A rchitecture et Humanisme

Olcff Chridkoïshi

ARCHITECTURE, HUMANISME, leurs rapports... II est toujours difficile de répondre à une question posée dans l’abstrait. On imagine la silhouette classique du Parthénon, les agoras de la Grèce, la place Saint-Marc, les bulbes d’or du Kremlin, les villes satellites britanniques, Tapiola, cette cité finnoise, l’ensemble d’Agenskalm, à Riga, la Cité académique non loin de Novosibirsk, et le cœur répond : « Un rapport direct! » Mais la pensée est capricieuse: on évoquera aussi le luxe inhumain des palais des satrapes orientaux, les prisons écrasantes de l’Europe médiévale, la monotonie sans visage des constructions modernes, esclaves de la technique, et tout est remis en question...

Dans cette dialectique si typique pour notre époque, celle de la ville et de l’antiville, nous disposons néanmoins de solides points de repère, axés vers le passé mais aussi vers l’avenir, ceux qu’apporte l’action puissante exercée par l’architecte sur les conditions de vie et le milieu humain.

Aussi grand qu’eût été le rôle de l’architecture dans la vie de la société aux différentes étapes de l’histoire, nous vivons de nos jours une époque nouvelle, où elle acquiert une importance exceptionnelle.

Et ceci n’a rien de fortuit.

L’un des paradoxes du vingtième siècle s’est trouvé dans le fait que l'étonnant progrès technique qui a rendu accessibles un grand nombre de choses que l’humanité rangeait auparavant dans le domaine des rêves, loin de simplifier le mode de vie, l’a complexifié au contraire, en a brusquement accéléré le rythme, morcelé le temps dont dispose chaque individu (temps qui tendrait, en somme, à augmenter) en menues parcelles remplies d’occupations diverses, changeantes, exigeant une faculté d’adaptation accrue et partant, une tension nerveuse plus grande. On voit se poursuivre le procès d’aliénation du citadin des conditions naturelles, remplacées avec plus ou moins de bonheur par un milieu artificiel.

A l’ère de la conquête de l'Espace, l’homme de la ville passe le plus clair de sa vie entre quatre murs (à la maison ou au travail), demeurant dans cette isolation consentie jusqu’à vingt heures par jour et davantage.

32

L’architecte peut concevoir des villes et des édifices capables de faciliter son travail, de le rendre plus agréable ; mais il peut aussi faire le contraire...

Je serais enclin à penser qu’en d’autres temps il était plus simple de répondre professionnellement aux besoins de la vie.

Les constantes étaient plus nombreuses, relatives sinon absolues. La technique tout comme les conceptions esthétiques évoluaient avec une lenteur enviable, au point qu’il était souvent impossible de déceler un changement substantiel dans l’intervalle de plusieurs générations. Les grands organismes urbains étaient l’œuvre de dynasties d’architectes qui paraissaient fondre en un seul leur talent, leur science de la vie, de l’âme humaine, corrigeant et précisant peu à peu la solution.

De nos jours, le milieu urbain se forme et change avec une célérité incroyable. A Moscou, par exemple, nous bâtissons en trois ans autant de surface locative que la capitale en possédait à la veille de la révolution d’Octobre! Mais cela veut dire que les milliers d'édifices qui poussent partout engendrent avec eux de nouvelles formes d’organisation de la vie, un nouveau système de desserte, de nouveaux moyens de transport. La situation se complique encore quand on songe que l’élaboration des plans directeurs, qui est instantanée, fixe pratiquement pour de longues années les conditions de vie des habitants, prédétermine le milieu qui va décider des possibilités à eux offertes, qui va arrêter leur ambiance quotidienne. 11 est évident que sous cet aspect de la profession, le rôle de l’architecte est l’un des plus éminents et des plus responsables qui soit.

Je reviens à l’exemple de Moscou. En 1955, chaque Moscovite effectuait en moyenne 670 déplacements par an, d’une longueur de 4,2 kilomètres. Cela lui demandait quelque 140 heures. La statistique montre qu’en 1975, il effectuera déjà plus de 900 déplacements, le trajet moyen passant à cette époque à 6,3 kilomètres. Cela demandera 240 heures soit dix jours. Si l’on ajoute le temps perdu à attendre les moyens de transport, à se rendre aux arrêts, au garage, au parking, on calcule

facilement que la dépense de temps ne sera pas inférieure à 20 jours, les deux tiers d’un mois! Et l’on vient tout normalement à penser à l’utilité que peut présenter pour sa ville un bon architecte, capable d’établir une structure de l’aménagement qui réduise au minimum les pertes de temps en déplacement.

Ou encore le problème de la pollution atmosphérique. Chacun sait que l’air pur ne relève pas uniquement de la technique, que beaucoup dépend de l’architecte, de la façon dont il saura obliger chaque élément de l’organisme urbain à travailler à l’avantage des éléments voisins. A leur avantage et non à leur détriment.

Et néanmoins la création de communications de qualité, un zonage rationnel, l’aménagement en verdure, etc., toutes choses se confondant avec les assises humanistes de l’urbanisme contemporain, ne vont pas encore au cœur du problème.

Pas plus que l’élimination de défauts aussi communs que la monotonie des poncifs ou le règne de modes éphémères, fléau de toutes les civilisations qui, pour répéter les formes des années 1920 plutôt que celles du dernier siècle, n’en restent pas moins stylisation. Car le problème cardinal de l’humanisme dans l’œuvre de l’architecte à l’étape actuelle est bien celui du rapport optimal du sodai et de /’individuel dans les grandes villes.

A Père du préfabriqué, les architectes mesurent les territoires par dizaines et centaines d’hectares, et la population par collectifs groupant des milliers d’habitants.

N’aurions-nous pas tendance, dans ces conditions, à nous habituer à ne considérer que les grands groupes sociaux au préjudice de l’individu? N’oublierions-nous pas trop souvent de mesurer les solutions globales à l’étalon de la personnalité, et de coordonner les aspirations individuelles aux grandes tâches collectives? Qu’il le veuille ou non, l’architecte qui réalise l’étude de vastes complexes résidentiels doit opérer avec des normes constituant une sorte d’indice pondéré. On sait pourtant que les phénomènes de la vie se prêtent bien mal à un tel nivellement. Ces normes moyennes sont dans l’impossibilité de satisfaire aux besoins si divers, souvent imprévus, de l’individu isolé. La richesse et la variété de la vie sombrent inévitablement dans leur grisaille. Au lieu d’une adéquation multiple et complexe des procès vitaux à des formes individuelles non standardisées, on voit triompher un calque beaucoup trop simpliste et généralisé, faisant songer à une mauvaise copie de film dont les contrastes sont éteints, les couleurs déformées, certaines parties absentes, le son en retard sur l’image... Cela ne veut-il pas dire que nous nous contentons trop souvent d’un schéma superficiel et grossier dans le travail sur le milieu que nous destinons à notre contemporain? la répétition primitive de solutions types ne va-t-elle pas avoir de fâcheuses répercutions sur le psychisme, sur la faculté créatrice? Il n’est que temps de prêter l’oreille à l’avertissement si bien formulé dans cet aphorisme: «Nous commençons par former nos villes et nos villes nous forment ensuite ». N’allonsnous pas peupler nos maisons standard d’habitants standard?

Pour nous, il est clair que l’essence humaniste de la révolution socialiste opérée dans notre pratique sociale, dans nos rapports sociaux et humains a pour conséquence impérative le triomphe d’un humanisme supérieur dans le domaine également de la création de l’architecte.

Assurément cela se répercute dans la construction de masse (en 50 ans les soviétiques ont construit 1 000 000 000 de m2 de surface locative à la ville et 20 000 000 d'habitations à la campagne), dans la multiplication des centres civiques, etc. Mais cela doit se traduire aussi par la réunion des conditions objectivement nécessaires à la manifestation libre et créatrice de la personnalité, au développement multilatéral des immenses potentialités physiques, intellectuelles et spirituelles dont la nature a si généreusement doté l’homme. C’est dans ce sens que les architectes soviétiques portent leurs efforts.

On nous dit que seule la postérité sera à même de juger l’œuvre des architectes modernes à sa juste valeur. Sans doute, notre héritage bâti lui racontera aussi bien que nos livres et nos films le cours de nos pensées et de nos rêves, nos réussites et nos échecs, la dramaturgie de notre temps.

L’important, toutefois, est moins de savoir ce que penseront nos descendants que ce qu’ils seront. Et c’est à la formation de cette humanité future que l’architecture contribue dès aujourd’hui. Cela veut dire que l’humanisme de l’architecte contemporain se mesure à la fois à son métier, à sa capacité de résoudre les problèmes techniques qui se posent à lui, certes, mais aussi de comprendre le mode de vie en voie de formation, le psychisme de son semblable; à sa capacité de faire jaillir la flamme de l’émotion du béton et du verre, avec la même inspiration qui s'emparait de nos aïeux quand ils plantaient ces étonnantes églises aux charpentes projetées dans le ciel, ces pittoresques isbas perchées quelque part sur les bords de nos rivières septentrionales. Nous avons encore beaucoup à achever, nous autres, beaucoup à penser, beaucoup à trouver. La maîtrise ne vient pas d’un coup; elle pousse petit à petit, telle la perle de ces huîtres amoureusement cultivées dans les mers d’Orient. Les pêcheurs ne se hâteront pas s’ils visent une belle moisson.

Et une dernière chose. Jadis, l’architecte de l’Antiquité ou celui de la Renaissance était un esprit universel. Il bâtissait des villes, jetait des aqueducs, construisait des balistes, sculptait, calculait, étudiait et dessinait. Puis vint un temps où une spécialisation étroite réduisit le métier d’architecte à celui de décorateur de façades, ou peu s’en faut. De nos jours, il redevient un professionnel au large horizon, et ceci à un niveau tout différent. L’architecte d’aujourd’hui se manifeste dans les domaines de l’esthétique industrielle, de l’aménagement territorial, des arts appliqués, de la scénographie, des expositions et même de la cosmonautique, où il conçoit les structures et l’esthétique des engins extra-terrestres. Mais là n’est pas le principal. Le principal, c’est que le procès de l’étude du milieu ambiant n'est désormais possible qu’au sein d’une large collaboration; l’architecte, dont le projet est réalisé à l’issue de l’effort conjoint de toute une équipe de métiers afférents, ressemble de plus en plus à un metteur en scène tenu d’entrer dans tous les détails de la pièce s’il veut atteindre à l’unité de l’esthétique et du fonctionnel. Il est de plus en plus évident, pour nous, qu’aujourd’hui le bon architecte qui n’est qu'un bon architecte n’est pas un si bon architecte que cela.

Au XXe siècle, il doit être historien et sociologue, technicien et psychologue, philosophe et poète... Et le fait que l’élaboration des problèmes soulevés par le milieu ambiant commence à se développer chez nous dans toute son ampleur, que la science de l’architecture et la sociologie s’attachent à tirer des pronostics sur l’avenir d’une précision suffisante, ce simple fait nous autorise à croire que l’humanisme scellé à la base de l’architecture socialiste va trouver à s’exprimer enfin dans sa pleine mesure.

33