Humanisme et Urbanisme quelques propositions.

Henri Lefebvre

1. Le vieil humanisme «classique» a terminé depuis longtemps, et mal terminé, sa carrière. Il est mort. Son cadavre momifié, embaumé, pèse lourd et ne sent pas bon. 11 occupe beaucoup de lieux publics ou non, transformés en cimetières culturels sous les apparences de l’humain: musées, universités, publications diverses. Plus les cités nouvelles et quelques revues d’urbanisme.

Trivialités et platitudes se couvrent de cet emballage: «échelle humaine», «mesure humaine», «service de l’humain». Alors que nous devons prendre en charge la démesure, et créer « quelque chose » à la taille de l’univers.

Photo Maud Krafft

2. Ce vieil humanisme a trouvé la mort dans les guerres mondiales, pendant la poussée démographique qui accompagne les grands massacres, devant les exigences de la croissance et de la compétition économiques et sous la poussée des techniques mal maîtrisées. Il n’est même plus une idéologie, à peine un thème pour discours officiels ou pour journalistes provinciaux (cette province s’étend jusqu’au centre de Paris!).

3. Comme si la mort de l’humanisme classique s’identifiait à celle de l’homme, on a poussé récemment de hauts cris. « Dieu est mort, l’homme aussi. » Attention! Ces formules répandues dans des livres à succès (« Les mots et les choses », de Michel Foucault, par exemple), repris par une publicité irresponsable, n’ont rien de neuf. La méditation nietzschéenne commença il y a près d’un siècle, lors de la guerre de 18701871, mauvais présage pour l’Europe, sa culture et sa civilisation. Lorsque Nietzsche annonçait la mort de Dieu et celle de l’homme, il ne laissait pas un vide béant: il ne le colmatait pas avec des matériaux de fortune, avec du langage et de la linguistique. Il annonçait aussi le Surhumain, qu’il pensait advenir. II surmontait le nihilisme

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qu’il diagnostiquait. Nos auteurs qui monnayent les trésors théoriques et poétiques du XIX0 siècle, nous replongent dans le nihilisme. Si l’homme est mort, pour qui allons-nous bâtir? pourquoi bâtir? Peu importe que la ville ait ou non disparu, qu’il faille la penser à nouveau, la reconstruire sur de nouveaux fondements ou bien la dépasser. Peu importe que la terreur règne, que la bombe atomique soit ou non lancée, que la planète Terre explose ou non.

Qu’est-ce qui importe? qui pense, qui parle encore et pour qui? Si le sens et la finalité disparaissent, si nous ne pouvons même plus les déclarer, les créer dans une praxis, rien n’a d’importance ni d’intérêt.

4. Le vieil humanisme s’éloigne. Il disparaît, et même la nostalgie s’atténue, et nous nous retournons de plus en plus rarement pour revoir sa forme étendue en travers de la route. C’était l’idéologie de la bourgeoisie libérale. Il se penchait sur le peuple, sur les souffrances. Il couvrait, il soutenait la rhétorique des belles âmes, des grands sentiments, des bonnes consciences. Il se composait de citations grécolatines saupoudrées de judéo-christianisme.

Un affreux cocktail, une mixture à vomir!

Seuls quelques intellectuels (dits « de gauche ») ont encore du goût pour cette boisson triste; ni révolutionnaires, ni ouvertement réactionnaires, ni dionysiaques ni apolliniens, ils font bénir leurs compromis, qui reçoivent ce nom de baptême: « humanisme ».

5. C’est vers un nouvel humanisme que nous devons tendre et nous efforcer, c'està-dire vers une nouvelle praxis et un homme nouveau. En échappant aux mythes qui menacent cette volonté, en détruisant les idéologies qui détournent ce projet. La vie urbaine n’a pas encore commencé. Nous inventorions les débris d’une société millénaire dans laquelle la campagne a dominé la ville, dont les idées et « valeurs », les tabous et les prescriptions, étaient pour la plus grande part d’origine agraire, à dominante rurale et « naturelle ». Des cités sporadiques émergeaient à peine de l’océan campagnard. La société rurale était (elle est encore) celle de la non-abondance, de la pénurie, de la privation acceptée ou refusée, des interdits aménageant ou régularisant les privations.

Remarque décisive: la crise de la cité traditionnelle accompagne la crise mondiale de la civilisation agraire, également traditionnelle. Elles vont ensemble et même elles coïncident partiellement. A nous de résoudre cette double crise, notamment en créant avec la ville nouvelle la vie nouvelle dans la ville.

6. Dans la phrase précédente, le « nous » a seulement la portée d’une métaphore. Il désigne les intéressés. Ni l’architecte, ni l’urbaniste, ni le sociologue, ou l’économiste, ni le philosophe ou le politique ne peuvent tirer du néant par décret des formes et des rapports nouveaux. Seule la vie sociale (la praxis), dans sa capacité créatrice globale, possède un tel pouvoir.

Ou ne le possède pas. Les gens nommés plus haut, pris séparément ou en équipe, peuvent déblayer le chemin; ils peuvent aussi proposer, essayer, préparer des formes. Et aussi et surtout inventorier l’expérience acquise, tirer la leçon des échecs, aider l’enfantement du possible par une maïeutique nourrie de science.

7. Signalons ici l’urgence d’une transformation des concepts et des instruments intellectuels. En reprenant ici des formulations employées ailleurs, certaines démarches mentales encore peu familières sont indispensables: a) La transduction. C’est une opération intellectuelle qui peut se poursuivre méthodiquement et qui diffère de l’induction et de la déduction classiques, mais aussi de la construction de « modèles », de la simulation, des énonciations d’hypothèses. La transduction élabore et construit un objet théorique, un objet possible, à partir d’informations portant sur la réalité ainsi que d’une problématique posée par cette réalité. La transduction suppose un feedback incessant entre le cadre conceptuel utilisé et les observations empiriques. Sa théorie (méthodologie) met en forme les opérations mentales spontanées de l’urbaniste, de l’architecte, du sociologue, du politique, du philosophe. Elle introduit la

rigueur dans l’invention et la connaissance dans l’utopie.

b) L’utopie expérimentale. Aujourd’hui, qui n’est Utopien? Seuls les praticiens étroitement spécialisés, qui travaillent sur commande sans soumettre au moindre examen critique les normes et contraintes stipulées, seuls ces personnages peu intéressants échappent à l’utopisme. Tous utopiens, y compris les prospectivistes, les planificateurs qui projettent le Paris de l’an 2000, les ingénieurs qui ont fabriqué Brasilia, et ainsi de suite! Mais il y a plusieurs utopismes. Le pire, c’est celui qui ne dit pas son nom, qui se couvre de positivisme, qui impose à ce titre les contraintes les plus dures et la plus dérisoire absence de technicité.

L’utopie est à considérer expérimentalement, en étudiant sur le terrain ses implications et conséquences. Elles peuvent surprendre. Quels sont, quels seront les lieux socialement réussis? Comment les détecter? selon quels critères? voilà ce qui a de l’intérêt.

8. Autre démarche intellectuellement indispensable: discerner sans les dissocier les trois concepts fondamentaux, à savoir la structure, la fonction, la forme. Connaître leur usage et leur portée, leurs aires de validité, leurs limites et rapports réciproques. Savoir qu’ils font un tout, mais que les éléments de ce tout ont une certaine indépendance et une autonomie relative.

Ne pas privilégier l’un d’eux, ce qui donne une idéologie, c’est-à-dire un système dogmatique de significations: le structuralisme, le formalisme, le fonctionnalisme.

Les utiliser tour à tour, sur un pied d’égalité, pour l’analyse du réel (qui jamais n’est exhaustive et sans résidu) ainsi que pour l’opération dite « transduction ». Bien comprendre qu’une fonction peut s’accomplir par le moyen de structures différentes, qu’il n’y a pas de lien univoque entre les termes. Que fonctions et structures se revêtent de formes qui les révèlent et les voilent — que la triplicité de ces aspects constitue le tout qui est plus que ses aspects, éléments et parties...

Ces beaucoup trop brèves indications méthodologiques exigent un complément.

Parmi les outils intellectuels dont nous disposons, il y en a un qui ne mérite ni le

dédain ni le privilège de l’absolu, celui de système (ou de sous-système) de significations.

Nous savons que les politiques ont leurs systèmes de significations, qui leur permettent de subordonner à leurs stratégies les actes et événements sociaux influencés par eux.

Nous savons que l’humble habitant a son système de signification (ou plutôt son « sous-système »). Le fait d’habiter ici ou là comporte la réception, l’adoption, la transmission, d’un tel système, par exemple celui de « l’habitat pavillonnaire », celui des villes nouvelles ou celui des anciens quartiers, etc.

Les architectes semblent avoir établi et fréquemment dogmatisé des ensembles de significations, mal explicités comme tels et mis sous les vocables « fonction », « forme », « structure ». Ils les ont élaborés non pas à partir des significations perçues et vécues par ceux qui habitent, mais à partir du fait d’habiter, perçu et conçu par eux. Il y aurait lieu de formuler ce système, érigé souvent en urbanisme par extrapolation, sans autre procédure ni précaution.

Le système que l’on pourrait nommer légitimement « urbanisme », qui retrouverait les sens de la ville ancienne — qui rejoindrait les significations de la pratique nommée « habiter » (c’est-à-dire « l’humain ») — qui ajouterait à ces faits acquis, par transduction, une théorie des temps-espaces signifiants — qui montrerait une pratique découlant de cette élaboration théorique — cet urbanisme n’existe pas encore.

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