J-P. VOUGA | Esthétique de la préfabrication
Saluée des coups de sifflet des uns, des cris d’enthousiasme des autres, la préfabrication est entrée sur la scène de l’architecture.
J’aimerais n’écouter ce soir ni les amères malédictions de ses adversaires, ni les prophéties hasardeuses de ses trop ardents partisans pour aborder sous l’angle de la seule esthétique un domaine qui ne saurait laisser personne indifférent.
Menacée de préfabrication, de standardisation, de normalisation, de modulation, l’architecture va-t-elle, comme on le prédit, perdre à jamais sa place d’art majeur ou est-elle au contraire au seuil d’une des grandes époques qu’elle aura pu connaître ?
Quelques précisions me paraissent utiles : Y architecture jonctionnelle ou organique est celle qui revendique le dur langage utilitaire ; en revanche, Y architecture industrialisée est celle qui appliquera à la construction les méthodes de la production industrielle. Si on peut opposer jusqu’à un certain point l’architecture fonctionnelle à une architecture de plastique pure, l’architecture industrialisée s’oppose, elle, à l’architecture artisanale : théoriquement, rien n’empêche la préfabrication des éléments d’une église ou d’un monument si ce n’est que les méthodes de la production industrielle s’y adapteraient mal.
Que sont en effet ces méthodes ? Qu’exigentelles et qu’apportent-elles ? Elles exigent la rationalisation de chaque opération (ces termes étant pris dans leurs sens les plus larges) et une certaine ampleur de fabrication. Elles apportent la rapidité et la précision de l’exécution, éliminant les aléas bien connus de la construction traditionnelle.
Cherchons à déterminer comment s’appliquent pratiquement ces principes de rationalisation et d’ampleur : Le chantier artisanal se caractérise par le fait qu’il a pu jusqu’ici s’accommoder de l’absence d’organisation rationnelle. Certes il aurait tout à y gagner mais il n’y est pas contraint. Aux habitudes qui lui sont chères : solutions successives des problèmes des divers corps de métier, échelonnement des décisions et, par suite, tâtonnements, interventions mal ordonnées des métiers secondaires, possibilités mal limitées de changements en cours d’exécution, la construction industrialisée oppose au contraire la solution préalable de tous les problèmes, y compris ceux des métiers secondaires en même temps que leur intervention coordonnée ; en d’autres termes, l’étude minutieuse et totale avant le début des travaux accompagnée de l’impossibilité d’aucun changement en cours d’exécution. Le chantier industrialisé où des machines de chantier — grues, pompes à béton — facilitent ou même exécutent le travail, est en soi une application de ce principe d’organisation. Seul, cependant le travail en usine permet le contrôle précis d’opérations strictement coordonnées et exécutées de plus — élément capital — à l’abri des intempéries.
De même, Y ampleur de l’exécution, par quoi on entend la production en grande série du même élément n’est pas un obstacle pour le chantier artisanal mais elle ne lui est pas indispensable alors qu’elle est la seconde exigence de la construction industrialisée ; la répétition du même élément est en effet nécessaire pour amortir des études incomparablement plus complexes, les mises au point des pototypes et l’équipement technique de fabrication.
Rapidité et précision sont enfin l’aboutissement logique et le gain de l’application des deux principes d’organisation et d’ampleur.
Traduits en langage plastique, quelles sont les répercussions de ces principes? L’organisation rationnelle n’implique rien qui ne soit familier à l’architecture fonctionnelle : économie de moyens, rejet de tout artifice, recherche de l’effet par l’expression de l’essentiel. En revanche, le principe d’ampleur pose une exigence nouvelle : celle de la normalisation, pierre d’angle de la multiplication des éléments. A son tour, normalisation sous-entend standardisation ou réduction des types (de portes, de fenêtres, d’appareils) à un nombre limité et modulation ou réduction des dimensions de ces types à des grandeurs données.
D’autre part, les lois d’assemblage des éléments composants vont intervenir de tout leur poids encore insoupçonné, tendant par exemple à rythmer impérieusement les dimensions des locaux et à dissocier complètement le système porteur de l’édifice de ses enveloppes et des cloisons qui le divisent. Mon analyse enfin ne serait pas complète si je n’insistais pas sur deux caractères importants de la préfabrication : son degré variable d’application et l’apparition qu’elle provoque de nouveaux matériaux.
On peut en effet parler de préfabrication sans entendre obligatoirement la préfabrication totale (qui en construction n’est qu’une vue de l’esprit : il faudra de toute façon commencer toujours avec une pelle, une pioche ou une excavatrice !) et on peut dire aussi — comme certains s’amusent à le faire — que la préfabrication commence à la brique, à la poutre de bois, au lavabo. Pour quelques stratèges de l’industrialisation, son degré se chiffre très exactement par la comparaison entre les heures de travail en usine et sur le chantier. Pour nous, elle commence lorsque des éléments importants de gros œuvre — ossature portante, murs de façade ou murs intérieurs — sont produits en usine selon les principes qui viennent d’être définis, ne font l’objet sur le chantier que d’un simple assemblage, pour autant cependant que la conception même de l’édifice, sa structure, son expression plastique ne seront pas telles qu’elles auraient pu l’être avec d’autres méthodes de construction. En d’autres termes, le degré d’application des méthodes de préfabrication devrait pouvoir se juger à la mesure dans laquelle la construction se libère des méthodes classiques.
Dans un autre ordre d’idées, l’industrialisation ouvre le champ de l’architecture à des matériaux jusqu’ici ignorés ou réservés à d’autres usages. Il s’agira par exemple de l’aluminium qu’on applique au revêtement des façades, soit en tôles pleines, soit en tôles ondulées ou façonnées, le traitement du parement allant d’un simple polissage à une oxydation plus ou moins poussée de la surface. Il pourra s’agir également des matières synthétiques utilisées déjà pour les écoles anglaises du Hertfordshire aussi bien pour les murs extérieurs que pour les cloisons de séparation. L’industrie les livre à volonté sous leur aspect naturel jaune-brun ou revêtues d’une couche d’émail coloré.
Que la préfabrication remplace la pierre par le verre, les émaux ou le métal léger, ne peut être qu’un enrichissement pour l’architecture.
D’ailleurs l’extraordinaire beauté du LeverHouse s’impose comme un coup de cymbale et j’aurais le succès facile en opposant la netteté de ses formes aux défroques gothicoromantiques des gratte-ciel de la première époque non préfabriqués et revêtus d’authentique pierre de taille. De nouvelles visions surgissent et surgiront, sans points de contacts apparents avec les images familières de l’architecture. Ce serait cependant, on s’en doute, un jugement fort superficiel que de situer le tournant de l’architecture dans le remplacement de son enveloppe extérieure de brique et de pierre par un rideau de verre et d’acier.
Le problème est plus nuancé et je crois l’avoir posé avec toutes ses incidences. Il n’en faut pas moins tenter d’aborder sans équivoque la question essentielle de l’évolution des formes dans l’architecture de demain.
Dans son acception la plus haute, la création architecturale n’a jamais été autre chose que la traduction en volumes et en surfaces d’une donnée fonctionnelle, le rôle de l’artiste consistant à surmonter les innombrables contraintes de la construction, de l’emploi des matériaux, à s’appuyer même sur ces exigences pour exalter les données d’un programme comportant en général plus de contraintes que n’en connaît jamais aucun autre art. Dans cet exercice, la richesse de l’imagination, l’exubérance des matériaux n’atteignent pas plus sûrement la beauté que la rigoureuse discipline alliée à la pauvreté des moyens. De même, si la grande noblesse de leurs fonctions a engendré des monuments dont l’Histoire s’enorgueillit, l’humilité des tâches n’en a pas moins fait naître les chefs-d’œuvre que peuvent être quelques maisons de paysans et il n’est pas jusqu’à la stricte utilité qui n’ait provoqué l’apparition d’œuvres éternelles comme le Pont du Gard.
En d’autres termes, l’œuvre architecturale la plus utilitaire comporte toujours une part de création gratuite qu’on décèle sans doute possible dans l’action du « choix ». Là où un choix est encore permis — quand ce ne serait que celui des couleurs — subsiste une liberté.
Inversément, l’œuvre la plus gratuite n’ignore jamais complètement le langage utilitaire. En conséquence, la création architecturale n’est qu’un dosage d’utilité et de gratuité, de technique et de poésie et la mesure de la réussite n’est pas dans la présence d’une part plus ou moins grande d’interprétation poétique mais bien dans la prépondérance que cette part de poésie prend sur la matière. Par quoi se trouvent condamnées aussi bien les œuvres de pure imagination que la fonctionnelle mise en identité de l’utile et du beau.
Pourquoi se lamenter désormais à la constatation que notre époque construit plus de logements, d’hôpitaux et d’écoles que de châteaux et de théâtres et que la stricte utilité soit la condition de l’expression architecturale de la plupart de nos œuvres. Si l’effort exigé pour surmonter victorieusement un lourd poids de contraintes rend les réussites peut-être moins fréquentes, leur apparition n’en est que plus enthousiasmante, garante qu’elle est de la pérennité des lois de l’architecture.
Que la préfabrication impose dès lors à l’architecte des exigences plus exactes, le recours à des éléments rigoureusement rythmés, la modulation des composantes, qu’elle le prive d’une part non négligeable de ses libertés d’artiste, qu’elle aliène même à n’en pas douter certains aspects de son indépendance professionnelle, la perte sera-t-elle sans compensation ? Les obligations nouvelles seront-elles d’un poids tel qu’il suffise à effacer de la création architecturale cette part de poésie qui en fait tout le prix ?
Non ! Car, sans parler du prodigieux enrichissement dû à l’apparition de matériaux nouveaux, le moment est venu de montrer qu’à l’ampleur de la production correspondra l’ampleur des programmes et que l’architecture industrialisée ne déployera plus ses effets à l’échelle du building isolé mais à celle du quartier, de la cité ; qu’à la composition des édifices pour eux-mêmes succédera la composition des édifices entre eux. Trop rares ont été jusqu’ici les exemples d’ensembles architecturaux de la nature de la Place St-Marc, de la rue de Rivoli ou, plus près de nous, de la rue de la Corratene où la répétition d’un seul type de travée, fût-il quelconque, confère au tout une grandeur hors de proportion avec la qualité de l’élément. Plus fréquentes sont, dans nos meilleurs ensembles urbains, les juxtapositions d’œuvres qui, prises une à une peuvent toutes être excellentes mais où le manque d’unité suffit à détruire toute harmonie. L’erreur des unes est d’avoir cru au charme de la diversité qu’il est difficile de maîtriser pour l’empêcher de tourner au chaos; le succès des autres est de n’avoir pas redouté la monotonie qu’il est si facile d’exalter pour en tirer les satisfactions de la composition architecturale.
Mais, si nul ne songe à reprocher leur monotonie aux cités méditerranéennes ou bretonnes où la répétition d’éléments identiques se déroule selon un plan vivant, où la variété des volumes supplée au défaut de variété du détail, en revanche, chacun connaît et redoute l’impression de lassitude qui se dégage de certaines cités du Nord que nulle variété ne vient animer. Avec le même jeu de blocs, l’enfant peut reproduire les unes et les autres, créer la rue morose et le quartier banal ou, par la volonté de son imagination poétique, modeler les espaces libres et les volumes bâtis, rythmer, alterner, animer. Dans certaines écoles d’architecture, les élèves débutants sont invités à composer des ensembles avec de simples morceaux de sucre figurant, si l’on veut, des logements qu’ils peuvent superposer, juxtaposer comme bon leur semble. C’est la création plastique à l’état pur, test de l’aptitude à la vision dans l’espace, à la composition architecturale. Cette extension de la composition à l’échelle de la cité, de l’urbanisme n’est pas une conséquence de l’industrialisation ; elle en sera en revanche une des conditions non seulement parce qu’il serait funeste et tragique qu’elle fit défaut mais parce que l’urbanisme a conquis ses droits et que le plan-masse précède désormais toute opération de quelque envergure.
Telle est l’évolution qu’on peut raisonnablement prédire à l’architecture avec le développement de l’industrialisation. D’innombrables œuvres s’érigeront encore qui n’en seront pas influencées de manière sensible. Mais devant des programmes d’une certaine ampleur — et rappelons-nous qu’à la surface du globe le nombre des logements est encore catastrophiquement insuffisant — les constructeurs seront gagnés progressivement aux avantages de la préfabrication.
Sans doute est-ce cet aspect inexorable qui a entraîné le mot « préfabrication » dans la catégorie des épithètes péjoratives. Certains publicistes, soucieux d’effets faciles dans le choix de leurs qualificatifs, lui font suivre dans la disgrâce — bizarre rencontre — sa devancière « machination » ! Réflexe instinctif de défense devant l’inconnue de la technique... Si le mot paraît condamné à subir cette avanie, soyons assurés qu’en revanche la chose est source de biens. Elle est d’ailleurs à la fois inévitable et riche en possibilités et, comme tant d’autres progrès, elle sera finalement ce que les hommes sauront en faire.