D'une architecture pour P homme
Dom Angelico Surchamp
Nous sommes à une époque où la technique risque d’asservir l’homme.
Il n’y a donc nulle surprise à voir l’architecture tendre à devenir souvent inhumaine: le contraire serait bien plus étonnant. Et cela d'autant plus que, par la force des choses, les « programmes » techniques, dans la construction, prennent une place et une importance de plus en plus grandes. Il suffit de voir des plans d’exécution pour s’en convaincre. La seule obligation de prévoir les canalisations innombrables, à l’intérieur des murs, est une exigence à laquelle il n’est plus possible de se dérober.
Ronchamp, type parfait cl’une église véritable « demeure ».
Photo Jean Mohr
Mais cette exigence, et les autres, sans cesse plus nombreuses, risquent de faire oublier toujours plus l’essentiel. Le Corbusier a eu un mot malheureux quand il a parlé de « machine à habiter ». Sa pensée du reste était trahie par de tels vocables, et il importe de le rappeler car rien ne serait plus contraire à la finalité de l’architecture, art des arts, si celle-ci avait pour but de créer des « machines à habiter », dont l’homme deviendrait l’un des produits plus que le maître, un usager en tous cas, non un possesseur.
Le fait est essentiel. Si notre époque perd peu à peu le sens de toutes les valeurs les plus fondamentales et les plus constantes dans l’histoire de l’humanité, c’est en grande partie parce que la notion de foyer est atteinte. La maison a toujours été l'un des faits humains essentiels. La famille est la base. Mais la famille exige la maison.
Sans foyer, plus de famille; sans famille, plus d’homme vrai, c’est-à-dire conscient de ses devoirs, de sa dignité, de sa responsabilité, maillon dans une chaîne, transmettant un bien reçu à d’autres qui lui survivront.
La chose est si évidente que nous assistons, à mesure que les nécessités de l’habitat urbain et de la vie urbaine se développent et s’imposent, à une sorte de besoin physiologique de contrepoison. Dès que le samedi après-midi arrive, c'est l’exode. On fuit la ville, les grands ensembles, les blocs impersonnels, pour s’échapper à la campagne. Et là, de plus en plus, on achète une maison, on restaure et aménage une vieille demeure à sa façon, on en fait bâtir une neuve de la manière la plus originale, la plus personnelle possible. C’est qu’il y a là une nécessité vitale, un besoin humain foncier, avec lequel on ne peut transiger.
J’ai toujours été frappé, pour ma part, de trouver sous la plume de saint Jean Chrysostome (354-407) la précision suivante; « L’agriculture est le premier des arts, le tissage le deuxième, l’architecture le troisième; la cordonnerie le dernier de tous (même chez nous, beaucoup de serviteurs et de paysans vivent sans chaussures). Voilà quels sont les arts utiles, nécessaires. » A quoi répond son contemporain saint Basile (329-379): « L’architecture, le travail du bois et des métaux, l'agriculture, voilà des arts essentiellement nécessaires à l’existence, vraiment utiles. » On voit la raison qui préside à cette hiérarchie: le premier art est celui qui est le plus essentiel, sans lequel l’homme ne peut vivre; le dernier le plus inutile.
Nous avons été éduqués à l’inverse, malheureusement. Le beau, nous a expliqué (entre autres) Alain, se caractérise par sa superfluité, sa gratuité. C’est ainsi que les sculptures vont échouer sur les pelouses des parcs publics et que les musées se ferment à la rue.
L’architecture a été touchée par cette conception esthétique où l’idéal s’abstrayait
de la vie. Il lui a semblé que, pour se faire pardonner de servir à l’homme, il lui fallait s’orner de façades et autres ornements inutiles, souvent mal accordés avec la destination des lieux.
Il est vrai que la réaction nécessaire a eu lieu et que l’on a prêché, à raison, une finalité fonctionnelle de l’art de bâtir. Fort bien. Mais le fonctionnalisme n’est pas que matériel, ou primaire. Il ne faut pas seulement que l’on puisse faire son repas dans la cuisine, dormir dans sa chambre à coucher et voir la télévision dans sa salle de séjour. Il faut que la famille s’y épanouisse. Qu’elle s’y plaise. Qu'elle s’y retrouve elle-même. Qu’elle puisse y imposer sa marque et se trouver bien dans son cadre. Et voilà l’essentiel véritable.
Cela qui est vrai dans l’habitat des hommes, l’est tout autant pour celui de Dieu. Il faut que les hommes concrets de telle paroisse se sentent chez eux dans leur église. Même si elle est fonctionnellement pensée pour les offices et les cultes, s’il lui manque ce caractère profondément humain et personnel, elle devient une machine à prier ou à célébrer Dieu et devient du même coup inhumaine.
Une fois que l’on a compris cela, on ne s’arrête plus à la façade, qui camoufle une réalité souvent sans rapport avec l’ordonnance externe, on répugne à un décor glacé: on regarde par l’intérieur et l’on comprend les lois de l’architecture éternelle — dont chez nous, chrétiens occidentaux, la période romane a donné une traduction exemplaire — qui veut que le sanctuaire intime soit le fait essentiel, secret, caché, son apparence extérieure restant une pure transcription, uniquement postulée et régie par cette logique interne.