformation que fait apparaître la conception architecturale de Le Corbusier. 11 ressort qu’une des qualités essentielles de cette architecture tient précisément dans ce qu’elle a permis ces

pièce on n'est d'accord ni l'un ni l'autre...

les autres il y a de quoi les arranger: par exemple la pièce du fond, vous la supprimez, vous agrandissez la cuisine, et ça fait un couloir qui viendrait jusque dans ce salon...

ce qui fait quand même une grande cuisine...

c'est une possibilité. L'entrée vous pouvez en faire un garage... si vous ne voulez pas de garage vous pouvez en faire une buanderie... vous pouvez en faire même une salle de bain et les waters... et là-haut, ma foi, il y a de quoi agrandir la petite pièce en prenant sur la petite salle de bains et en ne

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« Ceci est un exemple d’urbanisation moderne où les souvenirs historiques, le chalet suisse, le pigeonnier alsacien ont été laissés au musée du passé. Un esprit dépourvu d’étraves romantiques cherche à résoudre un problème bien posé » Le Corbusier.

« This is an example of modern town planning where the historic memories of the Swiss chalet and the Alsation pigeon house have been left in the museum of the past.

A mind stripped of the romantic bonds seeks to solve a well set problem. » Le Corbusier Dies ist ein Beispiel moderner Städteplanung, wobei historische Andenken, wie Schweizer Chalet und elsässisches Taubenhaus im Museum der Vergangenheit zurückgelassen wurden. Ein Geist, der frei von romantischen Verzierungen ist, versucht eine gut gestellte Aufgabe zu lösen. » Le Corbusier

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transformations et, de même, dans une certaine mesure, les a suscitées. On sent alors l’intérêt d’approfondir le phénomène au-delà d’une impression immédiate qui faisait ressentir comme un échec, ce qui s’avère en définitive, éminemment positif: les transformations apportées par les habitants...

La convergence des témoignages et des faits apparaît, sur ce point manifeste: — M. C. « J'ai acheté cette maison en cinq minutes; extérieurement, elle ne me plaisait pas, mais j'ai tout de suite vu les possibilités... » — « Si j'étais propriétaire de cette maison, je sais que j'y ferais des transformations.

Il y a beaucoup de transformations à faire dans ces maisons... je crois que... autant il y a de maisons... autant de styles différents il pourrait se faire...

— » Est-ce que c'est... une caractéristique de ces maisons qu'on peut les...

— » transformer? je ne sais pas si Le Corbusier y a pensé il y a trente-cinq ans, mais toujours est-il qu'on peut très bien les transformer et y faire ce que l'on veut, hein!...

je ne sais pas du tout s'il y a pensé, mais il est certain qu'on peut en tirer ce que l'on veut... cette pièce-là divisée en deux, elle fait deux chambres... oh il y a de quoi les modifier... vous savez mon mari en a fait déjà trente-six plans différents... » — «Il y a d'autres projets?

— « Oh oui! pour notre part nous en avons déjà faits quatre plans différents... pour cette

faisant là-haut, à ce moment-là, qu'un cabinet de toilette, ce qui fait une chambre assez appréciable... ce qui est d'ailleurs fait chez mes parents... »

Cette faculté d’adaptation est parfois clairement ressentie: — « Il y a quand même une certaine...

flexibilité qui permet d'adapter... d'insérer des besoins nouveaux dans un cadre qui n'était pas essentiellement prévu pour eux... »

parfois même clairement exprimée: — « Mais ce que j'aime, si vous voulez, dans la maison, au point de vue architectural.. au point de vue commodités... mais je ne crois pas que ça ait été conçu par lui de cette façon-là, parce que j'ai l'impression qu'il avait quand même une vue assez rigide des choses... il serait sûrement assez désolé d'ailleurs de voir ce que l'on a fait de ces maisons... d'ailleurs à juste titre, pour une grande partie... Mais ce qui me plait, ce qui parait intéressant, c'est, si vous voulez, d’adapter la maison aux habitants et pas seulement les habitants à la maison... en ce sens que... ce qui me sert d'entrée, autrefois c'était un espace vide; ça le bureau c'était un garage... heu... là-haut...

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Or, les habitants ont la possibilité, en fonction de leurs besoins et de leurs désirs, de transformer ce garage en pièce, de boucher là pour faire une autre pièce, de cloisonner l'escalier, heu!... pour faire une pièce, heu...

ça me parait extrêmementi ntéressant, créer, si vous voulez, un volume... important...

sans pour autant qu'au départ il y ait eu... un ...si vous voulez,... ça permet à celui qui habite, ... aux différentes générations d'apporter leur changement... alors que certaines maisons... on l'a et puis... faut vivre avec, quoi! On peut pas transformer... les maisons sont très transformables ici... puisque la terrasse, bon! certains en ont fait une pièce...»

Les témoignages du même ordre abondent.

On citera, par opposition, les paroles d’un habitant de la cité du P... C..., à trois ou quatre kilomètres de là, dont les maisons en bandes de vingt à trente sont très proches de celles de Le Corbusier. La question relative à d’éventuelles transformations éveille le désir d’en faire, auxquelles, de toute évidence, l’habitant n’avait pas réellement songé, par impossibilité: — « Vous avez l'intention de faire des transformations ?

— » Oui, mais pas tout de suite... je crois que... parce que si je fais un couloir, ça va me réduire la pièce de moitié... je crois que, finalement, je laisserai comme ça et... On peut pas faire beaucoup de transformations, ça a été calculé au plus juste, quoi! Evidemment, ils ont pris un peu partout pour...

économiser, quoi! »

De fait, le rapprochement des aménagements intérieurs avec les plans de Le Corbusier montre que la conception donnait lieu à de multiples possibilités combinatoires (cf. ill.), l’architecture pouvant être considérée comme une infrastructure à partir de laquelle, dans le cadre de la trame et des données spatiales, le libre jeu des habitants pouvait évoluer dans des limites assez larges, tant au point de vue qualitatif (combinatoire) que quantitatif (surfaces).

Quant à l’affectation fonctionnelle et rigoureuse de l’espace, qu’on pourrait attendre d’une « machine à habiter » — et qui caractérise malheureusement tant de logements actuels —, elle s’impose ici beaucoup moins qu’ailleurs. La dénomination d’un espace auquel Le Corbusier donne le nom de « parloir » montre bien comme l’affectation en est vague — de fait, cet espace prend un sens différent suivant l’orientation de la maison—et les gens ont fait précisément de cet endroit soit une entrée, soit un bureau, une chambre, un salon, même un salon de coiffure devenu « studio » depuis que la personne n’exerce plus. De même, les garages — et les maisons ayant été conçues en 1925 pour des ouvriers, on peut voir dans ces garages un espace éminemment ouvert aux éventuelités — ont donné lieu à des transformations en chambres, cuisines, ateliers d’artisans, bureaux, etc...

Certes, dans les Quartiers Modernes Frugès, une grand faculté d’adaptation est due à l’espace largement prévu, mais la conception même du plan facilite les transformations.

— « Là, ce sont les parents, mais si c'était moi... j'arrangerais de manière à ce que ce soit moderne... soit moderne, soit ancien...

On peut faire les deux dans ces maisons...

vu... vu comment elles sont faites... »

Type: « maisons en bandes » — la simplicité du plan originel et de sa trame arithmétique ont fourni de multiples possibilités de transformations dont les schémas traduisent la variété combinatoire: mais l'abstraction du graphisme risque de ne donner ici que l'apparence d'un jeu gratuit et il faut y apprécier les variations qualitatives profondes de t'espace, telles que nous les avons relevées à Pessac.

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« grouped housing » The simplicity of the original plan and its arithmetic frame have provided countless possibilities for transformations.

« Reihenhäuser » Die Einfachheit des Originalplanes und seines arithmetischen Aufbaues haben zahlreiche Umwandlungsmöglichkeiten geboten.

« Vous savez, c’est toujours la vie qui a raison, l’architecte qui a tort ». Le Corbusier.

« You know, it is always life that is right and the architect who is wrong ». Le Corbusier « Wissen Sie, es ist immer das Leben, das recht hat und der Architekt unrecht ». Le Corbusier

A la liberté de la conception spatiale s’ajoute celle du parti constructif, issue directement des « points-clés » énoncés par Le Corbusier à la même époque: « fenêtre en longueur », « toiture-terrasse », « planlibre », « pilotis », « façade-libre ». Car, si d’une façon opératoire, la fenêtre en longueur se prête aisément à une obturation — que Le Corbusier avait envisagée en stores et non en béton... — la terrasse et l’espace des pilotis sont des espaces « ouverts » au sens propre et au figuré, qu’on peut par là même facilement fermer, tandis que l’inverse est impossible ou difficile. Quand au « plan-libre » — dont Le Corbusier entendait la liberté de conception pour l'architecte — il offre précisément à l’habitant une latitude dont il ne se défend pas d’user.

Dans le contexte actuel de certaines recherches architecturales qui tendent à poser le problème de la liberté d’agencement de l’architecture par l’usager, l’expérience de Pessac peut apporter une leçon intéressante, au moins dans le domaine de l’habitat, d'autant que la souplesse, la légèreté et la mobilité visées en général peuvent fort bien ne pas être en accord avec un besoin de solidité, sans doute corrélatif d’un certain enracinement qui nous est apparu nettement à Passac: — « Ici, la construction est très solide...

beaucoup plus solide que certaines constructions très modernes qui paraissent très, très, très légères... » — « Au début, elles ont été très critiquées, mais c'est parce qu'ils les connaissaient pas.

Regardez! Nous avons été bombardés, et pourtant, toutes elles ont tenu le coup...

Dites! si ça avait été comme celtes d'en face, eh! ben... Faut qu'elles soient solides... » — « Vous dire à quel point ces maisons sont solides: une bombe a soufflé la maison làbas; la terrasse s'est couchée et ne s'est pas démolie et l'escalier est resté debout. C'est vous dire que... hein! si c’est du solide...

1967

1927

C'est du solide! Et moi, j'ai voulu couper des pans de mur pour faire la terrasse. Eh!

bien, je vous assure que... j'ai trouvé du fer...

et y en a... et quand on dit que c'est du béton armé, eh! bien, croyez-moi qu'il est armé, hein! Avant que ça s'écroule, hein! Toutes les maisons, elles seront écroulées que la mienne, elle tiendra encore, sûr! »...

Or, Pessac semble précisément satisfaire simultanément les nécessités contradictoires de souplesse de l’habitat et de fixité, de solidité. Aménager la maison revient sans doute plus à fixer un état qu’à en changer.

— « Il faut savoir l'aménager. Il faut savoir en tirer profit, quoi! ... Autrement, ce sont des maisons très agéables... et solides ! » 1967

De même, la maison n’apparaît pas aux habitants comme vraiment « finie », et c’est en même temps une gêne et un agrément :

— « Dans une maison comme ça, il faut être bricoleur, y a pas de problème » ( dit, non sans regret, un occupant qui ne l'est pas).

— « Je trouve que c'est bien parce qu'ils l'ont fait comme ils l'ont voulu... Moi, je trouve qu'une maison on devrait la commencer; pas la peine de la finir... Et puis, le gars, quand il va y habiter, il se l'arrange à sa façon, comme ça lui plait. Elles sont pas finies, ces maisons. »

Curieusement, tandis que, dans la pensée de Le Corbusier, ces maisons étaient finies et constituaient un système fermé, la conception en apparaît éminemment ouverte, du moins sur le plan de l’espace intérieur qui offre à l’habitant une liberté certaine d’aménagement.

Rarement l'état original a été, comme ici, conservé...

... Rarely is the original state adhered to, as here.

... Selten ist der Originalzustand wie hier beibehalten worden.

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« On pourrait construire des immeubles admirablement agencés, à condition, bien entendu, que le locataire modifie sa mentalité ». Le Corbusier.

« One could build houses that were admirably harmonized on condition, naturally, that those who rent them change their mental outlook ». Le Corbusier « Mann könnte wunderbar harmonische Häuser bauen, unter der Voraussetzung selbstverständlich, dass der Bewohner seine Mentalität umwandelt ». Le Corbusier

A l’extérieur de la maison, les données du problème sont différentes, passant d’un espace privé à un espace public, de l’architecture à l’urbanisme.

La façade des maisons constitue la membrane de séparation entre les deux espaces.

Aussi, c’est sans doute dans cette dualité du paysage urbain comme cadre de l’espace collectif et comme visage de l’espace individuel situé derrière chaque façade qu’il faut chercher l’origine de l’aspect actuel du quartier. Depuis le temps où Le Corbusier l’avait conçu comme un décor collectif à l’échelle de l’ensemble, il est devenu une addition hétéroclite d’effets individuels.

Les couleurs que Le Corbusier avait passées de façon unie sur certains ensembles et, au contraire, polychromes sur certaines unités, tendrait à prouver son intention — où l’on peut sans doute voir une expression cubiste — de traiter l’espace extérieur comme une unité urbanistique: «Nous avons appliqué une conception entièrement neuve de la polychromie, poursuivant un but nettement architectural: modeler l’espace grâce à la physique même de la couleur, comme nous l’avions fait avec les formes. C’était ainsi conduire l’architecture dans l’urbanisme. » 4 Il convient alors de se faire une idée de la place que tient Pessac dans l’œuvre de Le Corbusier. De fait, si l’on excepte les unités d’habitation qui, précisément en tant qu’unités ne représentent pas des ensembles urbains — et l’on sait combien Le

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Corbusier pouvait regretter de n’avoir pas pu faire l’expérience de construire plusieurs unités groupées — Pessac et Chandigar sont finalement les seuls projets d’urbanisme que Le Corbusier ait effectivement réalisés. Certes, il faut admettre pour cela que 51 maisons (mais les projets en comportèrent d’abord 200 puis 125) constituent un ensemble urbain, tandis que 320 appartements n’en formeraient pas un... La distinction est paradoxale, mais elle exprime parfaitement l’opposition qui, dès le début, confrontait, chez Le Corbusier, deux conceptions urbanistiques. L’une relève de la « cité-jardin » horizontale et s’exprime entre autres à travers les projets des « maisons Monol », l’autre de la concentration verticale et dont dérive le plan de Paris de 1925. On y trouve l’opposition classique entre collectivisme et individualisme qui sous-tend, finalement, tout problème d’urbanisme, quel que soit sa nature, équipement, propriété, esthétique, législation, etc... Et, c’est précisément cette opposition que Le Corbusier tente de résoudre en faisant coexister dans les unités d’habitation un isolement individuel extrême et une communauté outrancière.

Bien que relevant d’une conception opposée, celle de la « cité-jardin », Pessac marque déjà les prémisses de la solution concentrée des unités d’habitation (pour ne pas dire concentrationnaire, suivant l’interprétation de P. Francastel). Et si le maître d’ouvrage, M. Frugès, homme d’une personnalité affirmée, n’avait pas été en désaccord sur ce point avec Le Corbusier, en voulant, quant à lui « offrir aux ouvriers des maisons strictement individuelles », nul doute qu’on aurait eu, à Pessac, des échantillons de ces « immeubles-villas » conçus dès 1922 par Le Corbusier, formule architecturale — et verbale — qui énonce parfaitement cette opposition individuel/collectif qui fut au centre de ses préoccupations jusqu’à la solution des unités d’habitation.

Mais, finalement, Frugès et Le Corbusier se mirent d’accord sur des maisons semiindividuelles, diversement groupées, par deux ou par trois, par bandes de cinq ou six, avec quelques individuelles parsemées.

C’est ici que réside l’essentiel de la conception de Le Corbusier â Pessac, recherchant la variété à partir de la standardisation: il est tentant d’y voir une transposition du problème individuel/collectif. Nécessité économique et constructive d’ordre collectif, la standardisation n’empêche pas d’atteindre l’individuel et même elle y conduit. D’ailleurs, la technique n’impliquant pas, à notre avis, de façon impérative à Pessac, la standardisation, elle apparaît en grande partie comme la justification d’une idéologie. Par le jeu de positions relatives de cellules cubiques identiques, Le Corbusier tente d’obtenir une variété et prétend même à une individualité: « La construction rationnelle par cube

ne détruit pas l’initiative de chacun». Le standard est même pour lui un moyen d’y parvenir: « Les standards sont des lettres; avec ces lettres, il faut d’une certaine manière écrire les noms propres de vos futurs propriétaires. » 5 On peut penser, qu’après lui, les gens ont repris soin de les écrire, à leur manière... Il était donc intéressant d’essayer de savoir s'il existait une corrélation entre les altérations apportées à l'extérieur et la standardisation. Par ailleurs, il fallait recueillir les opinions des habitants sur leur quartier, sur les relations de voisinage, afin d’établir le rapport éventuel entre le sentiment d’individualité sociale et d’isolement physique.

On pouvait donc poser comme hypothèse que les altérations extérieures étaient une réaction contre la standardisation, entraînant la volonté de « personnaliser » les maisons; hypothèse banale. On pouvait alors penser que les altérations seraient plus ou moins marquées selon la position des maisons dans le quartier, les plus impersonnelles devant apparemment susciter les plus fortes réactions. Ce qui, en même temps, dénoterait la conscience ou l’influence de cette variété de position. Cette dernière corrélation s’est vérifiée, mais en contredisant l’hypothèse de base; car la correspondance entre positions et altérations s’établit en sens contraire de ce que nous avions envisagé. Il semble nettement — une certitude statistique sur 51 maisons n’est évidemment pas possible — que les maisons qui présentent les altérations extérieures les plus frappantes sont précisément celles qui, par leur position, ont un certain potentiel de personnalité, comme si l’altération ne faisait qu’exalter ou exprimer une personnalité sous-jacente, au lieu de personnaliser le standard. En figurant les ensembles de maisons suivant un certain nombre de critères (types, mitoyennetés, appartenance à une rue, orientation directe ou opposée à la rue), on constate que les altérations les plus marquantes correspondent aux intersections des divers ensembles, c’est-à-dire aux maisons qui tirent leurs caractéristiques et leur particularité de leur appartenance à divers ensembles à la fois.

Ici encore, la convergence d’observations et d’interviews corrobore cette thèse. On observe, par exemple, que la végétation fait l’objet d’une attention spéciale en certains points-clés; de même, les clôtures, généralement métalliques, sont doublées de haies vertes en des positions particulières (cf. ill.).

De ces positions-clés, le coin est une des plus marquées — on l’observe aussi dans d’autres cités — et l’on est frappé de la corrélation entre la position spatiale et ce que nous appellerons la position sociologique, qu’il s’agisse de l’associabilité des habitants d’un coin, ou, inversement, de leur rôle de catalyseur des relations sociales d’une zone. Par opposition, des zones intérieures amorphes ne font l’objet d’aucunes transformations et c’est précisément

Sur le plan des relations sociales, le quartier, dans la mesure où il les influence, est un facteur très positif et exprimé comme tel, favorisant l’équilibre entre l’individuel et le collectif: — u II y a une certaine densité dans ce quartier, sans qu’on se sente les uns dans les autres. » — « Tout en connaissant tout le monde dans le quartier, elle [la femme de l’interviewé] n'a pas de contacts, comme dirais-je?, elle a su garder son intimité et, tout en étant amie avec tout le monde, évidemment, ce qui ne se produit pas dans les cités modernes... » — « La disposition de l'une envers l'autre à l'endroit, moi, je trouve ça très bien, parce qu'on ne se gêne pas du tout entre voisins; quand moi je suis dans ma cuisine derrière, ma voisine elle est dans sa cuisine là... Moi, je sors derrière pour mes boites à ordures et tout ça, et elle, elle sort devant...

Au fond, on peut rester une journée entière sans se voir, tout en étant accolées les unes aux autres... On a T impression d'être chez soi... »

Mais, la conception du quartier n’est pas nécessairement considérée comme la cause naturelle de ces relations: — « Ce qu'il y a de bien dans ce genre de quartier, c'est que, tout en ... les maisons sont rapprochées... mais nous gardons quand même une certaine individualité, ce qu'il n'y a pas, par exemple, dans les blocs actuels, j'ai habité longtemps à la résidence de C. qui est considérée comme une résidence de grand standing et j'ai trouvé que

là qu'on retrouve, le cas échéant, les couleurs d’origine. Les habitants euxmêmes sont conscients de la position particulière de leur maison et sont sensibles, dans ces maisons standards, aux différents arrangements: — « Moi, j'aime pas les maisons qui se ressemblent... Pourtant, elles se ressemblent, mais elles sont pas pareilles... C'est çà qui est bien: celles-ci, elles sont toutes pareilles [il s’agit de celles qui sont alignées] à peu près, c'est ça que j'aime pas... Par exemple, ici, vous avez aucune maison qui est disposée pareille, elle sont pas pareilles, çà, c'est bien: vous avez la même maison que les autres, mais c'est pas la même... Les autres, elles sont toutes pareilles: toutes les terrasses sont disposées du même sens, tandis qu'ici, voyez, il y a une terrasse qui s'ouvre là, mais celle-là, elle est disposée à l'envers.

Cette maison, par rapport à la nôtre et puis, ici, la terrasse sur le côté, dans un autre sens, là... »

Les détails s'ajoutent pour transformer complètement le caractère de l'ensemble...

The details combine to completely transform the overall character.

Die Einzelheiten kommen hinzu, um den Charakter des Gesamten vollständig zu verändern.

1967

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1927

1927 position également, c'est en rue, ensuite c'est entrecoupé comme çà un peu en forme de T, c'est peut-être pour cette raison je ne sais pas... on a vraiment l'impression, une fois qu'on est chez soi, qu'on est bien chez soi... »

Cette curieuse interprétation pas la « tradition », 1’« habitude », nous semble devoir être rapprochée de la « solidité » évoquée tout à l’heure et les deux notions tendent à s’éclairer mutuellement: enracinement dans l’espace d’un côté, enracinement dans le temps de l’autre qui se rejoignent ici. La solidité, c’est justement le temps qui en apporte la preuve, et si les gens s’y raccrochent, c’est précisément qu’elle est le seul facteur d'enracinement temporel. L’image de Pessac s’éclaire ici: l’architecture n’y contient pas de durée en elle-même, c’est du vieux modernisme et en cela elle ne contient ni la preuve de vie de l’ancien, ni l’expérience contenue dans le moderne actuel:

1967

ce n'était pas tellement intime voyez, ce qui fait que... tout en étant voisins de... il y a différentes classes sociales... on a des contacts très amicaux mais! on n'est quand même pas dérangés comme on l'est dans un bloc ou même dans certaines cités où les maisons sont rapprochées, je ne sais pas exactement d'où ça vient d'ailleurs... peutêtre parce que c'est ancien, les gens ont pris des habitudes... il y a une habitude ou peutêtre une tradition... pourtant vous avez des maisons qui sont mitoyennes, eh bien on n'est quand même pas gênés par les voisins...

sans parler des gros blocs il y a des cités où les maisons sont assez espacées et où les gens font attention à ce que font les uns et les autres tandis qu'ici j'ai habité longtemps et je connais les gens, c'est peut-être la dis16

— « Je préfère les choses anciennes mais j'aime bien le modernisme... on fait des choses très bien dans le modernisme... alors forcément nous faisons une comparaison entre ce vieux modernisme et le modernisme actuel qui nous parait mieux peut-être parce qu'il est neuf, mais aussi parce qu'il y a eu une recherche, il y a eu une expérience... il y a eu des erreurs et forcément on y a pallié...

on a dit « bon! on a fait çà mais en fin de compte c'était pas tellement bien »... ou « c'était gênant » ou « c'était encombrant inutile... alors on va changer. »

D’une façon paradoxale le modernisme actuel contient du passé: l’expérience de la conception. L’enracinement dans le temps rejoint bien l’enracinement dans la matière et dans l’espace car c’est la sécurité qu’apportent l’expérience acquise par le modernisme actuel 1967 comme la longue vie du vieux. Pessac n’est justement ni l’un ni l’autre. Et cette expérience du modernisme, c’est une expérience fonctionnelle, mécaniste comme le montrent les expressions

1967

significatives de «gênant», «encombrant», « inutile », ou alors la propreté, la netteté, en somme les attributs de la machine... !

« Pour moi, dans la plupart des constructions modernes, ce qui me plait, sauf exceptions, c'est le caractère neuf, propre, net...

mais quand c'est du moderne vieilli, détérioré... çà je trouve çà absolument abominable, épouvantable... parce que tout ce qui fait l'aspect attirant a disparu et il ne reste vraiment que du repoussant à l'état pur...

alors que les autres styles de maisons, les vieilles maisons en pierre, etc... elles peuvent se permettre de vieillir, ça n'a aucune importance... tandis que ça, ça ne peut pas vieillir ou alors il faudrait que ce soit impeccablement entretenu... j'attends du moderne qu'il soit propre, net, impeccable, s'il n'est pas impeccable, alors c'est pas la peine... »

Comme si le désir des gens, finalement, c’était cette «machine à habiter»; ambiguïté des mots et de ce qu’ils recouvrent.

Pour Le Corbusier: «machine nous est donnée par le dictionnaire comme venant du latin et du grec avec une signification d’art et de ruse: appareil combiné pour produire certains effets «.../.. .»«constituer le cadre nécessaire et suffisant d’une vie que nous avons le pouvoir d’éclairer en l’élevant au-dessus de terre, par les dispositifs de l’art, attention toute vouée au bonheur des hommes ». 6 A Pessac précisément les ruses sont nombreuses et aussi les « dispositifs de l’art ». Qu’en reste-t-il?

Matériellement peu de choses. Ne citons que cette succession magnifique de terrasses transparentes qui a totalement disparu. Les volontés plastiques de Le Corbusier se sont

1967 The transparent effect of a succession of terraces has, to-day, almost disappeared.

L'effet transparent de la succession des terrasses a aujourd'hui totalement disparu...

Die transparente Wirkung aufeinanderfolgender Terrassen ist heute vollkommen verschwunden.

pour la plupart évanouies. Mais elles sont encore plus absentes de l’esprit des habitants que de la réalité matérielle. On se demande d’ailleurs si la poésie que Le Corbusier accordait à la machine a jamais touché les occupants de ces « habitations construites dans ce style peu enclin à faire rêver les poètes » 7. Seuls font en partie exception l’espace intérieur continu auquel certains habitants sont sensibles et tiennent, et le style de ces maisons « carrées », « cubiques », style cubiste qui est reconnu sinon apprécié. Toutefois c’est peut-être parce qu’il porte un nom clair que la forme du style est reconnu et parce qu’il prend la forme du langage parlé que le langage architectural se met â parler...

Plus qu’un déphasage entre le langage architectural des habitants et celui de l’architecte, il semble que l’architecture, langage et moyen d’expression pour l'architecte, ne soit pas ressenti comme tel par les habitants, car c’est précisément ce que Le Corbusier a voulu exprimer dans sa plastique et dans sa poétique qui paraît n’avoir eu aucune résonance chez les habitants.

Mais pas plus qu’entre les comportements de fait et les réactions exprimées verbalement par les habitants, il n’y a cohérence complète chez l’architecte entre ses intentions et ses actes. Et les choses parlant d'elles-mêmes, l’observation fait apparaître derrière le décalage entre les langages un accord entre les faits, dont la cohérence semble ressortir précisément de la combinatoire commune au jeu de transformation des habitants et au jeu de conception de l’architecte. En cela, la règle du jeu proposée par Le Corbusier — à Pessac — s’est révélée féconde et riche de possibilités.

Elle montre surtout que, quelle que soit la liberté donnée aux habitants, celle-ci suit nécessairement la règle imposée par l’architecte qui en assume la responsabilité.

Ph. Boudon

A gauche, l'état pratiquement originel. A droite transformation en cours.

On the left almost in its original state.

On the right transformation taking place.

Links beinahe im Originalzustand. Rechts findet die Verwandlung statt.

1. La méthode employée fut celle de l’interview « non-directif » qui laisse l’interviewé se diriger librement sur les thèmes de son choix.

2. Loi Loucheur: loi votée en 1928 favorisant par des subventions et dégrèvements fiscaux l’accession à la petite propriété individuelle.

3. Dr P. Winter dans « le nouveau siècle ».

4. Le Corbusier dans son discours lors de l’inauguration des Q.M.F. (tiré du Sud-Ouest économique, 23-30 juin 1926).

5. Le Corbusier dans Almanach d'architecture moderne. Ed. Crès 1925, p. 115.

6. Le Corbusier dans Entretien avec les étudiants d’architecture. Ed. de Minuit, 1942.

7. La petite Gironde, 18 janvier 1928.

8. La Tribune Pessacaise, 29 janvier 1928.

Photos 1967 de l’auteur.

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