Psychologie de P espace architectural

P. C. ltacamier

Loin de moi la prétention de faire du psychiatre, ou mieux encore du psychanalyste, un magicien de qui devraient venir toutes recettes du bien-vivre. Et pourtant ce personnage a sur l’architecture quelque chose à dire.

L’expert moderne en psychologie ne peut pas rester indifférent à l’architecture et à l’architecte pour la très simple, évidente et incontestable raison que l'une des fonctions essentielles de toute création architecturale est de satisfaire certains besoins psychologiques de l'homme.

Qu’on y réfléchisse un instant seulement. Il va de soi que toute construction qui manque à satisfaire des besoins psychologiques ne sera jamais qu'un outil-, même commode* ce sera un outil triste; c’est de quoi l’observation nous fournit de nos jours des preuves pesantes et nombreuses.

On apercevra aussi que les réussites architecturales, qu’elles soient modernes ou anciennes, célèbrent toutes le même accord : l'accord entre la nécessité fonctionnelle, les ressources techniques et les besoins psychologiques. Certes les uns et les autres ont

varié au cours des temps et à travers les cultures; les ressources techniques ont le plus changé, les besoins psychologiques restent les plus stables, et d’autant plus qu’ils sont plus profonds. Mais toujours l’architecte qui réussit l’union intime entre ces diverses données, telles qu’elles se présentent à lui, est celui dont l'œuvre survit.

La réussite architecturale se conçoit assez couramment comme une affaire d’esthétique et d’adéquation fonctionnelle ; si cette proposition se complète aujourd'hui par l’introduction du génie industriel, elle se simplifie par contre si l’on admet que la beauté vient d’elle-même à une construction vraiment et pleinement adéquate à ses fonctions et à ses matériaux.

Mais en concevant la fonction d’un bâtiment en termes seulement utilitaires, ainsi

qu’on le fait très et trop souvent, on se trompe. L’homme n’a pas que des besoins matériels; ceux ci paraissent d'ailleurs les plus faciles à satisfaire dans l’état présent de la civilisation occidentale. Mais l'homme se trahit gravement chaque fois qu'il oublie ses propres besoins psychologiques.

Il faut bien reconnaître ici que dans la très grande majorité des cas, ses propres besoins psychologiques sont ce que l'homme connaît le plus mal.

Aussi l’on ne souhaiterait pas seulement que l’architecte connaisse ces besoins psychologiques, on aimerait encore qu’il sache les deviner, les devancer et les prévenir; on aimerait que par l’intuition comme par le savoir il aide ses clients à découvrir leurs propres besoins. C’est en vérité une tâche d’artiste que d’apprendre aux autres hommes à goûter ce qu’ils n’ont pas encore découvert.

Le psychanalyste, dans le secret de son cabinet et dans la tâche qui est la sienne de faire découvrir à ses patients ce qu’ils sont et ce qu’ils désirent, a l’occasion de déceler quels besoins psychologiques souvent cachés viennent chercher satisfaction dans le logement, la maison, les bâtiments.

Le psychiatre qui observe et cherche à modifier des malades, et qui les observe entre les murs où ils vivent, saisit, à travers le miroir grossissant de la pathologie, les lois secrètes qui règlent le rapport de l'homme avec ce qui l'abrite. Car la pathologie mentale n’invente rien. Elle déforme et déséquilibre en poussant à l’excès certains mécanismes ou certaines fonctions dont le principe est universel et normal. Et c’est ainsi qu’elle place en évidence des vérités psychologiques souvent essentielles qui passeraient autrement inaperçues; l’asthmatique, lui, sait bien mieux que celui qui respire sans gêne ce que c’est que l’air et la respiration.

Certes nous ne connaissons encore qu’une partie des lois qui régissent la psychologie

des espaces habitables, ou architecturaux.

Mais nous savons par exemple que l’image de la maison est universellement prise comme symbole du giron maternel ; ce giron dont bien peu se souviennent, il reste pourtant inscrit dans l’inconscient de chacun comme un pôle premier d'attraction et comme un centre de retour toujours vivant. Le petit d’homme est si démuni quand il naît, le besoin qu’il a des soins et de l’entourage maternels est alors si fort et si impérieusement vital que jamais il ne peut tout à fait se déprendre de cette aspiration première; le sentiment de sécurité qu’il recherche dans son logis en est une expression durable. De là vient aussi que les murs sont éprouvés et devraient être conçus comme des enveloppes.

D’autant que tout naturellement la demeure de l’homme représente aussi son enveloppe psychologique. Il n’y a pas là de contradiction avec ce qui précède, car nous savons que l’individu conçoit sa propre identité en concevant d’abord celle de l’objet premier qui est la mère.

Se connaître comme une entité, c’est se connaître des limites. La peau est limite corporelle, mais le vécu de chacun (un vécu peu conscient mais décisif) comprend une suite d’enveloppes psychologiques. Il est bien connu que l’homme habillé inclut ses vêtements dans son espace individuel, que nous pourrions dénommer l'espace du moi\ l’automobiliste y inclut sa voiture, et l’on dit qu’il fait corps avec elle. Les murs entre lesquels on habite forment une autre enveloppe de l'espace du moi. Il est donc

tout naturel que l’homme éprouve sa demeure comme une représentation de soi, qu’il tende habituellement à se l’approprier, et que de quelque façon elle fonctionne comme son propre miroir.

N’en doutons pas, le besoin est fondamental, qui de tous temps a poussé l’homme à inscrire son nom ou son effigie et à raconter ses histoires sur les murs qui l’entourent, que ce soient ceux des grottes, des églises, des palais ou des bergeries.

La relation avec les murs prend une acuité singulière chez les malades mentaux, car le sentiment qu’ils ont de leur propre individualité et de leur valeur personnelle en tant qu’êtres humains, loin de présenter la stabilité relative qui est normale, est terriblement fragile, affaibli, flottant et morcelé, ce qui le rend excessivement dépendant des espaces actuels où ils sont placés et des murs auxquels ils essaient d’accrocher les pans de leur propre unité perdue.

39

C’est pourquoi l’on observe que les malades sont très intimement dévalorisés quand ils vivent entre des murs eux-mêmes médiocres; leur niveau de fonctionnement psychologique suit de près la qualité de leur entourage.

Je me souviens d’une patiente internée qui présentait un trouble impressionnant et grave: elle barbouillait de ses déjections les murs de sa chambre; elle avait été isolée dans une « cellule » peu éclairée dont les murs étaient grossièrement peints en couleur caca: mieux valait, pensait-on, la laisser là, puisque aussi bien elle salissait tout; cet échange réciproque de mauvais procédés, qui durait depuis longtemps, fut interrompu de la façon suivante: je fis repeindre la pièce avec soin, en couleurs avenantes, claires, et bien entendu fragiles et salissables; une fois qu’elle y fût réinstallée, la patiente cessa sans autre intervention son repoussant barbouillage. Son comportement suivait de près le sentiment qu’elle avait d’elle-même, qui lui-même suivait de près la qualité des murs où elle vivait, qui eux-mêmes constituaient un plan de communication tacite avec l’entourage (car c’était sur les murs qu’elle exprimait son mécontentement, et par les murs mal peints que l’entourage lui disait son mépris).

On a dit quelque temps que les murs ont des oreilles mais il faut au moins ajouter que les murs parlent. Et comme les demeures sont, ainsi que nous l’avons vu, inconsciemment éprouvées comme un double du corps, il est juste de s’inspirer pour les concevoir de la représentation que l’homme se fait de lui-même.

Certes l’homme normal ou réputé tel ne réagit pas avec une aussi étroite rigueur que le malade aux caractéristiques de l’enveloppe qui l’abrite; de plus il s’efforce de la modifier ou d’en changer; toutefois les influences qu’il subit sont d’autant plus pressantes que bien souvent elles agissent à son insu; et les expériences réussies de coloration « fonctionnelle » des ateliers, de musée à l’usine, et, d’une façon générale ci'animation esthétique des lieux de travail et de vie prouvent que le bien-être, et, par suite, le rendement des gens sont liés à la qualité de l’espace architectural.

Loin de moi l’intention de prétendre que l’activité psychologique ne dépend que de facteurs ambiants immédiats. Nons savons en effet que l’activité psychique présente à l’état normal un très large fond d’autonomie, qu’elle est déterminée par le passé vécu autant et plus que par l’actuel, par l’inconscient plus que par le perçu, et que tout le « donné » extérieur est remanié intérieurement par une incessante transformation imaginaire.

Néanmoins cette activité ne se déroule de façon satisfaisante que dans certaines conditions ambiantes, dont la marge, pour être chez le sujet normal plus large que chez le malade, n’est pour autant pas indéfiniment extensible.

40

Demandons-nous alors quel appui les constructions « fonctionnelles » d’aujourd’hui fournissent à l’exercice de cette activité: il faut bien reconnaître qu’il est souvent très mince et parfois négatif.

Or aucun espace ne peut être vivant et vraiment habité qui ne possède des propriétés de résonance symbolique. C’est pour satisOn sait par exemple, à la suite d’expériences minutieuses, que les capacités d’attention, d’objectivité, de mémoire et d’invention d’un sujet normal sont vite et sévèrement diminuées s’il est artificiellement privé des innombrables stimulations qui alimentent couramment les sens (audition, vision, tact, etc.) Autrement dit le psychisme ne conserve son intégrité fonctionnelle que s’il est alimenté en stimulations ambiantes; il est intéressant de noter que des stimulations toujours semblables et monotones équivalent à l’absence de stimulations; et l’on ne doit pas oublier que l’excès de stimulations provoque une sidération des récepteurs qui finit par agir aussi gravement que le vide stimulatoire.

Quantitatives, ces lois psychologiques sont élémentaires. Il est pourtant bon de les rappeler, car bien peu nombreux sont ceux qui songent à se nourrir les yeux avec autant de soin que le ventre.

Passées les nécessités quantitatives (qui pourtant ne sont pas toujours respectées), la qualité s’impose.

Il est un registre mental dont la recherche moderne a confirmé la valeur que l’intuition peut lui reconnaître: c’est celui de l’imaginaire, de la fantasmatisation, de toute cette activité souterraine, subconsciente ou inconsciente, de transformation et de transfiguration du réel, dont le rêve est une des formes, la plus remarquable mais non la plus constante. Or on sait que tout sujet se trouvant privé de cet indispensable registre intérieur devient à plus ou moins brève échéance, malade corporellement ou mentalement.

faire à ce besoin que l'homme aime parfois à s’entourer d’objets qui n’ont d’autre utilité que d’être, ainsi que je les appelle, des « porte-fantasmes » ou des « porterêves ». Il faut d’ailleurs remarquer que pour opérer et conserver son charme, le symbole ne doit pas être évident, ce que nous montre d’ailleurs la fréquentation des œuvres d’art, où la circulation symbolique, semblable à la circulation du sang, se devine et se sent mais ne se voit pas.

Apparemment, les aspects dimensionnels de l’espace vécu sont plus sensibles. Et il est vrai que les dimensions, la forme et la structure des espaces sociaux influent d’une façon notable sur le comportement des êtres qui les fréquentent.

Faisons, pour le mieux saisir, une brève excursion au jardin zoologique. Plus rigoureusement que l’homme, en effet, l’animal organise l’espace où il vit; il a généralement son territoire, qui est son terrain de vie et de chasse, et il a aussi son espace péri-corporel, cercle dont tout porte à conclure qu’il le vit comme faisant partie de lui, et dont le rayon est appelé distance critique; le fait est que l’animal ne supporte pas que cette distance critique soit violée; le fait est aussi que si l’animal est enfermé dans un espace trop restreint il se met à tourner en rond ou aller et venir sans but, selon des trajets fixes, à la façon d’une mécanique ainsi qu’on peut effectivement le voir dans certains jardins zoologiques.

Ces mouvements sont parfaitement anormaux; ils reproduisent ceux qu’on observe dans certaines maladies mentales graves.

On ne sera donc pas surpris d’apprendre que la claustration dans un espace étroit et informe favorise et parfois détermine chez les malades l’apparition de cette mobilité rigide et monotone qui va toujours de pair avec une sorte d’épuisement de la pensée et de vidage mental.

Il arrive que dans un espace étroit, un malade réagisse, comme s’il était physiquement étouffé, par de la peur ou de la violence; il arrive au contraire qu’au milieu d’un espace vaste il se sente littéralement perdu et anéanti.

On a tout lieu de penser que ces phénomènes d'appropriation de l'espace ambiant existent aussi chez le sujet normal, bien qu’avec un moins rigoureux déterminisme que chez l’animal ou le malade.

Mais ils ne sont pas conscients. Bien des gens souffrent psychologiquement de vivre entassés les uns près des autres mais d’une façon vague et sans savoir que c’est précisément parce que leur espace propre se trouve ainsi constamment transgressé.

Grâce à la compréhension psychologique actuelle, on a par exemple pu apprécier le bien-fondé del’intuition du principal fondateur de la psychiatrie moderne, PINEL, qui affirmait il y a plus de cent ans que les murs, déjà, sont un traitement pour les malades mentaux. Malheureusement, faute d’avoir pénétré le sens de cette intuition, on a ensuite entrepris d’élever tant de murs, et avec tant d’acharnement autour des fous, qu’on a fini par les incarcérer; les murs sont alors devenus des toxiques. Il n’est guère moins à craindre que dans le mouvement inverse de la balançoire des idées, on ne s’attache avec tant d’ardeur à libérer les malades qu’on ne les prive pour finir de toute protection corporelle et psychologique.

On aperçoit ici que les nécessités psychiatriques soulèvent avec une particulière acuité un des dilemmes de l’architecture, que nous croyons être le reflet d’un dilemme psychologique spécifiquement humain : faut il faire des demeures ouvertes ou des demeures fermées? Telle quelle, cette question doit être rejetée. Les demeures doivent être à la fois ouvertes et fermées. L’homme a toujours à concilier ses besoins de sécurité et ses besoins de liberté, et l’art de l’architecte est aussi de savoir concilier dans ses créations le besoin de limites et le besoin d’expansion qui sont tout deux inscrits dans la nature de l’homme: l’enveloppe z1 l'envol.

Il est raisonnable d’estimer que l'architecture constitue l’un des plus justes reflets cl'une civilisation; à son niveau s’intégrent

Dessin d’un schizophrène Prison. Coll. Dr. A. Bader Extrait du livre « Insania pingens » publié par CIBA

Bien peu d’hommes savent de quelle quantité d’espace ils ont besoin devant leur bureau, leur fauteuil ou leur lit pour se sentir à l’aise, et pourtant cette distance existe, elle n’est pas la même pour tous, et elle ne dépend pas de la commodité seule.

Il est par contre plus connu que certaines structures de l’espace invitent à certains types de relation plutôt qu’à d’autres; et pour prendre un exemple très simple, on sait fort bien qu’une discussion de groupe n’aura pas le même ton, peut-être aussi les mêmes résultats, selon qu’elle est menée autour d’une table arrondie ou d’une longue table rectangulaire.

11 reste assurément beaucoup à apprendre sur ces corrélations socio-spatiales, où les architectes ont dû jusqu’à présent ne se fier qu’à l’empirisme ou l’intuition.

Mais il est un domaine où l’architecte comme le psychiatre pensent trouver un champ d’observation privilégié: c’est celui des constructions psychiatriques; les hôpitaux et cliniques psychiatriques constituent en effet de véritables laboratoires d'architecture.

Il faut bien reconnaître ici que l’architecture psychiatrique nous donne surtout à considérer une remarquable collection d’erreurs et, comme on sait, les erreurs en architecture ont la vie dure.

Bien souvent il arrive que les demandes architecturales du psychiatre soient très en deçà des progrès de la psychiatrie, les projets architecturaux en deçà des progrès de l’architecture, si bien qu’on en arrive aux réalisations les plus banales.

Le psychiatrique et la maladie mentale conservent en dépit de l’évolution de l’opinion, un certain relent de soufre, la création d’un bâtiment à usage psychiatrique ne revêt absolument pas le même prestige qu’un projet à destinée sportive, industrielle, administrative ou religieuse.

Quand on ne revient pas vers la banalité traditionnelle, il arrive qu’on cherche à matérialiser des rêves, ou que l'on pousse jusqu’à l’absurde une intention en ellemême louable; la pratique de la psychiatrie n’est certes pas seule à montrer que les intentions les meilleures risquent de se retourner contre leurs bénéficiaires.

l’évolution technique, l’évolution psychologique, l’évolution sociale et l’évolution esthétique. Mais l’homme n’est pas seulement reflété par son architecture; dans une certaine mesure il est aussi déterminé par elle.

La liaison de l’homme avec son architecture est donc étroite; comme toute union il faut, pour qu’elle soit heureuse, pas mal de science, et beaucoup d’amour.

41